#anthologie #32 | la veille du Têt

Il boit un café glacé, là, sur le trottoir, devant le va et vient des motos qui passent. Il ne les voit même pas. Ses yeux sont distraits, peut-être encore dans le rêve qui l’a réveillé en sursaut ce matin. Ça ne lui était pas arrivé depuis longtemps de rêvé. Probablement pour ça qu’il semble absent. Son visage, éclairé par la lumière du matin, révèle des traits juvéniles. Il n’est peut-être pas aussi jeune qu’il ne le parait. Il remarque quelque chose qui le sort de sa torpeur. Sur la place passager de nombreuses motos, des fleurs : d’abricotier, des de pêcher, des chrysanthèmes, des orchidées, des jasmins, des fleurs de citronnier, de prunier de pamplemousse… On couvre les plus fragiles d’un voile transparent pour les protéger du vent. Il voit aussi passer des grands pots qui contiennent pommiers nains, mandariniers, citronniers, bonsaïs, abricotiers, figuiers nains, cerisiers nains… petits arbres fixés comme on peut sur la selle. Arbres et fleurs se déplacent ainsi lentement d’un quartier à l’autre. Il y aussi des mobylettes sur lesquelles sont accrochés une cinquantaine ballons gonflés à l’helium. On dirait qu’elles cherchent à s’envoler. Il allume une cigarette, regarde le ciel et semble les imagine planer avec les nuages.

Les plantes ont été achetées sur l’immense terrain vague transformé en marché aux fleurs pour l’occasion. Entre deux pots d’arbres à kumquats, on aperçoit une tête, celle d’un fleuriste qui fait la sieste. Pas beaucoup de clients ce matin. Hier non plus. Certains ont l’air plus anxieux. On se rappelle des invendus records de l’année dernière, on se rappelle de ceux qui attendaient qu’on abandonne sur place notre marchandise. Les vautours venaient avec leur moto, leur voiture, parfois même leur camion. Beaucoup d’entre nous, de rage, avaient préféré tout écraser devant eux. Quitte à tout perdre… nos larmes avaient même fait la une des journaux.

Sur le marché, les aó dài défilent, attirés par les pancartes fluo des nouilles instantanées, du dentifrice, de la lessive, omniprésentes comme les mélodies des chansons entêtantes, pur mépris du silence. La musique s’impose donc, envahissant l’air devenu irrespirable. Les gens se pressent autour d’un énorme chat en carton, Dieu d’une fête kitsch qui semble aussi joyeuse qu’absurde. La chaleur est suffocante, le maquillage dégouline, la sueur imprègne les vêtements. On se recoiffe, ajuste les robes, arbore des sourires figés. On prend la même photo encore et encore, scrutant chaque détail. Un homme, seul, ajuste ses lunettes, se redresse, à la recherche du meilleur angle pour son selfie. Il est absorbé, loin de l’ennui. Les corps s’immobilisent, les mains font des cœurs, mais une fois la pose capturée, l’angoisse revient : un pli sur la chemise, un chien qui a gâché le cadre, une silhouette qui semble bien trop petite, un ventre qu’on aurait dû rentrer… L’ambiance est festive, certes mais un vide palpable s’installe. Les images envahissent les fils d’actualité, tous en quête de likes, de commentaires.

Elle ne porte pas le aó dài. Elle ne s’est même pas habillée pour l’occasion. Elle pleure. En deuil, peut-être, ou juste à cause de cet encens qui fume, qui emplit tout. On se pousse, on se bouscule pour prier, demander la fortune, supplier le sort pour un peu de répit. On négocie avec le destin, comme on marchande. La grande bourgeoisie aussi est là, généreuse, donnant à la pagode, remplissant les autels. C’est un investissement, un retour assuré dans les mois à venir. Offrir, c’est bon pour les affaires. On prie moins par foi que par superstition, une sorte de ritualisation du hasard.

À l’aéroport, on ne peut plus passer. La rue qui y mène est bloquée sur des kilomètres. On va rater le vol vers la famille. Déjà que l’année dernière, on a pas pu venir, vul le prix des vols en cette période, plus personne peut revenir chez soi. Si on le rate cette fois-ci, ça voudra dire que notre année sera pourrie ! On pense à eux qui ont déjà tout préparés, qui se faisaient une joie de revoir les enfants. Et nous on est là, dans ce taxi qui lui aussi n’en peut plus d’attendre, qui n’arrête pas de jurer ! Et puis une fois là-bas, ce sera tout aussi chaotique pour enregistrer les bagages, atteindre la porte d’embarquement. Regarde celui-là, qui cherche à à faire passer sa valise cabine trois fois trop lourde. Il fait toute une scène ! On a beau lui dire qu’il y a un poids maximum autorisé. Il ne veut rien entendre. Il est déjà en retard, pas le temps de revenir pour m’enregistrer en soute, il l’a trainée jusqu’ici sa valise, pleine de nouilles instantanées, de biscuits Choc Pie, de produits laitiers. ses vêtements d’hiver, quelques jouets pour les neveux, des médicaments pour son oncle malade, du thé vert en sachet des cafés, instantanés eux aussi, y’a même une bouteille de gnole, faite maison, avec laquelle on pourrait probablement faire décoller l’avion, il essaie de la faire passer aussi… il en a tant parlé à son cousin de sa gnole, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour lui faire gouter, même au prix de faire rater le vol de tout le monde, qui commence sérieusement à s’impatienter, tout le monde est à cran.

A propos de Anh Mat

Né en 1982 à Toulouse. 24 ans après, départ pour Saigon où je vis et écris. Errances littéraires et audiovisuelles sur le web depuis 2013. « Il y a quelqu’un », nouvelle (revue nerval) « Monsieur M », roman (publie.net) « cartes postales de la Chine ancienne »,poésie (éditions Qazaq) « Retour sur soi » éditions Qazaq » « au sujet de la vidéoécriture » (revue Oeuvres ouvertes) « Người nước ngoài » revue Dires résidence numérique sur Glossolalies.net, programmé au festival « extra LittéraTube », Beaubourg contributeur régulier chez « les cosaques des frontières » anime le site www.lesnuitsechouees.com

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