Je cours attraper mon métro, comme souvent je suis en retard, sur le mur qui mène au quai « Au cravail, Michounet ! » me fait toujours sourire. J’entends la sonnerie, vite, vite, je saute la dernière volée d’escaliers et mets un pied à l’intérieur du wagon. Ouf ! Je l’ai eu ! Dans un craillement de métal, le métro passe les stations, encore deux avant République. Les néons vacillent, grésillent et s’éteignent, on a l’habitude sur la ligne 11 surpeuplée, il se passe toujours quelque chose. Personne ne parle, un soupir s’échappe, on attend. Les minutes s’allongent, le conducteur prend son micro pour dire « ya plus de jus, sais pas pourquoi. » Le noir est presque absolu, seule une pauvre loupiote de secours éclaire nos visages surpris. On attend, on a l’habitude. Le conducteur est descendu de sa cabine et lampe torche à la main, il remonte le métro en ouvrant les portes. Il demande que tout le monde descende et marche jusqu’à la prochaine station. De manière hésitante, notre wagon s’ébroue. Descendre, sans savoir où on met les pieds. Un jeune (au son de sa voix) dit : « j’y suis ! Descendez c’est pas haut ! » Ça commence à bousculer et à râler et moi à m’inquiéter, je saisis la main du gars à côté de moi pour mieux assurer la descente, devant nous, une femme en talons hauts souffle très fort, de ma main libre je la tiens. La descente est périlleuse, on se croirait sur un à-pic rocheux suspendus dans le vide, non, on est seulement en train de descendre sur la voie dans le noir. Evidemment, elle se tord le pied, celle derrière nous trébuche et se rattrape à moi. On se sent soudés à des gens qu’on ne connaît pas et on fait équipe spontanément, les uns tenant les épaules des premiers dans une chenille d’où ne s’échappe aucune chanson, mais plutôt des jurons quand un pied en écrase un autre, ou qu’il bute sur la caillasse du ballast.
Finalement, c’est Goncourt, mais étrangeté, toujours dans l’obscurité. Tout le wagon s’est vidé et stationne sur le quai ne sachant que faire. Il faut sortir, sortir vite, pas de temps à perdre, qu’est-ce que je vais raconter au boulot, ils ne voudront jamais me croire. Dans les couloirs qui mènent à la sortie, c’est le noir complet, une mère calme son fils en larmes d’une voix chevrotante, une jeune fille fait tomber ses livres : le gros élastique a craqué, monticule de personnes à moitié agenouillées pour ramasser la scolarité en déroute sur lequel d’autres butent. Là ça s’engueule franchement ! Tout y passe, l’école, la RATP, le gouvernement et Toi qui es incapable de marcher droit. Les portillons sont bloqués, il faut se glisser dans l’écart laissé libre, attention au gros qui coince, un devant le tire alors qu’un autre derrière le pousse, lui souffle, souffre et n’arrête pas de répéter « c’est pas ma faute ! »
Enfin, en suivant le flot, on arrive vers la sortie, ça saute, ça enjambe, ou ça passe en-dessous des tourniquets. Enfin l’air vif du mois de décembre sur nos corps emmitouflés et transpirants. Surprise, nous ne sommes pas seuls sur les trottoirs, une foule marche et là, les discussions vont bon train. « Vous savez ce qu’il se passe ? Il paraît que c’est une panne, une panne d’électricité géante, tout le quartier. Non, toute la ville… Non, toute la France. Le monde entier !
Et on avance.
Arrivée au boulot, c’est la désorganisation totale, aucune machine ne fonctionne, le groupe électrogène de la grande banque veille et les néons des bureaux paysagers sont allumés. Certains collègues arrivent bien après moi, mon retard passe inaperçu.
C’était le 19 décembre 1978, à 8h27, pendant près de quatre heures, l’Hexagone a été privé d’électricité.
Suite du #01 Premier jour de boulot