#anthologie #34 | comme aveugles, des voix.

Chambre à coucher. On a éteint, la lumière est suffisante malgré les rideaux épais aux fenêtres. La mère est allongée, eux autour. Tuyaux au bout des narines, contrainte de rester sur le dos. Bruit continu d’un appareil à oxygène. À sa gauche entre lit et mur. Ventilateur de l’autre côté.

tu veux te reposer, qu’on te laisse ?
ils sont peut-être fatigués la regarder allongée
elle ne dort ni ne parle
ils ne savent pas comment se comporter,
elle n’est plus elle ils se disent parfois (honteux de le penser)
tu ne travailles pas toi aujourd’hui ?
il demande pour la forme, on vient tous les jours depuis quelques semaines
elle a un peu dormi tout à l’heure
impossible d’être sûre
elle a longtemps fermé les yeux
Même si je le voulais, je ne pourrais. Je ne trouve pas ma voix, je l’entends par instants comme ombre dans mes poumons. Je l’entends dans mes oreilles, arrêtée. Ce n’est pas une voix intérieure, je ne me parle pas. Je m’apprête à vous parler, j’entends ma voix s’arrêter à un endroit.
il faut la solliciter
elle ne fait pas assez d’efforts
elle nous comprend regarde ses yeux
tu nous entends n’est-ce pas maman ?
Khallass*
Même si le voulais, je ne pourrai vous répondre. Vous parlez à côté comme en présence d’un enfant qui entend comprend comme il peut.
comment tu te sens ?
je suis ici pour dix jours, impossible de rester plus longtemps
ça a toujours été ça, sa fille vient et décompte les jours
ses jours chez eux comme offrande, elle ne changera pas
tu as bien dormi maman ?
elle est heureuse que tu viennes souvent comme ça
plus souvent qu’avant en tout cas
même si ta mère ne dit rien, elle est très heureuse
Khallass
Vous parlez comme si je n’étais pas avec vous, et vous autour de mon lit. Je fais claquer mes dents pour m’entendre me taire, pour m’entendre vous écouter. Je bouge la langue, ne pas perdre l’attention.
tu as soif maman ?
elle secoue la tête, lente
elle n’a pas soif
les frères parlent entre eux,
ils ont tout perdu, banqueroute
rien, les économies d’une vie
ils parlent et regardent leur mère
ils attendent un mouvement vers eux
son retour parmi eux, comme elle avant
elle n’est plus comme avant, ils n’osent pas le dire
on a apporté le café et un verre d’eau glacée
le verre d’eau c’est pour elle, il faut qu’elle boive
elle n’a pas soif
elle dit
Khallass
Souvent je vous égare, vos voix se superposent ; je vous écoute ne pas vous écouter, je vous écoute pour démêler vos voix, vous reconnaître. Je ne cherche plus à comprendre. Vos conversations comme fils tendus vers vos prénoms. Enfants, petits enfants. Qui a ces intonations irrégulières ; quel timbre traverse à peine, échappe éphémère ; quel souffle m’étreint à chaque levée. Je vous cherche ; comme aveugle tâtonne, je touche vos voix. Vous attendez la mienne, je vous entends attendre mes réponses éraillées, ma voix apnée et craquements. Si je me racle la gorge, vous vous arrêtez dans l’attente de quelle phrase. Tant que vous attendez, je ne trouverai pas les mots.
je peux essayer de lui donner à manger ?
elle recrache tout
laisse-moi essayer
dégoût avant à l’approche de la cuillère, elle fait la moue
plus fort qu’elle, ça rejette tout
tu as toujours aimé le taboulé téta**
trop acide pour son estomac, non ?
le médecin a dit qu’importe, tant qu’elle aime
le visage tout près, une belle petite fille
sa petite-fille
on rit des astuces de la gamine
quatre bouchées, elle a réussi
c’est avec téta que j’ai mangé ma première pizza
la peau des joues sous les doigts de sa grand-mère
(on est émus, on fait comme si c’était attendu)
elle est douce cette petite fille
cette petite sourit tout le temps ou rit, elle lui plaît
on a repris l’assiette, elle peut fermer les yeux
elle dort, tu crois
personne n’ose vérifier ou quitter
on attend
Khallass
Sourire serait ma nouvelle voix ; vous êtes rassurés, je sais encore sourire. La machine couvre les mots quand vous parlez bas. Je vous entends à peine. Vous parlez de moi parfois. De maintenant ou d’avant. D’un avant joyeux, vous riez. Vos rires comme d’autres voix. Je n’entends plus quand vous parlez de maintenant, vous parlez bas comme honteux ou coupables. Vous dites à ma place alors, démunie dépendante. Vous parlez médicaments nourriture et sommeil.
elle recrache les cachets aussi
tu peux revenir demain ? elle mange avec toi
la petite est fière, elle regarde ses parents
après l’école alors
quatre bouchées, c’est déjà ça, mieux qu’hier
on raconte des souvenirs d’enfance
on parle aussi de guerre comme d’heureux souvenirs
on la revoit créer sa crèche, plus grandiose tous les ans
on n’ose pas penser au Noël prochain
on parle de ses pâtisseries ses plats sa générosité
on rit d’anecdotes ressassées, l’humour la joie
il faut qu’elle mange, ça ne peut pas durer
tu as envie de quoi demain ? ce que tu veux maman, mais dis !
Khallass
Vous répondre, je ne peux. Je ne trouve pas ma voix, je l’entends par instants comme ombre dans mes poumons. C’est peut-être ça mon cancer, des ombres cumulées.

* Khallass = ça suffit
** téta = mamie

reprise de la #26

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

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