#anthologie # 34 | ça suffit

(anthologie # 16)

Ce n’est plus qu’un filet rauque, une difficulté en soi, monotone, comme si les aspérités de la gorge après les heures de tension empêchaient son passage, ternissaient la voix. Ce qui sort par à-coups d’un accent monocorde, une voix qui finit par s’effondrer. Elle s’est redressée dans le lit, elle soupire souvent ce qui lui reste d’énergie, mais elle continue de raconter. 

On ne l’a jamais su en vrai… En vrai… tu veux dire quoi ? Qu’il a pu cacher ça toute sa vie ? De qui on se fout là ? J’ai retrouvé son carnet, il écrivait beaucoup tu sais, mais il était déjà parti. Il avait quitté la ferme et ton père qui ne s’en est jamais remis… J’aurais aimé qu’il ne se remette pas de mon départ. Parce que tu penses vraiment qu’il n’en a pas été blessé… De l’orgueil, de l’orgueil d’homme je te le dis. Et maintenant qu’il est mort plus personne pour rétablir la vérité ? De qui tu parles ? Il ne sait rien, le père, il ne savait rien. Ah ! toi, là, au lieu de rester au fond de la pièce, approche. Elle a raison elle pourra rien te dire d’autre que ce qu’elle a lu dans le carnet. Viens là, tu m’évites. Non, tu me fais peur. Viens je te dis. Tu as la même odeur que quand j’étais petite fille. Tu veux me faire pleurer ? Tu crois que je suis insensible, que je n’ai pas souffert moi, d’être si loin de vous dans tout ce mensonge ? Ça suffit. Je vous dirai ce que je sais.

Il souffre de l’entendre dans ce souffle délabré. Il regrette sa question. Il regrette d’être venu si tard. Il devine le poids dans les os, les muscles, les tendons. Il voudrait partager ce poids. Il sait ce que la tristesse engendre. Il sait combien la journée a été longue. Il s’excuse. Il grimace face à elle, fronce toutes les rides de son visage. Il tente de saisir chaque parole, et derrière chaque parole, la pensée. Que dit-elle au-delà des mots ? Il a besoin de connaître les faits, le moment est mal choisi, ce qu’il se dit, mais il a posé la question, alors il l’écoute. 

On l’a interrogé… On m’a interrogé aussi. [C’est ce qu’il raconte, hein. Il ne peut pas s’empêcher de l’interrompre, de parler de lui aussi.] On l’a interrogé, et je crois que c’est parti de là. Il savait que tu voulais quitter la ferme. Ils en avaient parlé avec ton père. Le père il a jamais voulu m’écouter, on aurait pu s’entendre à trois. Et moi je suis quoi dans l’affaire ? Celle qui compte pour du beurre ? Juste bonne à rétablir les comptes quand vous êtes pas fichus d’anticiper ? Juste bonne à imaginer des nouvelles filières pour notre viande, notre lait, notre lavande ? Ça suffit. Je veux dire ce que je sais. Je n’ai plus trop de temps, les enfants. Il a avoué et puis il s’est rétracté, il a dit qu’il voulait te protéger, parce que tu étais celui qui récupérerait la ferme. L’aîné. Les flics l’ont cru, les enquêteurs l’ont cru, le juge l’a cru, et c’est toi qui as trinqué. Mais on l’a tous cru. Toi tu étais celui qui divaguait. Peindre, c’est divaguer, peut-être ? Une famille d’incultes ! Je n’ai jamais plus rien fait de ce que j’ai au fond, là, tu vois là, c’est mort tu comprends, et tous vous l’avez tué.

Je ne reprends pas le fragment entier. Il me reste à terminer ce dialogue qui me fait comprendre quelle suite (quelle fin ?) prend cette fiction…

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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