Note : les phrases en italique sont les dernières de mon texte 26 « Les bruits et les voix de la culpabilité »
Étienne s’est arrêté. Il n’entend pas le « hou hou, hou » de la chouette hulotte, ni le chuintement de la dame blanche, ni le coassement des grenouilles du bassin, pas plus que les jappements du chien du voisin. Dans ses genoux qui s’entrechoquent, dans ses dents qui grincent, dans sa bouche qui hurle en silence, sur sa peau, dans sa chair et jusque dans ses os, il entend, en un chœur diabolique, les voix mêlées de sa peur, de sa honte, de sa culpabilité. Et parmi toutes ces voix, une connue, venue de loin dans le temps et l’espace, une qu’il pensait ne plus jamais entendre aussi nette et surtout aussi sereine. La voix de son père, mort avec sa mère dans ce foutu accident de voiture lorsqu’il avait onze ans. Ce qui revient, en boucle, dans sa mémoire, c’est une voix furieuse et apeurée qui hurle : « Putain, quel con, il nous fonce dessus ! ». Étienne, sorti indemne et orphelin de cette catastrophe routière, a été élevé par ses grands-parents, à « La Maison », jusqu’à ce que — osera-t-il prononcer ces mots — jusqu’à ce qu’il engrosse Rosalie et soit chasser du paradis familial.
« Je suis avec vous pour une circonstance très particulière. Étienne est passé me saluer, ce matin au cimetière, sans savoir qu’aujourd’hui il a atteint exactement l’âge que j’avais le jour de ma mort quarante ans, cinq mois et vingt-deux jours. Il m’a annoncé le dîner que vous organisiez, Maman, en l’honneur de son retour. Je me suis invité, puis que vous m’aviez oublié. Non, je ne vous en veux pas, là où je suis désormais, il n’y a ni regret, ni remord, ni rancune. Excusez ma tenue pour ce soir d’été. Vous m’aviez vêtu d’un costume sombre pour ma mise en bière. Mon pantalon est trop chaud et de facture démodée et ne parlons pas de mes chaussures, ces ridicules mocassins à pompons qui m’avait coûté un prix fou chez, — comment s’appelait cette boutique déjà —, Salamander, c’est ça, à Paris, boulevard Saint Germain. Elles faisaient un effet bœuf à l’époque. Qu’est-ce qui t’étonne Rosalie ? L’expression « effet bœuf » ? La langue évolue, je ne sais ce que disent les jeunes aujourd’hui. Restons classique, ces mocassins faisaient beaucoup d’effet. Quel est ce joli verre ? Quelque chose dans son volume, dans son poids, dans son éclat suranné, habite ma main d’une façon familière. Un verre du service en cristal de Saint Louis ! Ainsi, il en reste quelques-uns ! On est bien sous ce platane, il a bien grandi depuis que je suis parti.
Je suis venu vous dire que mon histoire n’est pas celle que vous croyez. Oui, Maman, bouchez-vous les oreilles ou dormez, ce sera mieux. Étienne n’est pas mon fils biologique. J’étais stérile, un de mes amis a accepté de faire un enfant à Sabine. Donc Rosalie, Etienne n’est pas ton cousin germain biologique. Je te regarde. Comme je comprends mon fils d’être retombé en amour de toi. Tu es une belle femme dans la quarantaine, j’aime surtout ta bouche, enfin j’aimerais son étrangeté si j’étais encore sur terre. Ta lèvre du bas est aussi épaisse que celle du haut, avec un ourlet charnu que les années n’ont pas pu amincir. C’est une bouche carnassière, colorée sans le secours du rouge à lèvres, une bouche frémissante et humide comme celle d’un enfant. Et cette bouche, qui inhale et exhale les fumées du tabac avec gourmandise et délicatesse, me donnerait envie de vivre. Mais, je n’ai plus d’envie, plus de désir. Pour moi toutes ces choses ont pris fin.
Ah ! voici Etienne qui revient avec les candélabres. Je dois vous quitter. Sachez que, de là où je suis, je veille sur vous tous et que je vous aime. »
Incroyable comme vous réussissez à tisser les textes de la 26 à la 31.
bravo !
Oh ! merci Françoise, votre compliment me fait plaisir. Je n’avais pas d’idée précise hier soir. Mais on sait que la nuit porte conseil… Alors voilà, ce matin, en vingt minutes, c’était fait. Avec un peu de travail, on pourrait faire mieux. Si je me sers de ce texte pour quelque chose de plus important (grande nouvelle ou roman), il sera bien temps de le revoir.
et quelle saveur !
Merci Brigitte, d’aimer les petites notes sensuelles de mon texte.
Incroyable , en plus l art du retournement , de l enrichissement de l intrigue … on ne sait pas où tt ça va nous mener ….on a hâte …
Oh merci Carole, comme moi vous aimez les histoires ! Celle-ci se construit avec les propositions de FB. Vous pouvez lire la suite dans ma #32 Au comice agricole. Je m’amuse, je m’amuse !
cette voix qui révèle avec un ton aussi vif..
bravo pour la drôlerie et la gourmandise…
Oh merci Françoise, je fais ce que je peux avec mes petits moyens !