Quand il y a bal chez Fernand, les musiciens ripolinent les instruments, ils les lustrent et les frottent jusqu’à qu’ils brillent et se revêtent de leur plus belle chemise et s’installent sur le pont de danse pour faire tourner les jambes et les têtes jusqu’à point d’heure. La trompette éclate, le tuba ronfle, la clarinette trille et le violon accélère puis ralentit au moment opportun, quand il voit que celle-ci et celui-là il est temps qu’ils se rapprochent mais pas trop longtemps, alors c’est reparti de plus belle, ça change de partenaire, ça valse et ça tangue sous l’œil réprobateur du curé qu’on nargue du haut de la scène en se souvenant de la fois où il nous avait fait jouer dehors à la messe de Noël et à la fois où il nous avait tellement fait attendre à la procession de la Fête-Dieu qu’on avait embrillé cette marche des Arbognes qu’Edmond avait composé exprès pour nous mais quand il y a bal le curé n’a pas son mot à dire, il a renoncé depuis longtemps, il reste assis à sa table avec le président de paroisse et il se goinfre de cette fameuse truite au bleu qui fait venir dans le fond de notre vallée perdue toutes les huiles du canton, ces fameuses truites au bleu dont on dit qu’un jour un conseiller d’Etat avait demandé à Fernand pourquoi elle était courbe, sa truite, alors que celles des autres étaient droites et que le patron ne s’était pas laissé démonter en répondant que c’était parce qu’elle avait été pêchée dans un tournant, mais on dirait bien que les musiciens ont soif et si on veut que qu’ils se remettent au boulot il leur faut leur coup de blanc pas plus tard que maintenant, avant que tous les jeunes ne se soient éclipsés pour se bécoter dans les coins, ce qui pourrait réveiller les ardeurs réprobatrices du curé qui a renoncé à s’opposer à la danse mais qui refuse que la débauche fasse un pas de plus, alors l’orchestre avale son blanc cul sec et l’air suivant swingue un peu plus qu’il n’est décent et revoilà nos couples qui prennent des postures que l’on ne saurait tolérer. Le président de paroisse se lève, va parler à Fernand, qui va parler à Edmond qui fulmine. Les musiciens ont compris. Ils envoient une marche bien droite, tout ce qu’il y a de plus militaire. Les corps sur le pont de danse se redressent. Beaucoup vont s’asseoir. Ils ont soif. Les serveuses courent entre les tables sous les yeux éméchés de ceux qui n’ont pas trouvé de cavalière pour la danse. Elles versent pichet sur pichet. Des chansons éclatent de tous côtés, grivoises ou mélancoliques, des rires, des cris, des poings qu’on tape sur les tables, on a servi la goutte, le curé s’en est allé, il n’y a plus rien à espérer face à de tels animaux, les types se lèvent, ils vont pisser dans la rivière, ils titubent, l’orchestre plie bagage, Fernand commence à mettre les chaises sur les tables. On se résout chacun son tour à rentrer en faisant bien attention à ne pas finir comme ce pauvre Conrad qui avait glissé dans le talus et qu’on avait retrouvé mort trois jours plus tard dans un méandre de l’Arbogne.