#anthologie #32 | normal.

Suivre les voyageurs de près, je n’ai pas d’autres choix. C’est normal, ils semblent savoir où ils vont. Où s’arrêter. Attendre et comment patienter. Devant moi, la jeune femme tire son enfant comme tout à l’heure la valise (j’imagine). Il se laisse faire, un jeu peut-être. Je reconnais certains visages croisés au départ de Beyrouth. Le monsieur qui sort son paquet de Marlboro comme pour anticiper le plaisir à venir. C’est normal, il sait qu’ici l’interdiction de fumer est sérieuse. Je le vois se raviser, ranger sa cigarette. On l’aurait prévenu, en France la loi c’est la loi. Me demander s’il est normal qu’un mot n’ait pas le même sens d’un pays à l’autre. Le même mot, d’autres pratiques. Ce même monsieur serait autre, d’un pays à l’autre. Je le revois dans l’aéroport de Beyrouth avant l’embarquement. Dans un coin du hall sous le panneau au pictogramme rond rouge, cigarette barrée au centre. Et lui aspirant ses bouffées rapprochées ; se remplir tant que personne ne l’arrête. Ce serait normal de fumer au Liban, la loi ne serait pas loi et les symboles trop clairs pour être crédibles.

La foule me pousse sans me toucher, flux dans le dos. Et tandis que l’escalier mécanique nous descend comme pains chauds livrés à la suite, je vois les couloirs de haut, les enseignes et tant de chemins possibles. Normal de me sentir perdue, déjà perdue à la seule vision de ce ventre métallique, ses boyaux. Continuer de suivre les autres voyageurs ; muette les remercier de me précéder, de me guider à leur insu. Je m’arrête comme eux devant le plateau tournant où ils récupèrent leurs bagages, alors que je n’ai pas de valise (un sac de sport a suffi au peu d’affaires que j’ai pris en quittant le Liban). Je respecte chacune de leurs étapes, je m’applique à sembler naturelle. Puis nous repartons (ils ne se doutent pas m’accompagner). La sortie. Normal que mon cœur dérape au passage des contrôles, sans rien à me reprocher. Que j’éprouve de la reconnaissance envers douanier et police des frontières. Normal qu’ils me scrutent, on ne se parle pas, ils sont là pour me vérifier. Et moi d’observer le sérieux blasé des visages qui s’inclinent d’un côté, les dos calés sur le siège, le plus loin possible des vitres qui nous séparent. Et mon élan d’amour mal placé devant leur geste de bras ouvert autorisant ma sortie de cette zone de l’aéroport où l’on ne se sent d’aucun pays. Leur silence acquiesçant à ma présence en France. Mieux qu’un mot de bienvenue, leur confiance.

Normal que personne ne soit venu me chercher. Que je cherche malgré moi un visage connu dans la masse des gens qui attendent de l’autre côté. Au cas où. Que je me concentre sur tous les messages diffusés, souvent inaudibles en dépit de leur volume sonore ; que je m’assure qu’aucun ne me concerne. Que je ne sois plus certaine de comprendre le français. Normal que je vérifie que personne ne me parle. Que je ne trouve plus quel dos suivre parmi ces silhouettes maintenant disséminées. Normal que je bégaie les panneaux de signalisation. Que je ne sache pas les lire avec mon français impeccable, me dit-on. Que je mette du temps à repérer les bonnes flèches suspendues un peu partout pour offrir l’impression de maîtriser l’espace ; les bandeaux agrémentés de signes qui dessinent un monde naïf, mais guère plus accessible à mes yeux. Normal que mon regard ne discerne plus ce qu’il cherche, distrait par ce qu’il trouve, qu’il retient sans savoir discriminer, comme on accumule pour de mauvaises raisons après des années de guerre et de disette. Normal que je m’arrête souvent (relever ce mot, pardon ; je m’habituerai rapidement à l’utiliser).

Normal que personne ne m’attende. Que j’ignore comment rejoindre Paris sans la facilité d’un taxi. Que j’aie besoin de demander. Transports en commun, on m’avait appris l’expression au Liban entre autres explications (aimer le mot transport, le mot commun, sans image précise). Normal que ce soit difficile d’aborder un inconnu, pour un renseignement que je serais censée connaître. Que je respire intérieurement, avant de laisser émerger la question. Que l’homme me réponde rapidement, sans articuler. Par allusions, comme si je savais déjà. Navette RER métro ou bus. Que je ne comprenne pas ce qu’il me dit. Que l’émotion m’empêche de suivre la linéarité des phrases. Et ses mots s’éparpillent dans mon esprit, miettes sans cohésion. Normal que j’aie besoin de demander à quelqu’un d’autre. Que je réfléchisse avant de choisir à qui redemander. À la dame en tailleur écru par exemple, souriante entre ses boucles d’oreilles agitées d’équilibre. Que j’aie l’air d’une enfant. Que je lui spécifie ma destination, station Parmentier. Que je le prononce sans hésitation, comme si Parmentier représentait quelque chose de concret. Parmentier parce que Jean habite à côté ; indications de Pierre. Alors que Parmentier ou autre chose ! Normal que tout me soit abstrait, que tout soit aussitôt concret. Que ça doive le devenir. Normal tout ça. Et la patience de la dame, le temps pris à me regarder tout noter dans mon carnet à spirale, comme écolière appliquée. À vérifier ma compréhension. Sa bouche qui me fait répéter, ses yeux rassurés. Aimants, je pense, d’amour anonyme.

Normal que je sorte un gros billet pour payer le ticket de RER. Que je ne connaisse pas les francs pour préparer assez rapidement de plus petites coupures. Que je panique à l’idée de retarder ces autres qui piaffent derrière. Que je ne compte pas la monnaie de retour pour ne pas vexer le guichetier. Que je ne sois pas sûre qu’il ne m’ait pas escroquée. Que j’en sois sûre. Que j’aie besoin de temps pour m’en assurer (soustraire, calculer, déduire). Normal que je ne prenne pas ce temps. Que je ne sois pas rassurée pour autant. Que je n’en veuille pas au guichetier pour tout ça. Que je reparte avec un billet de RER et un poids sur le cœur, une rancune sans objet. Normal que je décide de penser que tout va bien et que de toutes les manières, c’est trop tard. Que je me demande si ça va aller. Si je vais réussir à me débrouiller. À vie, y arriver. Normal que je n’aie plus envie de bouger du hall de la gare ; ou alors de m’éloigner très vite, très vite, de ne pas me voir en train de partir. Que je me demande comment vivre Paris. Normal que je regarde faire plusieurs passagers avant de laisser la fente engloutir le ticket et le recracher plus loin. Que je sois excitée de prendre un RER. Pour la première fois. De me répéter R. E. R., prononcé en détachant les lettres, comme la dame souriante. Alors que « métro » file d’un trait. Sigle contre abréviation, mais de quoi et quoi ?

Normal que tout soit intéressant à écouter, à parcourir, jusqu’à la fermeture des portes après le signal sonore ; la précipitation des gens, leurs expressions, mélange de satisfaction et de gêne. Que je déroule les scènes comme pour apprendre les règles, fascinée par les détails. Attentive à bien davantage que mes sens peuvent capter. Normal de m’accrocher à mon sac, seul toucher familier. De vérifier le panneau à chaque arrêt, comme si les couloirs obscurs pouvaient engloutir certaines des stations intermédiaires indiquées sur le plan. Que je ne sois pas sûre d’avoir compris pour la correspondance (aimer aussi ce mot, correspondance). Que je sourie à tout le monde, que certains me sourient en retour. Que je sois vigilante, inquiète de tout mouvement. Que j’écoute les conversations se superposer. Normal. Normal tout ça. Normale la sensation d’être aveuglée à la sortie du métro, éblouie par l’éclat d’un projecteur, en dépit de la grisaille du ciel ; de l’absence de tout soleil. Normal que je reconnaisse Paris du premier coup d’œil, sans savoir où je suis, sans que connaître personne dans la rue. Sans que je connaisse les rues. Que je ne sente plus mes jambes bouger, la plante des pieds ; que je n’aie plus de corps ; pas de corps mien. Je suis en France (je me répète). Engourdie envahie. Normal que je découvre que les nombres pairs sont d’un côté, les impairs de l’autre. Que ça soit jubilatoire de le comprendre soudain, après des minutes d’errance sans oser demander à nouveau. Et la sensation que tout le monde remarque mes maladresses, que personne ne me regarde. Normal que je ressasse : Bériz. Bériz. Paris me viendra plus tard.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

12 commentaires à propos de “#anthologie #32 | normal.”

  1. C’est vraiment beau, j’aime beaucoup. Le regard intérieur des choses de l’extérieur, se perdre entre Beyrouth et Paris, ce « normal » qui rebondit pour souligner à la fois la différence et l’apaisement (je lai lu comme ça). Merci Gracia.

  2. Je pioche au Hasard pour commencer à te lire sur ce cycle… quel texte ! Et quel début, justement. Je me demande où tu l’auras mis dans le manuscrit. Et nombre de ces sensations que tu évoques, le respect des étapes même à vide, la reconnaissance que tu appelles amour, me sont normales, à moi aussi.

    • Merci beaucoup Emmanuelle pour l’amour, la reconnaissance… je pense dans la dernière partie, la fin ou l’avant fin. Je n’ai plus repris le word depuis, j’essaie de ne pas prendre de retard, merci pour ta lecture

  3. Cette scène avec le guichetier me rappelle plusieurs expériences personnelles, ce malaise au beau milieu du lieu inconnu, mais surtout une de mon père. En vous lisant, je pense à lui, arrivé à Paris en 1964, à l’âge de 15 ans. Merci de me la remémorer. Il voulait s’acheter un paquet de chewing-gums et avait donné un billet de 500 francs. Il n’avait sur lui que des grosses coupures que ses parents lui avaient données avant son départ. La buraliste ne lui avait pas rendu de monnaie. Il ne comprenait pas, ne sachant ni la valeur du billet ni le coût de la vie ici. Il avait insisté sur la pression qu’il avait ressentie à ce moment-là, avec les gens derrière lui et la buraliste, face à cet adolescent vietnamien complètement perdu. C’étaient ses premières heures en France.

    Merci pour ce magnifique récit d’étrangère si familière.