C’est un pays qui a sur la carte du monde la taille d’une tête d’épingle. Pourtant quand on est dedans, on se croirait comme dans une fourmilière. Beaucoup de monde partout, mais aucune suractivité des habitants dont les gestes, le regard, l’allure générale sont, pour qui arrive ici sans être prévenu, déconcertants. Le premier mot qui vient à l’esprit en les écoutant parler, en les regardant bouger, est congruence. C’est cela, oui, une espèce d’harmonie entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font, et on en déduit entre ce qu’ils pensent aussi. En se renseignant un peu, on apprend que chaque adulte, quelque soit son âge, son genre, son activité, est doté d’une pleine et entière responsabilité, il n’existe aucune délégation de pouvoir, que des décisions individuelles ou collectives, pleinement discutées, assumées, modifiées.
Les routes. Quand on franchit le pas sur une des routes qui sillonnent cet endroit, la surprise est à son comble. Pas d’embouteillages, pas de bruit ou si peu, des voitures, petites, des deux roues, des vélos, des trottinettes, des minibus, tous roulent à une allure qui n’est ni lente ni rapide et se croisent, se dépassent, se suivent sans la moindre dangereuse accélération ou un intempestif freinage. Les piétons marchent sans crainte, aucune. On assiste à une danse, c’est cela qui saute aux yeux. Il n’y a aucun marquage au sol, aucun feu de croisement, aucun panneau et tout se passe bien, très bien même.
Les relations. C’est du même acabit. On pratique la communication non violente à tous les étages, entre toutes les générations, dans les tous domaines. Du « OSBD » comme ingrédient permanent dès que deux personnes au moins sont en lien verbal ou non verbal et que par un mot ou un geste la fluidité de la relation peut être endommagée : Observer la situation sans jugement, ressentir ce qui se passe en soi et exprimer ses Sentiments , définir et exprimer son Besoin, formuler une Demande. Cela nécessite peut-être du temps, pour se faire comprendre et être entendu, mais ici le temps n’est pas de l’argent, le temps c’est le présent en continu. Ainsi les désaccords ne sont que des points de vue différents, et on privilégie la vue d’ensemble généreuse à l’étroit focus égotique. Voir toujours grand et loin, comme devise en somme. Dans un aussi petit pays, c’est un pari. Gagné.
Le corps. La maladie n’est qu’un mal qui dit que se présente un déficit de fonctionnement. Ce n’est pas une fin en soi à traiter comme une béquille sur une jambe de bois, on creuse le sujet de la plus petite cellule au coin caché de l’inconscient, on ne sépare jamais le corps de l’esprit, le cœur de la conscience. Ensuite on traite le terrain, on répare, on entretient.
Les enfants. Les bébés naissent tous bien portants et cela ne relève pas du miracle mais de la transmission génétique d’un état de bonne santé physique, psychique et émotionnelle des géniteurs et avant, de leurs ascendants. On cultive le zéro stress ou presque pour la future mère pendant la grossesse, pas question de faire subir au petit en gestation quelque vicissitude avant l’heure. Pendant ce temps le père apprend tous les gestes utiles d’aide à l’accouchement qui se déroule chacun chez soi, avec en mode secours, des équipes professionnelles qui se relaient là où on les appelle. Les enfants grandissent avec leurs parents et aussi avec le soutien d’un environnement familial et ou amical proche et aussi dans la nature qu’ils apprennent à connaître dès le plus jeune âge. Personne n’est vraiment loin de personne et tout le monde se soucie de tout le monde. Le plus fort prend soin du plus faible.
Le travail. Ce mot n’existe plus dans le vocabulaire ambiant. Chacun a des activités dont il peut changer au gré d’évènements le concernant ou des nécessités collectives. On peut être boulanger dans la matinée et informaticien en soirée, plombier l’hiver et maraicher dès que le printemps montre les premiers bourgeons. Femmes et hommes œuvrent à leurs besoins particuliers et à ceux de la collectivité, avec un même esprit, l’esprit du débutant. Pas de savant, que des sachants capables de se remettre en cause, des enseignants toujours avides de transmettre et d’apprendre, aussi. On se sert des faits historiques uniquement lorsqu’il faut revisiter les pièges des erreurs du passé sur lesquels ne pas retomber. Ni dieu ni maître.
Les animaux. La question a été vite réglée. Les animaux domestiqués ont retrouvé leur liberté, leur état sauvage, pour ceux qui le sentaient. Les cochons sont redevenus des sangliers, les chiens des loups, les chats se sont répartis entre les sauvages et ceux qui ont décidé de rester avec les habitants pour continuer à leur enseigner la télépathie, des territoires se sont dessinés naturellement et plus aucune bête, petite ou grosse, n’a été l’objet de la main sanglante de l’homme. Même les moustiques sont en paix, depuis qu’ils plus envie de piquer les humains.
La nourriture. De fait, les gènes du carnivorisme ont disparu. Les quatre saisons océaniques offrent une abondance de fruits, de graines, de végétaux, amplement suffisante parce que gérée collectivement et engrangée dans les conditions optimales pour la conservation. Les bateaux ne servent qu’à faire des promenades sur l’eau quand la mer le permet, et à passer d’île en ile. Ce pays est entouré d’eau et de petits ilots avec des maisons sur pilotis reliées par des ponts suspendus.
La violence. Conscients que les gènes qui génèrent la colère puis la violence contre les autres et contre soi-même sont les plus difficiles à disparaitre, les habitants ont inventé un système d’isolement volontaire pour celui ou celle qui tombe dans le piège du ressentiment, de la rancœur, de l’emportement, et toutes les dérives possibles. Il y a un peu partout disséminées sur le territoire, des petites cases en terre dans lesquelles il fait nuit noire une fois la porte fermée, mais jamais verrouillée. On y entre pour trois jours, trois nuits, sans boire ni manger. Un temps de jeûne alimentaire et de perte de repère du cycle jour/nuit pour faire bouger l’ego, pour que le mental accueille ce qu’il se passe, à l’intérieur une fois coupé de l’extérieur, et commence à composer avec la tempête des émotions et des sentiments. C’est là une expérience permanente, jamais figée, sans cesse évaluée, aménagée, discutée, vérifiée dans ses bienfaits et ses errements.
La culture. Chaque maison contient une bibliothèque sur les thèmes, les auteurs, les genres, les époques préférés de ses occupants et tous les livres de toutes les maisons sont accessibles à tous. Ainsi on vient lire chez l’un, on emprunte chez l’autre, on partage une lecture chez un troisième. Les concerts de musique ont lieu le plus souvent en plein air, pendant les belles saisons, et alternent avec des concerts de silence. Les oiseaux ont compris que ces jours-là ils doivent aussi jouer le jeu ou aller siffler ailleurs.
On ne considère pas que la propriété est le vol dans ce système de fonctionnement individuel et collectif mais plus personne n’éprouve le besoin de détenir un bien pour lui-même. Il en use, l’occupe, l’entretient, l’échange si besoin, mais n’en tire aucune plus-value à court, moyen ou long terme. Ce vocable de comptabilité n’est d’ailleurs plus dans le vocabulaire courant.
Ce n’est pas une communauté, repliée sur elle-même, avec ses dogmes et ses règles, ce n’est pas une grande famille, même si les liens de fraternité et de solidarité sont bien présents dans les mentalités et dans les actes, ce n’est pas une secte, chacun est libre de partir et de revenir quand il le veut et ne prenant rien à personne ne doit rien en retour, les besoins des uns et des autres ne sont pas exponentiels les offres étant limitées à l’essentiel régulièrement recensé par la collectivité, les injonctions sont des recommandations, suivies, commentées, modifiées si besoin, la violence jugulée, transmutée.
Il faudrait des heures et des heures pour continuer à faire le tour de cette drôle de maison géante à ciel ouvert, où même l’air qu’on respire a constamment le sourire, où rien ou presque n’est cloisonné pendant que l’intimité est parfaitement respectée, où il y a sans cesse des nouveaux arrivants qui ont vite fait de se défaire de leurs conditionnements pour gouter à cette nouvelle vie, où les morts sont enterrés sur une colline où poussent les arbres les plus luxuriants de tout le pays et d’où on voit la mer et l’infini des autres possibles, ailleurs, loin, sans envie, sans regret.
Est-ce que la joie de vivre règne sur ce bout de terre ? J’y suis allée, pour voir. Je ne suis jamais repartie.