#anthologie #34 | à la boulangerie

J’en veux une au nutella dit l’enfant. La mère répond on en fera ce soir à la maison, des crêpes, on les fera sauter avec la poêle tu verras c’est amusant. Oui mais quand même le nutella. D’accord on ira l’acheter au supermarché. Et puis d’abord on ne dit pas je veux sois poli. Bonjour Sandrine, ah bonjour, dis bonjour. De la buée sort des bouches dès qu’elles ont laissé le seuil de la boulangerie. Quel froid ! C’est de saison ça se répète c’est de saison quel froid. L’odeur du pain, de la brioche, de la crème, on ne se presse pas pour passer commande la boulangère répond longuement aux questions aux commentaires, dedans on a chaud, et vous monsieur Denis vous allez demain au tournoi à la salle des fêtes vingt dieux j’en sais rien y’a la p’tite qui rentre faut voir. Deux gamines se poussent du coude pouffent peut-être à cause du parler vieux qu’elles n’ont plus qu’elles n’ont pas encore, peut-être à cause de leurs propres délires de quatorze ans, soudain ça se tait. Bonjour dit l’homme grand, une tête au-dessus, svelte, maigre même, chaussures de ville en plein hiver, manteau de bonne coupe. La boulangère et son employée expédient les baguettes les crêpes des clients devant lui, pas beaucoup de tartes on n’est pas dimanche on est samedi à qui le tour. Bonjour monsieur bonjour madame une petite s’il vous plaît. Il a du mal à dire petite et grosse, le pain ne s’appelle pas comme ça d’où il vient, c’est à l’hésitation avant le p qu’on entend qu’il se force à dire comme on dit ici, à vrai dire il ne prend jamais de grosse car il vit seul ce serait trop, il s’oblige à venir au moins deux fois par semaine à la boulangerie, le mardi jour de fermeture du musée, et le samedi où l’on rencontre plus de monde, il veut sociabiliser, il n’ose pas demander à la boulangerie si la tradition se perpétue de lancer des pains dans la source de la Douix, comme au Moyen-Âge, comme encore il y a quelques décennies, sa curiosité le brûle, il dit seulement merci, il paye, c’est qui demande l’employée quand il est parti, je ne sais pas dit la boulangère en regardant les autres clients avec un point d’interrogation dans les yeux, la cliente suivante bouge un peu la tête ça veut dire je ne sais pas non plus, mais elle aussi elle l’a déjà croisé la semaine dernière ici, à la boulangerie.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

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