#anthologie #32 | La gare d’Algesiras

À Algesiras, tu n’iras pas en train, tu iras en voiture. Mais commencer un voyage c’est un peu solennel, c’est le début d’une histoire, toujours une grande première, un saut vers autre chose si pas vers l’inconnu. Ça ne peut pas commencer sur une aire d’autoroute, tout au moins dans ta tête, ça ne se fait pas comme ça. Sûrement la faute à l’Orient-Express, à la micheline pour Paimpol, à la Prose du Transsibérien et à tous les autres dont les phrases sont rythmées par l’entêtant tapotage des roues qui mangent les rails. Donc ton point de départ pour faire la grande E15, qu’il soit réel ou pas, ce sera la gare d’Algesiras. Devant, des arbres, un grand parking tout grillagé avec un péage à l’entrée pour les voitures et à côté une sorte de place avec des arbres sans grillage. Sur la photo de Google, tu n’arrives pas à dire de quelle sorte d’arbre il s’agit, mais c’est un arbre qui garde toujours ses feuilles puisqu’il en a encore en décembre et en mars. Pas de banc sous ces arbres, dommage, l’ombre a l’air agréable et bienvenue, l’endroit est très ensoleillé, lumineux, sûrement chaud, mais comme c’est devant la gare, les gens ont souvent des bagages et peuvent s’asseoir dessus. Dommage vraiment, tu aurais volontiers profité, bien assis sur un banc, de l’ombre fraîche des arbres, pour regarder les gens aller et venir, arriver en courant pour ceux qui sont en retard, les inquiets qui vérifient quatre fois en quatre mètres qu’ils ont bien leur billet, les habitués qui marchent, las, en regardant par terre, les petits nouveaux des lieux avec des yeux qui tanguent presque autant qu’un bateau dans une vilaine tempête, ceux qui sont à plusieurs et s’exaspèrent que les autres tardent tant, prennent leur temps et rient de ces inquiétudes, ceux qui sortent presque en courant pour vite poser leurs sacs et enfin allumer une cigarette de manque dont ils souffleront la fumée vers le ciel, les yeux fermés, enfin, de soulagement et d’extase ou les petits enfants, somnolant en poussette, collés à leur maman ou ceux qui sont distraits par la moindre couleur comme par le moindre bruit. Il y aura aussi des odeurs, celle des voitures qui viennent emmener et chercher des voyageurs, des gens qui ont passé un long temps dans le train et qui sentent la sueur, la fatigue et la promiscuité, peut-être l’odeur des arbres sous lesquels tu seras assis pour regarder les gens partir et revenir, t’emplir de leurs attitudes de leurs regards, de leurs fatigues, de leur envie de voir, de leurs épaules qui tombent ou de leurs yeux qui brillent et de leur corps qui disent ce que le voyage a fait d’eux, ce que le voyage fait des gens. Ensuite seulement, quand tu seras rassasié de leurs voyages à eux, toi aussi, tu partiras

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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