#anthologie #32 | Chandeleur à Châtillon

Il y a plus de monde que d’habitude à la boulangerie. C’est le 2 février, le jour des crêpes. Il y en a à la crème. Et au nutella. C’est devenu une tradition, la crêpe au nutella. Il se trouve quelques mères de famille – et pas les plus vieilles – pour ne pas en acheter, pour revendiquer avoir fait la pâte à la maison, un enfant fait la grimace. Tout le monde ne tient pas aux crêpes le 2 février, mais quand même, c’est bon, et dans la boulangerie il fait chaud. On se donne des nouvelles, le samedi on a le temps. Il y a surtout des femmes dans la queue qui se connaissent la plupart de vue. Même manteau sombre, mêmes bottes épaisses, quelques écharpes de couleur, un ou deux bonnets tricoté maison, ça revient à la mode, les jeunes disent DIY, avoir de l’anglais partout on n’y fait même plus attention. Un homme entre, une tête au-dessus, grand, svelte, maigre même. Chaussures de ville en plein hiver, manteau de bonne coupe, Châtillon ce n’est pas tout à fait la campagne, mais quand même l’hiver, des chaussures pareilles, elles causeront en rentrant, les deux ou les trois qui feront le chemin ensemble, voisines, qui les autres jours se retrouvent devant les grilles de l’école. Ça se tait quand il entre. Il est aimable, on est aimable, il repart, C’est qui ? demandera l’employée à la boulangère. Celle-ci ne sait pas, elle le voit deux fois par semaine, le mardi et le samedi, depuis quelques semaines. Plus tard dans le mois, un client lui apprendra que c’est le nouveau directeur du musée – ah – le client est artisan, il connaît les maisons, il connaît les gens, ça parle sur les chantiers.

L’après-midi du samedi 2 février, on retrouve le directeur du musée, chaussures de randonnées au pied, ayant troqué son manteau long pour une veste molletonnée, avec des poches, qui à grandes enjambées, longeant la Douix, s’approche d’un petit attroupement près de la résurgence qui forme au pied de la falaise grise une étendue d’eau à la fois dormante et courante, il s’en émerveille. Il n’est pas paroissien. Il est pourtant allé à la messe ce matin, pour observer et écouter, tenter de comprendre ce qui se joue dans les traditions, et maintenant il cherche la permanence d’un culte médiéval, car on jetait jadis les pains dans la Douix, le 2 février, sous l’œil égal de la Vierge installée à demeure dans une petite niche de la paroi. Il espère que le groupe repéré de loin, dans la lumière qui déjà décroît sous les frênes de l’allée, il espère qu’ils sont en train de se prêter à ce geste ancestral, issu de rites païens, sans doute en lien, pense le directeur, avec le dépôt votif de la fin du premier âge du Fer, ces fibules métalliques, trouvées en nombre au fond de la source.

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

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