#anthologie #32 | les bons jours

Les bons jours, quand sa hanche la laisse tranquille, si le chat n’a pas disparu, encore, si elle se souvient, elle va jusqu’à la boîte à lettres sur la rue, la rue principale du village, la seule où les voitures peuvent se croiser, les autres sont si étroites que l’exercice est périlleux, on peut s’avancer mais on peut bien rester bloqué. Ils ont mis des numéros depuis trois ans, le nouveau maire sûrement, celui qui n’est pas venu se présenter, enfin c’est plus facile pour le facteur. Mais elle ne comprend pas comment ils ont fait ça, sa maison est le quatre-vingt-quinze à l’entrée du village après le pont et quand elle va se promener, les bons jours, jusqu’à l’autre bout du village, elle arrive devant le quatre-cent-soixante-douze, la dernière maison, ça se suit pas, elle ne comprend pas pour même pas cinq-cent mètres, ils exagèrent. Avant d’arriver dans la région elle habitait au numéro dix sept et encore avant au numéro huit mais là quatre-vingt-quinze, ça lui plaît pas. Deux-cent-quatre-vingt-six habitants, une seule rue et la circulation d’un grand boulevard, les week-ends et pendant les vacances, ça n’arrête pas, elle regarde passer les motos, les voitures, les caravanes, les camping cars, elle déteste les campings cars, ils ne peuvent pas se croiser, prennent toute la place et souvent s’arrêtent pour lui demander quelque chose, ils cherchent une épicerie ou une direction, elle n’a pas ses appareils, ils ont un accent. Deux-cent-quatre-vingt-six habitants, quelques enfants mais pas assez pour une école. Toute une expédition le ramassage scolaire, il faut au moins une heure au bus pour rallier l’école ou le collège du bourg mieux doté à huit kilomètres, il fait beaucoup de détours pour desservir les villages du canton. Les écoliers chanceux ont des parents disponibles pour les emmener en dix minutes, elle a fait longtemps les trajets pour ses petits enfants. Les vieux, ceux de son âge, il n’en reste plus beaucoup, pendant le Covid le club a fermé. Deux-cent-quatre-vingt-six habitants, une seule rue principale, au centre du village: l’église, la mairie, la salle des fêtes, le café associatif et le four à pain. Il y avait bien un autre café à la sortie du village, il est fermé depuis cinquante ans, on voit encore des cartes postales au travers de la devanture poussiéreuse et le tarif des boissons. Les bons jours, elle pousse jusqu’au cimetière, elle aime marcher entre les tombes, regarder les noms, se rappeler, s’étonner. Elle enlève des fleurs fanées, retire des feuilles mortes, puis elle rentre chez elle. Le voisin, un nouveau, elle se méfie, il dit tout juste bonjour, tu crois qu’il l’aiderait à retrouver le chat.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition

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