#anthologie #32 | un rouge

Dix-huit ans qu’elle a quitté son appartement dans la vieille ville, les ruelles pavées, la proximité de la cathédrale gothique, le petit plan et l’ombre des platanes, les arènes romaines, les porches obscurs, pour ce quartier plus récent, ce quartier familier pourtant, à deux rues de celle de son enfance. Ville où elle est née, ville où elle mourra probablement. Une sous-préfecture. Quatre-vingt mille habitants maintenant. Une ville rouge, comme le midi, comme son mari, comme le neveu, comme tous ici. Un rouge, elle dit à propos du mari. Pas communiste, pas de gauche, non, un rouge. Des rues plus larges, des rues asphaltées, des garages, d’anciennes remises à haut portail pour laisser entrer les carrioles, les chevaux, et encore, en bas de chez elle, le fer pour racler les semelles boueuses avant d’entrer. Des rues qu’elle parcourt à pied. A pied elle va à la messe le samedi soir, le grainetier, l’avenue, la rue de l’école, le portail grand ouvert, et dans la travée de gauche la belle-mère déjà installée, béret en velours noir sur la tête, légèrement incliné, recueillie, manteau noir, col en astrakan, souliers vernis, élégante, que ça en est gênant, elle a beau faire, elle a beau porter le manteau offert par sa fille du temps où celle-ci était enceinte, elle ne peut rivaliser avec la belle-mère, elle lui a gardé une place, n’aime pas qu’elle lui parle, la trouve trop  vulgaire c’est sûr, les petites sont devant, au premier rang, la porte du Ranch s’entrouvre, les gamins du patronage entrent, s’assoient  dans la nef, la femme rousse est déjà là, avec son mari toujours très chic, au retour, il faudra faire vite, la nuit tombe tôt, et demain, elle ira chez les cousins, sur la colline, elle n’est pas loin la colline, mais trop loin pour ses jambes, c’est en voiture qu’on l’y conduit, elle voit défiler les plaques des rues, rue de la treille, rue du pressoir, et c’est rue de la vigne qu’on la laisse, au 20 rue de la vigne, on aurait voulu le faire exprès on n’aurait pas fait mieux, cela dit, ils préfèrent le pastis au vin les cousins, on la laissera après le repas et on l’installera au verger, au verger ils disent, ça fait chic le verger, c’est le jardin de la grande maison, celle des voisins dont ils ont hérité à la mort de la vieille, en viager ils l’avaient la maison, la maison d’en face, la belle maison, celle avec un verger, le verger où on les installe les deux belle soeurs, bien à l’ombre des arbres, elles qui n’ont jamais eu de jardin. La belle-sœur habitait la vieille ville, près du fleuve, ruelles sombres, en lacis, dédale de ruelles, une maison de deux étages avec une pièce par étage, une fenêtre par étage, personne n’avait de jardin, personne n’avait de voiture, enfin personne qu’elles connaissaient, personne qu’elles fréquentaient, et les voilà toutes les deux, bien installées sur leur fauteuil en toile, à l’ombre des pêchers, dans le verger. Qui l’aurait cru?  

A propos de Betty Gomez

Lire certes, mais écrire...

Laisser un commentaire