codicille : pas toujours simple de faire coller la proposition aux textes existants. Après quelques essais infructueux, j’ai décidé de jouer plus léger.
Je savais que le 1er mai n’était pas un jour ordinaire. La signification originelle s’est perdue dans les méandres de la modernité pour laisser place à une sorte d’exaltation nombriliste et paresseuse : aujourd’hui, on bosse pas. Pas de défilé syndical non plus, il y en assez durant toute l’année, encore moins d’hommage à Jeanne d’Arc. Comme tous les 1er mai, je suis sorti de chez moi pour aller boire un café sur la place de mon quartier parisien.
Nous nous retrouvons, les chômeurs du jour et les demandeurs d’emploi, les retraités tombés du canapé et les jeunes accros du baby-foot. L’habituelle vendeuse de muguet au brin (que je ne vois que ce jour-là) est postée devant l’entrée du parc. Elle a accroché sur son visage le sourire que je lui connais depuis une dizaine d’années, un peu figé, un peu forcé. Je lui prends un brin, trois clochettes blanches balancent, et le glisse dans la poche de ma chemise pour m’exonérer des regards de ceux qui n’ont rien d’autre à faire que de regarder. En ce 1er mai, l’espèce prospère.
L’ambiance qui règne à l’intérieur du bar PMU est celle d’un bar sans PMU. Autrement dit, plus de rien que de tout et pas un mot sur les chevaux. La bouteille de pastis est déjà sur le zinc et les brèves de comptoir fusent comme si Gourio* n’en avait pas déjà fait le tour. Les cacahuètes tombent du distributeur incontinent. Un 1er mai se passe.
« Mais tu le sais, toi, pourquoi on bosse pas le 1er mai ? » La question sent la philosophie anisée, avec tout le bon sens que libèrent quelques molécules d’alcool. « Non, j’en sais rien ». Tout l’art d’une conversation au comptoir d’un bar réside dans la capacité à faire parler l’autre, avec un soupçon de mauvaise foi qui ne doit pas passer inaperçu. L’homme qui s’est approché de moi a le regard incertain, mais il sourit pour me remercier de jouer le jeu. Avant de libérer aux oreilles de l’assistance, ses théories blagueuses suscitant ici des remarques très à propos tombant d’un aplomb savant, et là quelques fumeuses idées complotistes que les buveurs accueillent avec humour et bonhommie.
Le café est serré, bu et payé. Je sors du bar et je marche sur le trottoir de la première rue que trouvent mes pas. Pas longtemps, le temps de rejoindre une autre place. Un autre bar, la même vendeuse de muguet au brin ou sa sœur jumelle. Deuxième café. « Mais tu le sais, toi, pourquoi y a des gens qui défilent ? » J’entends du flipper la sentence tomber : « Tu confonds avec le 14 juillet. T’es bourré, Jeannot, on est le 1er mai ». D’une voix féminine, la première table près des WC corrige : « Ou alors, tu confonds avec la manifestation… » L’agitation est un engrais précieux pour la qualité des relations humaines. Le rire aussi. Je regarde l’interrogateur. « Non, j’en sais rien ».
La place suivante n’est pas exactement une place, c’est plutôt un carrefour. Un feu tricolore, une nouvelle rue qui naît, un bar, une vendeuse de muguet (une autre sœur jumelle). « Non pas de café, un verre d’eau s’il vous plaît. » Pas de table ici, trop exigu. Juste, un comptoir. « Mais tu le sais, toi ? » Œil vitreux, un homme plus jeune. « Non, j’en sais rien. » Si quelqu’un me suivait, il se dirait que je ne sais pas grand-chose au bout du compte.
Il y a tellement de carrefours à Paris. Sans compter les bars qui se trouvent en pleine rue, loin d’une nouvelle voie qui se dirige vers une nouvelle place. Même si on n’est jamais loin d’un carrefour à Paris. « Mais ». À partir de cet instant, passage obligé aux toilettes, l’eau fait ses ravages. « Non, j’en sais rien ».
Il y a plus de six mille rues, avenues, ruelles, impasses, voies et autres passages à Paris. Je ne sais pas combien ça fait de places, carrefours, bifurcations, ronds-points, feux tricolores. Je ne sais pas non plus combien ça fait de bars. Ni de « mais ». Je ne sais pas combien il y a eu de 1er mai depuis qu’ils existent.
* La lecture des Brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio permet de faire l’économie d’une tournée générale.