#anthologie #34 | Circulez il n’y a rien à voir

Il avait quitté le salon en marmonnant c’est du grand n’importe quoi elle n’avait pas entendu ou avait fait semblant comme souvent quand ils n’étaient pas d’accord que ce soit sur qu’est qu’on mange ce soir comme pour qui voter ou pourquoi on reste ensemble de toute façon c’est pas la peine de discuter on n’est d’accord sur rien.

Il ne faisait pas encore nuit noire il s’était affalé sur le lit sans se déshabiller et pensait quand même ils ont osé, des têtes coupées, du sang partout, un cheval de fer monté par un chevalier de l’apocalypse qui cavale sur l’eau il ferma les yeux pour ne pas se souvenir des autres images mais il pouvait continuer à entendre les exclamations, les cris, une foule en délire.

Le silence arriva avec ses pas à elle sur le plancher pour le rejoindre dans la chambre. Pour une fois c’est elle qui entama la conversation c’était un peu bizarre quand même ces scènes tout à l’heure je n’ai pas compris le rapport avec le thème de la cérémonie d’ouverture c’est du sport non et puis c’était très violent il y a plein d’enfants qui ont dû voir et leurs parents ils ont dit quoi il pensa qu’il fallait absolument se débarrasser au plus vite de cette télévision dès demain je m’en charge ça lui traversa l’esprit comme une injonction, un ordre qu’il devait exécuter.

On en parlera demain viens te coucher et laisse les rideaux ouverts il y a plein d’étoiles dans le ciel elle se déshabilla ils pouvaient les observer depuis leur lit mais il fallait qu’ils s’allongent dans la largeur il avait souvent réfléchi à changer les meubles de place mais c’est trop compliqué elle lui répondait ça à chaque fois alors on ne bougeait rien.

Avant de s’assoupir, il lui dit à l’oreille demain je déposerai la télé à la déchèterie et je changerai le sens du lit s’il te plait ne dis rien je t’expliquerai il n’avait pas vu qu’elle dormait déjà.

Les révélations sont toujours impromptues, les révolutions aussi.

Circulez il n’y a rien à voir.

Il charge les filets et les cannes à pêche dans le petit bateau est ce qu’il va se lever ce matin le ciel était encore couvert d’un manteau gris noir, le même que la veille et que l’avant-veille de toute façon on y va il faut ramener du poisson c’était ainsi depuis le début de l’été, un été comme eux grincheux, un été pluvieux, presque ennuyeux le bateau les attendait chaque matin avec un seul état d’âme celui des vagues qui le berçait allez monte on est déjà en retard.

Quoique qu’il arrive, avancer, dans le sens du vent à contre-courant, mais avancer.

Circulez il n’y a rien à voir.

Elle ne la regardait pas combien en voulez-vous aucune réponse audible pourtant il n’y avait pas encore de vacarme dans le marché couvert à cette heure c’était la bonne heure on entendait bien quelques bribes de phrases par ci par là , des formules à l’emporte-pièce, des mercis timides, des bonjours endormis alors vous en voulez combien elle leva les yeux vers la cliente deux mains lui répondirent avec des gestes peu communs et surtout un signe sur la bouche je suis sourd muette ça voulait dire ça elle le venait de le comprendre d’accord un kilo de tomates j’ai compris je vous mets celles-là ou les plus grosses elle lui parlait maintenant elle aussi avec ses mains et leurs regards se croisèrent sans besoin de dire quoi que ce soit.

Ça se voit non, est-il besoin de le dire, nous sommes tous des handicapés de quelqu’un ou de quelque chose.

Circulez il n’y a rien à voir.

Ne vous inquiétez pas il ne reste pas là pendant qu’il commençait à faire le fou à courir dans le sable et à s’ébrouer dans les vagues je n’avais rien dit pas le moindre signe de désapprobation ou de mécontentement il ne me dérange pas il n’y a personne d’autre ici encore à cette heure-ci déjà elle le sifflait l’appelait fort par son nom le chien fit mine de n’avoir pas entendu allez dépêche-toi viens ici il s’exécuta alors que pour lui tout venait de commencer c’est interdit les chiens sur la plage je n’avais pas besoin de cette précision qu’elle me donna comme pour se rassurer d’avoir fait le bon choix.

Chiens et chats ne pourraient pas s’entendre sur le sujet de l’obéissance. Personne ne peut être dans la tête de personne. Des bêtes comme des hommes.

Circulez il n’y a rien à voir.

Circulez il n’y a plus rien à voir.

Circulez vous entendez circulez 

Circulez vous ne voyez pas que gênez 

Circulez vous êtes sourd ou quoi 

Circulez ou vous allez être verbalisé 

Circulez ou ça va mal se passer

Circulez et taisez vous

Circulez un point c’est tout.

Un point.

.

A propos de Eve F.

Rédige des assignations et des conclusions, défend le veuf et l'orpheline, écrit sur le Droit et son envers, la Justice et ses travers, le bien-être et son contraire, les hommes et pas que, le bruit du monde et ses silences, aussi.

5 commentaires à propos de “#anthologie #34 | Circulez il n’y a rien à voir”

  1. C est trop bien ce texte . Cette propention à aller vers l absurde
    ( changement du sens du lit …) et en même temps le dialogue propose tant de pistes d interprétations . Riche et inattendu. Merci .

    • Merci Carole! F.B permet une audace pour ma part innattendue et encore je me retiens!! Merci beaucoup de venir me lire j’avoue que ces derniers nours j’ai été absorbée par ailleurs…pas pu suivre tout.

  2. J’aime beaucoup le flottement qu’installe le texte, entre les deux personnages, et dans les situations qui suivent la « révélation ». Bravo pour la description de la cérémonie d’ouverture, et l’idée qui s’ensuit de jeter la télé, jeter la télé et changer le sens du lit.

    • Merci pour le partage, merci à toi… tes mots mettent de la chaleur dans la solitude de l’écriture sur des sujets du temps présent… en parler ne pas en parler si oui comment … merci à toi, vraiment.