#anthologie #32 | Entre-deux

Il piétinait dans la file de touristes ou de métropolitains – on ne savait plus après ces semaines de confinement –, le nez et la bouche pris dans un masque alors que les premiers retours étaient autorisés. On se regardait encore d’un air soupçonneux, craignant la contagion dans la proximité des corps. Parfois un sourire des yeux, tout de même. Les onze heures de voyage en avion lui avaient semblé le double tant ce retour l’oppressait, tant les conditions de ce retour étaient oppressantes. Plus aucun sourire pour égayer un visage, les hôtesses se penchaient au-dessus des passagers, la voix enjouée peut-être au-delà du naturel pour compenser cette oblitération des traits. Au comptoir de la police, il dut reculer d’un pas derrière la ligne jaune, ce à quoi il n’avait même pas prêté attention. Est-ce pour cela qu’on lui demanda de s’expliquer sur sa visite en métropole. Après quarante ans de séjour à La Réunion où il n’avait fait qu’explorer l’île dans ses cirques, ses escarpements, ses criques, ses cases dispersées, son volcan et ses pentes noires, ses brouillards matinaux, ses îlets agricoles, ses fermes et ses jardins botaniques, il lui semblait que tout était sujet à complications ici, en France. Car il se rendait à l’évidence, d’où il venait n’était pas la France. C’était une île au milieu de l’océan Indien, un bout de terre où se côtoyaient 475 000 habitants à son arrivée et plus de 863 000 aujourd’hui. Lui, le zoreil avait fini par passer pour un yab tant il avait réussi à s’imprégner d’un mode de vie, d’un parler, d’une musique. Ici, à Marseille, personne ne l’attendait dans le petit aéroport, il décida de faire le tour des boutiques, s’attardant au kiosque à journaux, avant de regagner en train son village paumé dans la campagne. Il se demandait bien qui il serait là-bas, quel étranger dans cet ancien chez-lui. 

Ce fragment s’insère entre anthologie #5 (Vers soi) et celui intitulé Retour issu d’un précédent atelier, lequel atelier a suscité l’écriture d’une fiction qui se déroule entre La Réunion et la métropole.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

9 commentaires à propos de “#anthologie #32 | Entre-deux”

  1. les notations (la voix enjouée, la crainte cachée etc…) qui réveillent souvenirs
    et merci pour le rêve qui se lève au nom de cette île

    • oui, souvenirs encore prégnants… peut-être pas pour tout le monde. merci ,Brigitte de ta lecture !

  2. ….portrait d’un temps pas si loin que bien des gens ont déjà oublié…alors que depuis quelques jours il y a cette zone parisienne qui exige à nouveau QR code, flicage et ouverture des sacs…merci à toi.

    • J’ignorais… pourvu que cela ne nous rattrape pas dans nos petits coins de province ! merci Eve, de ton passage ici.