Laisse-moi t’approcher. Laisse-moi maintenant t’approcher, maintenant que sans corps. Je n’ai plus de support, plus d’ombre. Laisse-moi m’approcher sans mon corps poussière. Mes bras perdus, les pieds. Je n’ai plus de sueur, plus d’odeur. Tu n’as rien à éviter, ni main ni visage. Je ne suis plus ton inquiétude, je ne suis plus ton réel. Mais la voix plus intime que corps. Comment ferais-tu avec ma voix. Ma toux de fumeur. Mon rire dans ta paume. Ma manière de si bien articuler comme disait ta mère, ma parole comme preuve de moi. Sans corps, mais moi.
Je te vois sursauter (toujours) quand je m’approche. Te déplacer comme soufflée, par quel vent ? Jamais assez à distance de toi, je le vois, je ne veux pas comprendre. Tes raisons n’adoucissent pas cette violence (fausse maladresse). Quelles allusions, quelles erreurs enchaînées à mes talons. Tu m’as tu sous tes paupières. Ta honte de moi t’écrasait. Tu t’es approprié mon histoire sans être concernée, sans la connaître. Pour quelle rédemption.
Te faire porter ma voix, toi qui me rejetais. Pourquoi toi, pas tes frères. Toi pas d’autres survivants ? Te donner ma voix pour mieux connaître ton odeur. M’autoriser à converser de près, te parler comme à une inconnue. Toi pas tes frères, ils me sont trop proches. Parler à ta politesse, à ta retenue perplexe (tes efforts à toujours mieux m’éviter). Tu étais polie oui, comme une étrangère. Tu essayais, ça te coûtait je l’entendais au contrôle de ta voix, de ta peau. Et ta mère qui voulait fabriquer ce lien que nous avons perdu, c’est ton père embrasse-le. Je la détestais en ce moment de pouvoir imaginaire. Il aurait suffi, nous approcher comme à l’improviste, avancer simples comme père et fille rassemblés. Jambes, poignets, cou… exister aussi dans cette austère humanité, avoir corps.
Je me souviens de ta petite masse dans mes bras, je te portais. Petite, tu marchais sur mon dos et tu riais de tomber. Tes orteils comme cailloux jetés, ta confiance. Et tes yeux m’ont un jour condamné. Tes yeux sur moi, de quels droits justiciers ? Je ne te reviens pas pour un retour en arrière, je ne veux pas de notre vieille vie. Je ne demanderai pas pardon. Je ne dirai rien de mes traversées, de mes frénésies, de mes pertes. Tu ne sauras pas mes blessures, mes ivresses. Ton père est si secret disait ta mère pour quelques confidences. Je ne viens pas dire mon histoire, vous n’êtes pas concernés. Ma voix vers toi, comme dernier détour. C’est la seule manière.
Je te vois essayer après ma mort, comprendre mon père tu te dis. Savoir ce que j’ai vécu pour me pardonner ? Je ne te demande pas pardon, garde ta compassion. Mais tu as pleuré devant mon cercueil. Tu as touché mon visage, quand as-tu touché mon visage de mon vivant ? Ma peau durcie de ténèbres déjà. Ma peau de ciment froid. Petite tu jouais avec mes joues, elles bougent comme du caoutchouc tu disais. Comme du Jell-O. Tu aimais les sucreries, tu détestais les Jell-Os. Et mes joues ? À ma mort tu as pleuré et tu as écrit sans souvenir. On n’a pas besoin de mémoire, je te serai témoin et pages peut-être. Toi et pas tes frères pour m’écrire mais comme chuchotement lesté à tes doigts. Reconnu, abandonné. J’aurais approché ma voix de toi. Et mieux disparaître.
(tellement présent quand même…)
tellement juste !
cette tentative de rapprochement
« Te donner ma voix pour mieux connaître ton odeur. »
puis-je te dire que ton paragraphe 3 me touche particulièrement, je détestais aussi embrasser mon père, c’était un effort violent… et j’ai aussi touché son visage de mort
merci Gracia pour ce texte magnifique
merci beaucoup Françoise, tes mots me touchent très fort, merci
Très beau . Voix. Poussière qui porte loin. Merci .
merci Nathalie, joie de « faire » cet atelier dans le même flux
Il y a le père, il y a la souffrance, il y a les non-dits. Mais ce que j’aime particulièrement c’est la langue et la musique du texte.
merci immense pour ce retour, langue et musique, merci Betty, très touchée