| Avertissement A l’exception des événements historiques relatés, ce texte est une fiction |
Enfant, chaque fois qu’il passait devant le petit cimetière militaire, huit croix blanches anonymes, plaques bleu-blanc-rouge et casques à cimiers posés au sol, il songeait au journal de son grand-père. C’était une liasse de feuillets grossièrement assemblés par une ficelle passant dans des trous. Dans un tiroir de buffet, il l’avait découvert et lu intégralement, ne recopiant ci-dessous que les fragments essentiels.
« J’écris ce journal depuis la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne, l’alliance avec la Pologne nous a entraînés dans une guerre que personne ici n’avait voulue. Trop âgé pour être mobilisé, je tâche de faire tourner la ferme familiale.
5 décembre 1939
Dans le village vient d’arriver une compagnie de tirailleurs africains qui ont installé leurs quartiers, peloton par peloton dans les divers espaces disponibles… L’accueil n’a pas été facile pour ces recrues, à peine formées, parlant mal Français, précipitées au milieu de fermes agricoles où tout le monde se connaît, où la présence d’un nouveau-venu est déjà un événement. Bien peu d’entre les habitants ont déjà vu des Africains noirs sinon sur les publicités d’un célèbre chocolat en poudre ou parfois dans un film projeté au cinéma ambulant qui s’installe au café Brun une fois par semaine. Cependant l’uniforme les transformait tous en soldats, on savait qu’ils allaient défendre le pays. Leurs feux de bivouac illuminaient le quartier haut, le soir, on les entendait souvent chanter et rythmer au tambour des chants guerriers puissants.
8 décembre
Ces pauvres gens ont froid. Leurs tentes peu hermétiques, se chargent de rosée qui gèle chaque nuit, seuls les Algériens ou Marocains connaissent le grand hiver, ils apparaissent dans les rues, équipés de passe-montagne grosses écharpes et capotes bouclées. Les villageois commencent à s’habituer à leur présence ; de leur côté, les Africains semblent s’intéresser à l’activité des paysans, je suppose que dans leurs pays, la plupart sont des ruraux, vivant de pauvres cultures, de maigres troupeaux.
25 décembre
A la messe de minuit, le prêtre nous a demandé de prier pour la paix, beaucoup de soldats noirs étaient présents ; ceux qui ne sont pas venus, musulmans pour la plupart, ont fait une fête au campement, j’ai appris que Jésus était aussi reconnu en Islam.
31 décembre 1er janvier 1940
C’est l’armée française qui nous invite ! Les soldats ont creusé quatre fosses où ils ont entretenu un feu d’enfer jusqu’à obtenir un gros lit de braises. Au-dessus de ces foyers rôtissent des moutons, ils appellent cela « méchoui ». Certains villageois ayant servi en Algérie se rappellent cette coutume de fête et se régalent d’avance. Trois paysans du village sont arrivés en permission, habitués à côtoyer les Africains, ils ont tendance à se montrer autoritaires. Le lieutenant Gallet, qui commande la compagnie sait les remettre à leur place.
Petit à petit, les habitants sont arrivés au réveillon, un peu timides, apportant du lait, des charcuteries maison, du vin, de la gniole de prune, des gâteaux, du tabac ; on s’est serrés sur les bancs, les morceaux de viande succulente ont fait l’unanimité, le cuisinier Mourad a été félicité. Un sous-officier a sorti un accordéon, moi ma clarinette, à minuit, on se serrait la main, les villageois s’embrassaient entre cousins. Tout le monde était convaincu que la France arrêterait, comme en 14, les hordes teutonnes.
12 février
Tout le monde est de corvée, de corvée de bois dans les forêts gelées. Pour se réchauffer, de plus en plus de soldats passent du temps dans les maisons, ils n’ont pas grand-chose à faire et donnent parfois un coup de main, ici ou là. Chez nous, le caporal-chef Camara vient aux heures de traite des vaches ; dans son pays, le Soudan Français, il a un petit troupeau près de la commune de Kayes. Il aime les animaux, il sait traire, s’étonne de tout notre savoir-faire agricole ; je sais que dans les maisons où l’on manque de bras, ce genre d’aides ponctuelles sont appréciées.
15 mars
Avec le printemps qui commence, les travaux des prés et des champs occupent de plus en plus les villageois restants. Reprise de labours, fumures, hersages, semis, sarclage des plants. Le maire, J. Lamoureux, ancien combattant de 14/18 est allé trouver le lieutenant Gallet pour lui demander l’aide des soldats non requis par le service du camp. Très surpris que les villageois acceptent des tirailleurs africains, le lieutenant, conscient des problèmes de main d’œuvre, donne son accord, il met trois conditions, un encadrement de gradés, pas d’alcool fort au repas quotidien, demi-journées assurées par roulement.
19 mars
Le système d’entraide demandé par le maire se met en place. Je pense qu’il fonctionnera dès la semaine prochaine. Je me suis investi dans l’organisation, je reçois les demandes, les transmets au sergent-chef Gautier qui envoie ses hommes au travail. Les échos des deux parties sont excellents.
15 avril
Les travaux de printemps sont en cours. Les semis de céréales (orge) vont bon train ; on commencera bientôt à repiquer les betteraves. Les clôtures des prairies sont améliorées, soudain chacun découvre quelques nouvelles actions à confier aux Africains qui ont cessé de s’ennuyer.
1er mai
Pas de fête du travail dans le monde agricole. Les légumes précoces (petits pois, salades) commencent à enrichir les repas. Les vaches, broutent aux prés, fournissent un lait abondant et riche en protéines, le temps est beau.
5 mai
Nos soldats sont consignés dans leur campement. Des ordres venus de l’Etat-Major demandent que tous les mobilisés soient prêts à partir pour un front éventuel en 24 heures.
10 mai
Le lieutenant Gallet m’informe que l’armée allemande est entrée en Hollande puis en Belgique. Il s’attend à partir vers le nord–ouest d’un jour à l’autre. Camara est venu nous faire ses adieux.
20 juin
Après ordres et contrordres, la compagnie de tirailleurs est toujours à Molesmes.
L’offensive allemande a enfoncé l’armée française sur tous les fronts.
Au loin, roulements d’artillerie.
Les Tirailleurs Sénégalais n’ont jamais « connu le feu »
Les batteries allemandes canonnent Châtillon–sur-Seine, nœud ferroviaire, casernes.
Les tirailleurs entendent un sifflement qu’ils ne connaissent pas. Un obus tombe sur un des pelotons. On compte huit morts et deux blessés. La population de Molesmes au complet suit les funérailles, ils sont inhumés sur place, le maire déclare ce cimetière « zone militaire sacrée »(sic).
Aout 1940
Les huit morts du 20 juin, nous les connaissions tous, ils avaient fait vivre un village de 200 habitants. Aucune hostilité à leur égard, aucun racisme ne les avaient atteints ; eux avaient respecté cette population plutôt généreuse, heureuse de bénéficier de leur secours.
Après l’armistice, leur régiment a été désarmé, beaucoup d’Africains, combattants courageux, ont été sommairement exécutés par la Wehrmacht en pure vengeance raciste.
Mon journal rend hommage à ces huit hommes que j’ai connus trop brièvement, dont j’ai pu apprécier les qualités. Aujourd’hui encore, en cette troisième année d’occupation allemande, les nuits de printemps, ils viennent me rendre visite, Camara me demande de traire Zoé, vache Brune des Alpes, ma meilleure laitière.