#anthologie #34 | en terrasse.

Ils sont tous deux à regarder en direction du café de la grande avenue, juste après le carrefour. Les fauteuils sont tressés de bleu et de blanc, le ciel est gris. Un seul serveur rentre et sort pour essuyer les tables et apporter les consommations. Il est mince. Il a les habits noir et blanc, le plateau et le torchon, les cheveux gris et l’air fatigué. Tout à l’heure, quand on n’en saura rien, dans les petits silences d’entre eux, ils vont tous les deux imaginer chacun pour soi que c’est bien triste d’avoir à faire ce travail toute sa vie, ils vont le plaindre et supposer qu’il a envie d’arrêter, ou qu’il aurait voulu une autre existence, mais voilà… Ils vont maintenant décider d’aller boire un verre. Il ne leur faudra qu’un instant, passée la surprise, peut-être l’embarras, le temps de peser. Qui a proposé ? C’est le début du soir. Les lumières ne sont pas encore allumées.

– le hasard de s’être tombés dessus, dingue depuis le temps, tu me croiras si tu veux justement je pensais…

– oui tout le temps. Terminé la journée, crevée, pas fâchée que le week-end… et toi ?

– là-bas ? – si elle veut, il demande si elle veut – c’est sans doute lui qui a proposé. Ça a l’air bien !

Encore quelques places en terrasse, la saison franchement, on se croirait encore en mars

– Oui et pas trop serrées, on pourra s’entendre parce qu’à l’intérieur des fois, hein !

Donc une minute à peine, attendre que le guignol verdisse, traverser, il a failli lui prendre le bras, vieux réflexe, elle a senti que, n’a rien montré, voilà, lui ne tire pas sa chaise à elle pour, enfin le siège en rotin, confortable, parce que ça se fait plus trop de toute façon, ou alors ceux d’un âge qui n’est pas le leur, ça la ferait rigoler en plus ces manières de vieux jeu, qu’est-ce-qui te prend, j’ai quand même pas déjà pris mille ans ! – un instant, je débarrasse – vous désirez ? … ce que tu deviens alors ? Toujours à … Oui bien sûr vous pouvez le prendre, aucun souci, mais je vous en prie… Les précautions la fioriture tout le luxe de paroles pour un étranger, avec moi jamais il aurait tout emballé comme ça elle se dit, moi non plus d’ailleurs jamais, pas que ça à branler quand même… sourire, tout n’était pas si, mais bon, ni larmes ni regrets.

Coupez

… le sérieux c’est pour monsieur ? D’opiner. La même idée récurrente : j’en prends pour deux ! J’attends  quelqu’un ? – un double, mais qui ? Tu les as vus les deux là-bas ? Non qui ? Elle penche un peu la tête, léger coup de menton, répète là-bas, regard appuyé, noisette le café, baisse la voix comme si ! – alors que franchement ! Mais l’excitation de l’indiscrétion suffit à déclencher l’horlogerie des précautions – ou leur simulacre, joie de l’œil et de la serrure. Tout à fait elle cette façon d’être partout à la fois, sais jamais où l’attendre, là pas là, la preuve aujourd’hui, incroyable elle avait annoncé : déménager, changer d’air de vie, on n’en a qu’une marre de… Non. Tu les connais ? Ce qu’elle a balancé, un jour, tombé du ciel on aurait dit, après encore le jingle SNCF, éloignez-vous du quai, celui-là venait d’où, partait ? – destination soleil vacances bateau îles aventures (rabougries). L’agence de voyage dans la galerie marchande. Bagnole neuve abordable en LOA, Bijoux, Chaussures, Fringues, Flunch, Leclerc…

Coupez

Tu as des nouvelles ? Ils en sont au répertoire des souvenirs, les bons moments, les amis, ceux qui sont revenus avec l’effeuillage des tableaux : sorties, restaurants, concerts, fêtes ; même si c’est de bien longtemps passé (pas tant que ça finalement, mais on dirait. Une éternité…) – même si de toute évidence, pour de vrai comme disent les enfants, il aime bien se répéter ça, pour de vrai, même si pour de vrai elle les voit encore alors que lui. (Pas la même aisance pour, plutôt solitaire, casanier – là il la voit coincée dans le casier dégoulinant, l’araignée, comme cette fois des vacances en bord de mer, elle café noisette, lui…)

Coupez

– Malade. Un désastre. Une saloperie.

Vous prendrez la même chose ? Renouveler l’offrande au parcmètre ! Refuser ? Oui s’il vous plaît remettez nous ça ! Étonnante difficulté à. Si encore il y avait bousculade énorme, attente de place, rien de tout ça. Un bon moment déjà que les deux sont repartis. Il a vraiment pas l’air bien, il parle à un fantôme tu crois ? Elle s’était rapprochée pour de l’encore plus discret, limite conspiration. Pour de vrai il avait vraiment la figure très pâle, avec le téléphone rouge qui lui coulait à l’oreille comme le sang de l’autre con à la télé. Poing levé ! Et l’autre figée dans le fauteuil, cramponnée à la table, une grimace. Non la moitié pour moi. Un demi finalement, ça suffira. En tout cas ils sont bien partis.

Coupez

C’est allé assez vite. Heureusement. Parce qu’endurer… C’est elle qui nous disait. Enfin à quelques-uns. Les plus proches. C’est pas des histoires simples et puis je sais trop comment elle est ! Elle appelait le soir quand il dormait, ou bien dehors quand elle partait faire les courses, elle le laissait avec l’infirmière pour les soins. Elle était exténuée. Rien montrer. Elle pleurait. Elle m’a dit le pire c’est d’espérer que ça finisse. Le pire c’est de faire celle qui quand plus personne autour, le pire c’est sur la pointe des pieds du semblant. Il écoute sans rien dire, jamais il ne l’a entendue comme ça, maintenant c’est son visage à lui qui est tout près, il fait tourner le verre d’une main sur le frais, pour rien, sans savoir, comme changer les stations d’une radio invisible. Le gars il l’a rencontré une fois ou deux, des soirées chez ses collègues, les sorties qu’il repoussait autant que, ne trouvait jamais sa place, la regardait rire, plaisanter, s’en voulait de l’ennui qu’il repoussait dans le boire, s’en voulait de sa maladresse, le gars l’avait plaisanté, mais gentil, le mettre à l’aise, c’était bien passé. Maintenant d’un coup, sans comprendre, ça lui vient l’idée que pour de vrai le grand malheur c’est quelqu’un qui te sait bien en avant de toi.

Coupez.

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