#anthologie #32 | Entre les murs

codicille : J'ai triché, j'ai un peu détourné la consigne de François mais c'est l'idée générale qui compte. Moi mes tranchées archéologiques seront cette vieille femme dans sa maison qui observe son fils manger et qui prend la parole en refaisant l'histoire de l'histoire. J'ai plutôt songé à amplifier, à étendre ce qui s'écrit dans ces lieux clos depuis le début du cycle. Alors oui Wilmington, mais depuis les murs de la maison, bien enfouie dans la ville, à l'abri des regards. Détournement, contournement de Foster Wallace ? On va se gêner ! 

La tige d’un jonc est droite et flexible. Elle s’arrache d’un coup sec. Le sol de la maison est constellé de fissures. Les rhizomes traçants ont permis aux bambous d’envahir la cour. C’est peut-être pour ça qu’elle tient encore debout. La porte est recouverte de condensation. L’hiver il faut mettre une guenille sur le carrelage et colmater les fenêtres. C’est une grande pièce à vivre avec une table de ferme vissée au milieu. Des chaises recouvertes d’un simili cuir bordeaux sont disposées tout autour. Dans un coin, entre le réfrigérateur et la panière à pain, le fusil du père est triomphalement rangé dans une housse en tissu marron. Ça sent bon le chien mouillé et la soupe paysanne. La cuisine révèle le potentiel du lieu par dissonance ; le petit salon de lecture où crépite un feu de cheminée, les vitraux de la porte d’entrée, les carreaux de ciment en damier vert et blanc, les moulures, les hauts plafonds fissurés, l’énorme escalier qui donne sur deux étages, les grands paliers vides, les six chambres, le plancher en chêne qu’il faudrait poncer, le grenier enfin. Pas du beau. Du vieux. Du solide. La roche sur laquelle est bâtie sa maison. Ici, dans le fauteuil, face à la fenêtre, elle regarde son fils manger. Son bras repose sur l’accoudoir. La télévision est allumée. Ils ne se parlent pas. Il dort souvent chez elle depuis qu’il fait des réserves. Ça lui laisse plus de temps loin de sa bonne femme. Elle se dit qu’il n’est jamais vraiment parti. Que c’est grâce à la maison qu’elle le tient sous sa coupe, qu’elle préserve l’essentiel. Tant qu’elle vivra, sa bru n’habitera jamais ici. Ou alors il faudra la tuer. Elle sourit. Elle incline son dossier. Les filles-mères sont de mauvaises mères. Tout le monde sait ça mais personne n’ose le dire. Elles couchent avec le premier venu et après elles viennent chialer quand elles sont en cloque. C’est comme ça. On ne dit rien de nos jours. On accepte tout. Il faudrait même les plaindre. À la télévision on nous rabâche tous les jours que les mères célibataires ont une vie difficile. Les mères célibataires n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Les mères célibataires se privent pour élever leurs enfants. Les mères célibataires souffrent. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. Les bonnes mères couchent avec leur mari. Point à la ligne. Elles ne baissent pas leur culotte devant n’importe qui. Il a fallu que cette petite trainée, cette salope de marie-couche-toi-là, décide de jeter son dévolu sur mon fils. Il avait quinze ans de moins qu’elle à l’époque. Il était mineur. Elle avait trente-cinq ans la garce. Et après on dit que ce sont les hommes qui sont tous des détraqués, comme si ça ne lui suffisait pas de s’afficher avec le cousin de la famille quand elle était gamine, il les lui faut tous, ces filles-là n’ont aucun honneur, aucune morale, c’est tellement excitant de se taper un petit jeune, alors le cousin du père de son bâtard, ça donne plus d’allure au tableau, et mon idiot de fils qui l’a épousée, on ne se marie pas avec une fille-mère, pire que du chienlit cette espèce-là, une fille-mère, et l’autre qui va témoigner à la télévision en mille neuf cent soixante-huit pour raconter qu’elle est tombée enceinte par accident, c’est pas croyable des filles comme ça, elles pensent peut-être qu’on fait des drôles par l’opération du Saint-Esprit, on ne l’avait pas prévenue soi-disant, et puis quoi encore, on ne parle pas de ces choses-là, à la limite si elle s’était mariée avec lui, au moins elle n’aurait pas accouché d’un petit bâtard – la honte de cette famille – mais il fallait qu’elle se venge, qu’elle prenne mon fils pour se rapprocher de l’autre et de son sang pourri. Moi je dis que ce genre de fille ne mérite pas d’avoir des enfants. Je suis d’une espèce de mère en voie de disparition. Elle regarde son fils assis à la place de son père. Elle pense à son mari. Elle fait son signe de croix.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.