#anthologie #40 | Rester là

31 – L’odeur du vivant

32 – Au marché le 21 juin 1950

33 – Paysages intérieurs

34 – Qu’il ne fallait pas qu’il bouge

35 – Extérieur nuit

36 – La faucille

37 – En tout temps en tout lieu

38 – Semer les épinards

39 – Ces fresques

40 – Hypothèses

#31 L’odeur du vivant

Je t’ai bien observée depuis que tu es venue me chercher par la porte-fenêtre. Nous nous sommes vues mais nous ne nous sommes pas jugées. Ne compte pas sur moi pour le faire. J’ai bien vu comment tu vivais même si je ne comprends pas tout. Je ne connais pas ce qui t’environne et tu as sans doute du mal à te plonger dans mon époque. Moi, ce que j’aime, c’est le pâté de viande bien cuit, un gratin de blettes, un gâteau cocotte, des confitures de mûres ou des gelées de groseille. J’aime les tartes aux pommes et les tartes à la rhubarbe. Je me fais de vrais repas assise à ma table, toi tu manges allongée sur ton canapé. Toi tu aimes le thé, moi je préfère la chicorée. Je me demande bien ce que tu fais de ta vie. J’ai compris que tu travaillais et que tu étais souvent fatiguée car chez toi, tu vis allongée sur ton canapé. Notre seul point commun, c’est de remplir des carnets. J’ai vu ce que tu écrivais : rien à voir avec moi. Moi, dans mes carnets, je consignais les événements de la journée. La météo, les plantes que je ramassais, les bêtes que je soignais, les terrines que je confectionnais. Je consignais mes recettes, j’y mettais mes comptes. J’y parlais des gens que je rencontrais. Mon carnet remplaçait une conversation avec un voisin, un parent, un ami. Je n’avais personne à qui parler. Toi, tu écris sur tes écritures car tu n’as personne à qui te confier. Et peut-être que tu ne veux te confier à personne. Toi, tu aimes la semoule, les tomates, le citron, le persil et la menthe. Tu es comme moi, tu aimes les aromatiques, la mélisse, la sauge, l’origan et le thym citron. J’ai remarqué comme toi que tu avais maintenant de la pimprenelle au fond de ton jardin. Pourrais-tu vivre comme moi en autarcie ? Pourrais-tu tuer une poule ou un lapin pour t’en nourrir ? Pourrais-tu t’en occuper et en prendre soin ? Je t’ai vue avec ton chat, il ne faut pas que ce soit trop compliqué. Je ne te juge pas mais le vivant, pour moi, c’est sacré. J’ai vu que toi aussi tu étais attachée au vivant. Alors que pourrais-je, moi, la morte, t’apprendre et t’apporter ? Il y a tellement à rêvasser et à imaginer. Il y a tellement à faire et à créer.  Il y a tellement à amender. Laisse-moi te montrer comment enrichir ce qui est à ta portée.

#32 Au marché le 21 juin 1950

21 juin 1950. C’est le premier jour de l’été et c’est le jour le plus long. Ca, tout le monde le sait. Adieu le printemps. Aujourd’hui, c’est jour de marché à Brou. On est mercredi et comme tous les mercredis, je vais vendre mes petites bêtes. Aujourd’hui pas de poules ou d’œufs, j’ai décidé de vendre cinq lapins vivants. J’ai choisi des lapins de bonne taille pour qu’ils fassent envie aux acheteurs. Je les ai mis dans des caisses et je les ai harnachés à l’arrière de mon vélo, dans une petite cariole. J’ai pédalé sur vingt-cinq kilomètres avec mes lapins derrière moi. Arrivée à Brou, on m’a placée entre les petits paniers et les marchands de bestiaux. Les petits paniers, ce sont des enfants ou des personnes très âgées qui viennent vendre les petites productions de leur jardin. Moi, je suis à deux doigts d’être un petit panier. Je suis une petite cultivatrice en autosuffisance. Mais j’ai ma carte d’agricultrice. Les petits paniers, ce sont des particuliers, des enfants de douze ou quatorze ans qui ne vont pas à l’école. Ce sont aussi des personnes âgées qui n’ont pas de pécule pour pouvoir vivre décemment. Des personnes âgées aux visages et aux mains ridées, aux mains travaillées et ouvragées, aux mains calleuses et souffreteuses, aux mains gercées. Les visages sont burinés par le soleil. Les petits paniers sont assis à même le bitume, sur le trottoir. Moi, j’ai laissé mes lapins dans ma cariole. A côté, il y a la foire aux bestiaux. On vend des veaux, des vaches, des cochons, des agneaux sur le milieu de la place. Sur les bas-côtés, il y a comme moi des volaillers et des producteurs de lapins. Je suis la seule et l’unique productrice de lapins aujourd’hui. Les vendeurs de gros bestiaux ont une grosse bedaine. Ils ont le rouge aux joues et la blouse bleue. Les volaillers ont la blouse blanche. Les producteurs de lapins n’ont pas d’uniforme. Enfin si, habituellement ils viennent en blouse grise. Mais aujourd’hui, je suis la seule et j’ai enfilé une robe en percale bleu ciel. Une robe légère malgré mes cinquante-deux ans. Aujourd’hui, je veux être légère et participer à la fête. Comme le veut la tradition, c’est le feu de la Saint-Jean à Brou. On va brûler un grand fagot de bois dans un pré, derrière la place de la Matrassière. Aujourd’hui j’ai besoin de légèreté et d’un grand feu de joie. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être que je sais qu’avant la fin de l’année 1950, la polio fera des ravages. Oh, pas chez moi, mais chez quelques-unes de mes connaissances. Léon Testault mourra le 15 novembre et son gendre finira sa vie dans un poumon d’acier pile un mois auparavant. Lucienne Vellard née Testault, que je connais de loin, perdra son mari et son père à un mois d’intervalle de l’épidémie de la polio. Alors comme je ne sais pas encore pourquoi j’ai envie de m’amuser et d’avoir chaud, je décide de rester à Brou au-delà du dîner festif composé d’un cochon grillé. Je rencontre des gens toute la matinée sur le marché mais personne qui ne veut de mes lapins. Je suis obligée de les ramener mais ça attendra plus tard. Je décide qu’ils peuvent tous les cinq rester vivants dans leur caisse. J’ai de l’optimisme à revendre. Beaucoup d’insouciance aussi. Je ne reconnais pas les gens qui m’entourent ce jour-là. Je ne reconnais que le placier avec sa blouse noire. En fait, je n’y vois pas grand-chose. J’ai oublié mes lunettes. Aujourd’hui, je joue les coquettes. Je ne reconnais donc personne. Pas facile de s’amuser dans son coin. En réalité, je me sens isolée toute la journée.

Toutes ces femmes qui viennent faire leurs commissions. Et pas un seul homme. La matinée est difficile. Il faut dire que je n’ai pas la tête à ça. Je ne pense qu’au feu de la Saint Jean. Imaginer la fanfare m’indiffère, moi, ce que je veux, c’est de voir des visages autour d’un grand feu de joie. Il est une heure. Je suis déjà fatiguée de ma matinée à attendre les clients qui ne sont pas venus me voir. Je suis là, impavide, avec mon vélo et ma carriole pleine de lapins vivants. Mes cinq lapins qui vont rester ainsi jusqu’au soir. Je leur donne à boire. Ils mangeront ce soir, comme moi. Je me réserve pour le cochon grillé. Il y a encore du monde au cœur du marché de Brou. Je m’installe à la terrasse d’un café pour prendre un café au lait. Les hommes au comptoir me regardent avec leurs bérets et leur teint violacé. Ils boivent du vin. Certains ont mis de la goutte dans leur café. Boire du café au lait à l’heure du déjeuner, visiblement, ça ne se fait pas à Brou. J’aime cette petite commune du Perche. Les gens y sont moins distants qu’à Châteaudun, petite ville de Beauce. Mais il n’y a pas à dire je ne suis pas des leurs. Je suis une femme et une femme n’aurait rien à faire dans les cafés. Moi, j’ai mal aux pieds. Il fait chaud. J’essaie de me détendre après avoir fait chou blanc le matin. Je me fais toute petite dans un coin du café. J’observe, je sors mon carnet. Je ne note rien dedans. Les faces sont rouges de chaleur. Les maquignons haranguent encore après le marché. Ils n’ont pas perdu leur faconde. Moi je me perds dans mes pensées. J’attends ici le moment du cochon grillé qui sera servi sur la place de la Matrassière. Justement il est 20 heures et on y est. La foule est arrivée vers 19 heures. J’ai amené mon vélo et ma carriole à proximité. Il fait encore chaud. La fanfare de l’harmonie a commencé à jouer. Il y a beaucoup de trompettes. Les trompettistes sont tous de jeunes musiciens de quatorze ou quinze ans. Ils ne sont pas très grands et ils ont les cheveux coupés en brosse. Tous les musiciens portent une chemise légère bleu ciel, comme ma robe. Ils sont une quinzaine et portent un pantalon à pinces bleu marine. Sur leur tête, une casquette bleu marine elle aussi. Et eux aussi portent le rouge aux joues avec l’été qui s’est annoncé. Je mange un bout de cochon grillé dans une feuille d’aluminium. Il y a du gras qui coule et j’essuie mes mains comme je peux avec mon grand mouchoir. On est tous logés à la même enseigne. Il y a du monde à ce cochon grillé. On doit être bien cinq cents sur la place de la Matrassière à essayer de trouver une place autour des tables installées en rectangle sur la place carrée. Je reste debout, je ne distingue pas bien les gens. Il y a trop de monde pour se faire un repère. Le feu sera tiré sur les coups de 23 heures. Je suis déjà fatiguée à 21 heures. Voir tant de monde me lasse pour toute la journée. Je ne sais pas encore si je vais rester. Mes yeux gonflés se mettent à papillonner. J’ai du sable dans les yeux. Je suis trop fatiguée pour rester et me dis qu’il ne sera pas prudent de revenir plus tard dans la soirée. J’essaie de me frayer un chemin pour retrouver ma bicyclette et ma carriole que j’avais installées près de la mairie, à côté du local du garde-champêtre. Je me rends compte qu’à Brou, je ne connais personne. Je ne suis familière de ce gros bourg qu’une fois par semaine et il y a un tel brassage le jour de marché qu’il est difficile de nouer des liens de fidélité avec les habitants. Je me contente des petits paniers. Après tout je suis comme eux, une anonyme parmi les anonymes.

#33 paysages intérieurs

Une fenêtre. Elle s’ouvre sur une cour, sur une autre maison, en face, une grande maison en pierres meulières. Dans une niche peinte en bleu ciel, au faîte de la maison, une vierge blanche s’est lovée. Au pied de la bâtisse, un magnolia et un lilas. A côté de la cour, un monticule de terre avec des herbes folles. C’est là qu’elle cultive des herbes qu’elle coupe pour ses lapins. Il n’y a pas d’orties, juste des pissenlits. Elle aussi mange des pissenlits. Les racines, c’est pour ses poules. Et avec les pissenlits qu’elle cultive et dont elle se nourrit, elle mange des œufs de ses poules. Tout un paysage qui lui sert de garde-manger, d’incubateur de saveurs, de parcours peut-être déroutant mais plutôt savant. Son paysage à elle, il est intérieur. Elle n’a jamais rien dit des parcours de son cœur, de ses envies et de ses renoncements. Elle n’envie rien ni personne et se contente de ce qu’elle a. Elle n’a pas d’ambition. Elle veut juste se poser là, à l’ombre du noisetier, et sentir les odeurs de son chèvrefeuille. Il fait chaud, c’est le deuxième jour de l’été. Elle est dans son for intérieur. Elle a écouté Pierre six ans plus tôt. Elle s’en souvient encore. Elle ne sait pas ce qu’est devenu ce gamin de quatorze ans qui s’est caché dans sa haie un certain temps. Sa haie est toujours là. Parfois, elle pique. Ce sont des aubépines, des églantiers et des ronces du mûrier. D’autres fois, elle la nourrit elle et ses oiseaux. Ce sont de petits pommiers, des poiriers et des cerisiers sauvages. Sa haie, elle est nourricière. Il y a des petits noisetiers, des sureaux noirs et des framboisiers. Avec tout ça, elle se nourrit plusieurs fois. Elle se nourrit tout au long de l’année. Elle donne à manger aux oiseaux et aux petites bêtes de son jardin. Elle ne fait pas qu’accueillir le hérisson ou l’écureuil, elle donne un refuge à l’abeille solitaire et au bourdon roux lorsque c’est la saison. Il y a une grande haie tout autour de son champ. Elle le protège, son champ dans lequel elle fait pousser du blé et du sarrasin. Elle le protège du feu et des ravageurs. Elle attend que le renard vienne manger les campagnols en espérant qu’il n’ira pas voir ses poules. Elles aussi, elle les a protégées. Peut-être pas assez. Parfois, il lui en manque une. La fouine n’est jamais très loin. Et le loir, quant à lui, mange de temps en temps son blé et grignote ses pommes. Il ne fait pas assez attention au chat. Quant au Loir, celui qui coule plus bas, il ne sort pas encore de son lit. C’est l’été, il ne pleut pas assez. Il coule encore. Son débit est faible. Les nénuphars ont envahi sa surface. Au-dessus des nénuphars, il y a les libellules qui s’accouplent. En dessous, les brochets, les sandres et les anguilles essaient de se frayer un chemin. Elle, elle ira les pêcher dans le pré de Léon Testault. Après tout il n’est pas encore mort. Elle ne sait pas encore que c’est pour bientôt.

#34 Qu’il ne fallait pas qu’il bouge

Je l’avais bien dit qu’il ne fallait pas qu’il bouge. Je sais qu’il s’est fait remarquer. Je voulais rester discrète, ne pas paraître impliquée.

Cette haie-là, elle est à moi. Tout ce qui bouge dedans peut paraître suspect. Ce peut être un rat, un écureuil, une chouette et je ne sais pas quoi encore. Quand c’est un garçon de quatorze ans qui n’a rien à perdre, je me sens encore plus responsable.

Veux-tu encore du pain de viande ?  Veux-tu un cornichon pour l’accompagner ? Vas-y, c’est moi qui l’ai fait. Ce soir-là, tu aurais pu lui en donner. Tu as fait semblant de ne pas croire à sa présence, tu ne voulais pas me mettre dans l’embarras.

Tiens, un morceau de pain avec le pain de viande. C’est moi qui l’ai fabriqué avec mon blé. Tiens vas-y sers-toi. Tu sais que c’est moi qui fais tout ici

Le pain est coupé en larges tranches pour y recevoir des morceaux de pain de viande. Plus que ça à la bouche, manger alors qu’elle savait qu’il était là. Elle savait qu’il existait.

Préférer se voiler la face. Il était bien jeune. Je sais qu’il est parti dans la nuit. Peur d’un coup de fusil. Les chasseurs sont toujours à l’affût. Les braconniers ne sont jamais très loin. Pas comme ça, pas si près de la route alors que la haie du champ est beaucoup plus éloignée.

Tu es sûr que tu as assez mangé ? Mais que va-t-il devenir ? A-t-il un peu d’argent ? Les voisins surveillent tout ce qui bouge chez moi. Je sais que je n’ai rien à me reprocher mais je suis en résidence surveillée depuis que les voisins d’à côté se sont installés. Ce sont des vauriens, ils ne font rien de la journée. Ils trafiquent. Ils regardent tout ce qui se passe dans la rue pour écouler leur marchandise. Ce gamin-là revient de loin. On aurait pu le fusiller. Il y avait un creux au niveau du néflier. C’est là qu’il a fait son petit trou mais au bout de deux jours, quelqu’un l’a remarqué. C’était impossible à tenir. Ce n’était pas une vie possible, juste une solution de repli avant de repartir. Il n’était pas assez protégé même si on est en été.

Veux-tu de la laitue ? C’est de la grosse blonde paresseuse. Je sais que tu l’aimes. Tu as toujours une petite faim pour celle-là. De la vinaigrette ? Allez vas-y tiens mange et ne pense plus à ce garçon là. 

#35 Extérieur nuit

Extérieur nuit, une route de campagne qui sinue, qui monte et qui descend. Perche et Beauce, 1950. C’est l’été. De l’herbe de chaque côté de la route. Des champs de blé et des fossés entre les bandes enherbées.

Une femme qui fait du vélo en pleine nuit. A l’arrière du vélo, une cariole remplie de caisses à lapins. La femme pédale avec gravité. Elle fait beaucoup d’effort. Elle part de Brou. Elle est déjà fatiguée. Elle est vêtue d’une robe bleu ciel. La robe est légère. A ses pieds, elle a des sandales blanches. Elle est vêtue comme si elle allait au bal. En fait, elle rentre chez elle. Elle doit parcourir vingt-cinq kilomètres à vélo.  Elle a l’habitude. Elle le fait le mercredi. Mais elle n’est jamais rentrée si tard.

Traversée de village. La route est droite. A gauche, un silo. A droite, quelques maisons. Un peu plus loin, sur la droite, un restaurant. Une enseigne : l’auberge Saint-Nicolas. La maison est à colombages. Elle n’a pas d’étage, elle est de plain-pied.

La femme s’arrête dans un village. Elle est à Logron. Elle essaie de reprendre son souffle et de reposer un peu ses jambes et le bas de son dos. Elle est restée penchée sur son vélo pendant dix kilomètres. Elle ne voit pas grand-chose. Elle craint de tomber dans les fossés. Seul son catadioptre éclaire sa route. Arrivée à Logron, elle se repose devant l’auberge Saint-Nicolas. Il y a une pompe devant. Elle l’actionne pour remplir sa gourde d’eau. Elle est toujours aussi fatiguée et lutte pour ne pas dormir sur son vélo. Elle a soif, boit de l’eu à sa gourde. Elle enfourche son vélo et repart après cinq minutes d’arrêt.

Toujours de nuit. La route est droite, rectiligne et plate. Pas de surprise, à part ces fossés qui peuvent être profonds.

La femme pédale fortement. Elle a mal aux jambes mais elle ne veut pas s’arrêter de pédaler. Elle a peur, sinon, de ne pas pouvoir continuer. Et cette nuit qui est juste éclairée par la lune et les étoiles, et la faible lumière du catadioptre. Elle connaît cette route de jour, elle l’avait prise le matin même dans l’autre sens. La plaine de Beauce, à cet endroit, est plate. Il y a tout de même des faux plats qui font mal au dos à la femme. Elle se dit qu’il n’y aura personne pour la masser lorsqu’elle sera arrivée à la maison. Elle poursuit son chemin dans cette nuit pas si noire que cela. La femme a quelques repères. Mais elle a toujours peur de tomber dans les bas-côtés, surtout que sa cariole est chargée. Il ne faudrait pas que les lapins tombent dans les fossés et se sauvent dans les champs.

Arrivée dans Châteaudun. Il y a quelques maisons des deux côtés de la route. Vue de nuit sur le château. Route qui prend à droite.

La femme arrive sur Châteaudun. Elle sait qu’elle n’est plus très loin. Encore à peine trois kilomètres à pédaler. Elle prend la route des Abrès qui longe le Loir qu’elle ne voit pas. Mais elle sent encore les fossés. La route sinue. A sa droite, un champ, puis des bois. Elle voit un daguet sortir du bois.  Elle frisonne. Il aurait pu foncer sur elle. Le daguet traverse la route juste devant elle. Elle sent que sa situation tient à peu de choses. Heureusement, ce n’est pas un sanglier ou une horde de sangliers. C’est ce qu’elle se dit. Elle vérifie à l’arrière que ses casiers à lapins tiennent bien. Pour autant, elle n’avait pas dévié quand le daguet est passé devant elle.

Arrivée dans Saint-Denis-les-Ponts. En face, l’église. A droite, la route principale, la traversée du bourg avec des commerces des deux côtés de la route. La route est légèrement en pente. Plus loin, à la jonction entre deux routes, elle monte plus fortement.

La femme arrive dans son village. Au stop, elle tourne à droite et traverse le bourg. Elle reconnaît les commerces. Arrivée à la jonction de deux routes, elle décide de descendre de son vélo pour monter la côte à pied. Elle se dit que décidément, elle n’habite pas en Beauce, c’est bien mieux que cela. La pente est forte.  Elle s’essouffle au milieu de la côte. Elle marque un arrêt et manque de ne pas repartir. Encore un effort. Elle marche lentement, arc-boutée sur son vélo. Elle arrive en haut de la côte. A gauche, c’est chez elle. Elle entre dans la cour. Elle se faufile sur le côté. Il y a une petite porte de jardin. Elle entre sur son terrain. Elle range son vélo et descend les casiers à lapins de sa cariole. Elle les emmène au fond de son terrain, là où il y a les clapiers à lapins. Elle est fatiguée. Elle donne à manger et à boire à ses animaux avant de les remettre dans leur clapier.

Le jardin au fond. Devant, la maison. Nuit éclairée par la lune et la lampe torche.

La femme traverse son jardin. Elle entre dans sa maison, allume la lampe-tempête. Elle file droit dans sa chambre pour se coucher. Il est plus de minuit. Elle est partie de chez elle à cinq heures du matin. Elle a très envie de dormir. Elle est exténuée. Elle n’avait jamais été aussi fatiguée. Avant de se coucher, elle a bu de l’eau à sa gourde. Minuit passé. Elle dort.

#36 La faucille

Tous les jours je prends ma faucille pour me rendre au talus. Le talus, il est à cent mètres de chez moi. C’est mon garde-manger et ma pharmacopée. Personne ne comprend  ce que je fais. Plus personne ne connaît ces herbes que l’on mangeait autrefois. Hier, je suis allée à la fête à Brou. Je suis rentrée tard et aujourd’hui je suis encore fatiguée d’avoir fait tant de kilomètres pour ne vendre aucun lapin. Je ne suis pas allée au marché de Châteaudun ce matin. J’irai peut-être cet après-midi. Peut-être y aura-t-il de la place pour moi. Ce matin, j’ai décidé d’aller au talus car il y a beaucoup d’herbes que je pourrais manger. Ma faucille n’est pas d’or comme celle des druides. Je n’ai rien de magique et on me prend pour une hurluberlu. Une sorcière ? Une femme maudite ? Qui sait encore que les feuilles de pimprenelle ont un goût de concombre et le plantain un goût de champignon ? Plus personne n’en mange. Moi j’ai mes feuilles de raiponce que je cuis comme des épinards. Avec les feuilles du chardon-marie que je cuisine dans un faitout avec des échalotes, je régule ma circulation sanguine. Avec les feuilles et les fleurs de l’aubépine que je cisèle dans une faisselle, je réduis mes énervements contre mes contemporains. A leurs yeux, je suis une marginale. Oui mais moi, je me régale en tous lieux et en tous temps. Surtout avec les confitures de cynorrhodons, le fruit de l’églantier, j’ai des vitamines C. Mais ça, qui le sait ? Avec mon talus, j’ai tout à proximité. Je ne paie rien, je n’ai besoin que de ma faucille et de mon couffin. Personne ne sait que j’ai un herbier. Personne ne sait que j’ai un carnet de recettes. Tout ça, avec qui le partager ? Ils m’ont fait comprendre que je n’étais pas des leurs. Il est vrai qu’il m’arrive de ronchonner. Je parle toute seule car je n’ai personne avec qui m’exprimer. Je suis isolée depuis si longtemps.
Je vois toujours Bernard Talbot. Il a bien grandi. Bien entendu, il reprendra le café-épicerie de ses parents. Il ne comprend pas mon mode de vie. Il ne comprend pas qu’une femme n’achète presque rien à l’épicerie. J’achète juste du sel, du sucre, des épices, parfois du riz, des lentilles et des haricots rouges. Et je crois que c’est tout. Le reste, je le cultive moi-même. J’ai de sacrées réserves. Je pourrais faire épicerie avec mes vivres. Mais ça, Bernard ne le sait pas. Je ne lui montre pas tout. Il a quatorze ans désormais. Pour lui, il est l’heure d’aller travailler. Il sait toujours aussi bien compter mais sait à peine lire et écrire. Il arrive à comprendre quelques petites choses mais il est tellement déterminé qu’il ne semble pas handicapé. Bernard de toute façon, on le prend comme il est. Il est toujours impressionné par mes faucilles. J’en ai trois. Une grande pour les blés, une moyenne pour les grandes herbes et une petite pour les herbes du talus. Elles coupent bien. J’aime beaucoup la petite. Elle va bien avec mon Opinel. Je dois faire comprendre aux gens e mon voisinage que je ne suis pas une rebouteuse. On me prend trop souvent pour une guérisseuse. Certaines mauvaises langues disent de moi que je fais de la magie noire. Mais je ne fais que de l’herboristerie. Je connais les plantes médicinales par cœur grâce à mon vieux manuel d’herboristerie que j’avais acheté lorsque j’étais étudiante à l’école normale. Je ne sais pas pourquoi je l’avais acheté. Je n’étais pas attirée de près ou de loin par les plantes, encore moins par la pharmacopée. Je ne sais pas ce qui m’a fait changer d’avis. Je ne sais plus ce qui m’a fait prendre ma décision de tout quitter pour devenir cultivatrice. Il n’y en avait pas dans ma famille. Mes parents, mes grands-parents et mes arrière-grands-parents habitaient à la ville. J’ai du tout apprendre sur le tas et grâce aux livres, grâce aux almanachs des cultivateurs du siècle passé que j’avais glané dans une vieille librairie à Paris. A l’époque, j’avais trouvé ça presque exotique. Je ne me doutais pas encore que j’en ferais mon mode de vie. Maintenant que j’ai cinquante-deux ans et passé une bonne partie de ma vie à tout refaire et tout réapprendre, je peux dire que j’ai quand même réussi à bâtir quelque chose, à part ma vie sociale qui est réduite à peau de chagrin. Ici, je suis la renégate, la sorcière, la pirate. Je passe pour être méchante parce que je parle dans ma barbe. Tout le monde regarde ce que je fais et s’interroge sur le bien-fondé de mes actes. Pas facile d’être une femme célibataire en 1950 qui s’assume telle qu’elle est. Qui assume son autarcie et qui n’a de compte à rendre à personne. Ces femmes-là, en 1950, on les juge. Elles ne sont pas maîtrisables. Elles viennent d’avoir le droit de voter. On ne connaît pas le fond de leur pensée. Que pensent-elles de Vincent Auriol quand elles n’ont pas d’homme pour dicter leur pensée ? Arrivent-elles à penser par elles-mêmes ? Moi, personne n’entrera dans mes pensées. Personne ne les dictera jamais. Elles m’appartiennent, avec mes herbes aromatiques, mes céréales, mes légumes, mes animaux et mon environnement. On a peur de moi dès que l’on me voit la faucille à la main. Ce n’est pourtant pas une faux. Je ne suis pas une faucheuse, je suis une cueilleuse. Je commence tout juste l’automne de ma vie. Pour moi, c’est même l’été indien. Peut-être que je fatigue un peu plus mais je ne suis jamais lasse. Sur mon talus, je viens de ramasser de la campanule raiponce et de la pimprenelle, un peu de chardon-marie et des coquelicots que je vais cuisiner. Et ça ne m’a rien coûté.

#37 en tout temps en tout lieu

Je vis cette petite timbale en argent. C’était une petite timbale de baptême. Son prénom et sa date de naissance y étaient gravés en lettres gothiques. Marguerite, 15 mai 1898. C’est sa mère qui me l’a présentée, comme si elle détenait un caractère sacré. Elle était fière de me la montrer. En me la présentant, elle a simplement dit : et en plus, elle n’a même pas pleuré lorsqu’on l’a baptisée. Un bébé qui ne pleure pas lorsqu’on le baptise, lorsqu’on l’asperge de cette eau de baptême, c’est une fierté pour cette mère de famille d’une enfant unique que je veux épouser. Cette timbale en argent, elle l’a sortie du buffet le jour où nous nous sommes rencontrés la première fois. Je devais me fiancer à Marguerite Talbot, moi Pierre Beslay, la gueule cassée. Nous nous sommes vus, nous nous sommes serré la main, nous nous sommes assis l’un en face de l’autre, je l’ai bien regardée, franchement, dans les yeux mais elle, elle avait gardé le visage de biais. Difficile de rencontrer son regard. Difficile d’y voir une franchise ou une bêtise. Pourtant, nous nous connaissions bien. C’est ce dont j’avais l’impression. Nous avons correspondu pendant tant d’années. Toutes ces années de guerre où j’ai perdu un temps précieux, mais j’ai gagné une belle rencontre. J’ai vu que je l’avais déçue. Je ne sais pas à quoi elle s’attendait. A vrai dire, moi, je voulais simplement l’épouser et faire ma vie avec une femme qui avait les mêmes centres d’intérêt que moi. Tous les deux nous avions fait l’école normale, tous les deux nous aimions les livres, les fleurs, les rivières et la mer. Nous en avions tellement parlé dans nos lettres que j’ai cru que j’avais gagné malgré ma gueule cassée. Je partais en terrain conquis, je suis revenu vaincu. Evidemment, c’était sans compter mon apparence, cette bouche ouverte recousue de biais. Je savais que je n’étais pas beau à voir. Moi-même, lorsque je me suis réveillé à l’hôpital et que je me suis regardé dans un miroir, je n’osais à peine y croire. Je ne me serais jamais imaginé comme ça. Difficile pour moi de m’accepter comme ça. Pourtant, j’y suis arrivé et j’ai voulu me faire accepter. Je crois qu’elle me trouvait appréciable. Mais cette bouche de biais, c’était comme une plaie ouverte sur les inquiétudes de son cœur. Dans ses dernières lettres, elle paraissait tourmentée. Elle m’avait même écrit : je ne sais ce qu’est la fidélité dans une vie entière. J’avais perçu qu’elle aurait fait machine arrière si ses parents n’avaient pas été autant partie prenante dans notre rapprochement. Tout d’abord, c’est grâce à eux que nous avons correspondu pendant la guerre. C’est aussi grâce à eux que cette correspondance avait tenu aussi longtemps, aussi assidument. Souvent, ils lui demandaient de mes nouvelles. Ils voulaient avoir des nouvelles du front et plus encore de Pierre Beslay. Je ne leur serais jamais assez reconnaissant de m’avoir choisi comme poilu correspondant. Je sais maintenant que c’est grâce à leur action que Marguerite a bien voulu échanger des lettres avec moi. Elle avait tout juste seize ans. Et moi vingt ans. Au début, nous ne devisions de presque rien puis nous nous sommes posé des questions et nous y avons répondu. De fil en aiguille, nous avons alimenté nos échanges de nos goûts, de nos envies, de nos espoirs, de notre philosophie et de notre inquiétude de ne voir jamais cette guerre finir. Ses parents lisaient nos échanges. Elle n’avait que seize ans après tout. C’était encore une enfant naïve et crédule, mais décidée à bâtir sa vie comme elle l’entendait. Elle ne m’avait pas dit qu’elle écrivait dans des carnets. Elle ne voulait pas que ses parents le découvrent. Elle était déjà secrète. Et franchement timide. Mais étonnamment bavarde une fois que la glace a été rompue. Elle voulait tout savoir de moi. Elle était presque insatiable. Elle voulait vivre avec moi mon expérience des tranchées. Parfois, je la trouvais un peu trop exaltée. Mais j’étais fier de l’avoir apprivoisée. Et après tout, c’étaient des lettres, mais c’était déjà des promesses. Alors, quand elle a refusé de se fiancer avec moi, certainement parce que je suis une gueule cassée, je peux dire que j’en ai bavé. J’étais complètement abasourdi. J’ai été abattu et puis je me suis dit que cette timbale de baptême en argent, elle ne l’avait pas méritée. Je l’ai gardée dans les yeux pendant longtemps. Je m’en souviens encore. Elle m’avait ébloui avec son argent brillant, son argent bien astiqué par Suzanne, la mère de Marguerite. Autant d’effort réduits à néant. Après tout, moi, je ne sais ce que c’est la fidélité. Je ne sais si elle peut durer toute une vie. Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Et j’ai fait ma vie comme je l’entendais, avec une femme et des enfants. Cette timbale en argent, c’est moi qui l’ai méritée. C’est peut-être pour ceci que Suzanne me l’avait montrée.

Je vis le crucifix contre le mur. Je ne le vis que trop bien. Je le vis dans cette chambre aux allures lugubres, avec ces murs recouverts d’un papier peint à fleurs de couleur vert sombre, vert sapin. Le Christ était posé sur du bois. Il était fabriqué en étain. Il était grisâtre, de la couleur du visage de notre hôte. Nous étions en Irlande. C’était en 1955. Nous étions dans une auberge, ou plutôt une ferme qui faisait office d’auberge. Nous étions en plein mois d’août et un bel orage allait éclater. Dehors, tout était sombre. C’était presque la nuit. Le ciel était noir et le vent faisait des bourrasques qui s’accrochaient à l’herbe grasse. Nous entendions la mer déchaînée. La ferme-auberge se trouvait à cinquante mètres d’une falaise. Nous aurions pu nous jeter à la mer du haut de cette falaise. Bien entendu, nous n’en avons rien fait. Mais la ferme-auberge était sombre et lugubre. Le fermier-aubergiste avait l’air d’un assassin. Son visage à la peau grisâtre était émacié, sa pomme d’Adam était saillante. Il était maigre, très maigre. Nous étions très fatigués et notre périple s’arrêtait ici près de Galway. Nous étions arrivés. Nous entendions les moutons bêler. Nous étions partis en voyage avec ma femme Madeleine et nos deux enfants, Suzanne et Gilbert. C’était le dernier voyage que nous pouvions faire ensemble avant qu’ils ne prennent réellement leur envol. Ils étaient presque fiancés mais nous avons voulu nous retrouver lors d’un voyage en Irlande, un dernier voyage à quatre. Ensuite, ils pourraient faire ce que bon leur semble. Il y avait une petite chapelle gothique en pierre grise à côté de la ferme-auberge. Il y avait une odeur de crevé. Nous pensions que nous étions arrivés. Arrivés au bout de notre vie. Nous avions fini le chemin qui nous menait tout droit vers l’enfer. Nous étions persuadés que nous allions mourir là assassinés. Nous nous sommes beaucoup regardés, complètement interloqués. Notre stupeur était grande. Plus ça allait, plus elle semblait sans faille. Il était déjà tard. Nous nous sommes endormi tous les quatre dans cette même petite chambre aux murs recouverts de fleurs vert sapin. Allions-nous nous réveiller ? Le lendemain, c’était le 15 août. Nous avons pensé à toutes les Marie que nous connaissions. Nous avons parlé d’elles puis nous sommes tombés dans un puits de sommeil. Le lendemain, nous nous sommes levés. Le fermier-aubergiste nous apportait le petit-déjeuner.

Je vis ce buste polychrome de saint Denis sur l’autel dans la nef de l’église de Saint-Denis-les-Ponts. Nous étions le 10 juillet 1976. Marguerite est décédée le 7 juillet. Je ne voyais que la tête de saint Denis avec sa mitre dorée. Ses mains, qui sortaient d’une pelisse tout aussi dorée que la mitre, tenaient sa tête. Une tête longue et barbue qui me faisait penser au père de Marguerite. Je m’efforçais de ne pas pleurer. Je pensais alors à sa timbale de baptême en argent. Je l’avais bien méritée. En fait, sa mère Suzanne me l’avait donnée lorsque ma fille Suzanne est née. J’y avait fait aussi graver le prénom et la date de naissance de ma fille. Aujourd’hui, elle me tient la main. Sur ses genoux, une petite-fille de quatre ans. Une petite cousine de la famille Talbot qui l’a tout de suite adoptée. C’est la fille de Bernard qui tient le café-épicerie d’Ancise. La famille Talbot est une grande famille mais nous sommes seulement une dizaine à nous être installés dans le chœur. Nous étions ses plus proches, ceux qui avaient gardé avec elle une proximité. Elle est décédée à 78 ans. La canicule a eu raison d’elle. Son cœur n’a pas tenu. Quand nous étions plus jeunes, alors qu’elle m’écrivait et que nous nous étions destinés à nous épouser, elle s’était interrogée avec beaucoup d’inquiétude sur la fidélité. En fait, elle est restée fidèle en amitié et en pensée. Elle l’est restée sa vie entière, comme elle est restée fidèle à ce village après l’avoir adopté. Mais jamais ce village ne l’a adoptée. Triste retour des choses. J’ai cru à un moment que j’avais perdu la tête lorsque Suzanne m’a dit pour la première fois qu’elle m’aimait. J’ai 82 ans cette année. Jamais une femme ne m’avait dit qu’elle m’aimait. J’ai mes poumons abîmés d’avoir été gazés. J’ai mon visage abîmé depuis si longtemps. Aujourd’hui, le masque de la vieillesse a tout recouvert d’une nouvelle peau, plus ridée, plus abîmée encore. Je pense à Marguerite. Je ne sais pas si elle aurait aimé cette cérémonie. Je me concentre sur la tête de saint Denis et sur la statue de saint Antoine de Padoue pour ne pas pleurer. Aujourd’hui, il me semble que mes larmes m’ont baptisé.

Je vis ce globe de mariée qu’on lui avait redonné le 15 août 1965. Pourquoi cette date ? Je ne me souviens pas. Ce globe de mariée avait été donné à notre fille Suzanne par Suzanne, la mère de Marguerite. Elle la considérait un peu comme sa petite fille. Elle le lui a donné le jour de son mariage. Dedans, il y avait les photos de son propre mariage avec André, les photos de leurs parents et la photo de leur enfant bébé. Bien entendu, il y avait une petite vierge dans ce globe de mariée et une timbale en porcelaine. Autour de tout cela, une couronne de fleurs dorée surmontée d’un couple d’oiseaux en plein envol. Le coussin est rouge et capitonné. Marguerite ne savait pas qu’elle en avait été dépossédée. Elle ne se rappelait pas son existence. Quand elle l’a vu, elle nous a demandé : « mais qu’est-ce que c’est ? ». Nous avons dû lui dire  ce que c’était et là, elle s’est souvenue qu’il était dans la chambre de ses parents dans laquelle elle n’entrait jamais. Elle avait interdiction d’y faire la moindre incursion. Elle a dû penser que sa mère lui avait caché beaucoup de choses. Nous lui avons redonné car, avec ces photos à l’intérieur, Suzanne ne s’est jamais sentie propriétaire d’une telle chose. Elle trouvait cela dépassé, hors mode. Elle considérait que ce n’était pas pour une jeune femme de son temps. Était-ce un cadeau empoisonné ? Non, pas vraiment, c’était un cadeau encombrant qui prenait la poussière inutilement. Nous avons donc pensé que cela irait très bien sur le dessus de la cheminée du salon de Marguerite. Elle n’a rien dit lorsque nous le lui avons rendu, comme si nous étions des usurpateurs. Ce globe de mariée, elle l’a gardé jusqu’à sa mort. Puis Suzanne s’en est rappelé au moment du partage de l’héritage. Elle l’a finalement récupéré en souvenir de Marguerite.

Je vis cette grenouille en bois flotté que Madeleine lui avait donné. Elle la lui avait offerte à notre retour des marais salants de Guérande. C’était en 1958. Madeleine, ma femme, trouvait que cela la représentait bien, beaucoup mieux que ses sempiternels lapins qu’elle ne lâchait jamais. Cette grenouille, c’était un peu comme si la mare des roncettes n’avait pas été rebouchée pour y construire une maison. Elle a été rebouchée en 1955. Avant, il y avait plein de grenouilles qui coassaient dans cette mare, des amours des anoures du printemps à l’automne. Cela faisait du bruit, c’est certain, et ça dérangeait ses voisins. Alors ils ont racheté le terrain où il y avait cette mare. A force de trafics en tous genres, ils avaient gagné assez d’argent pour se payer le luxe de construire une nouvelle maison qu’ils voulaient mettre en location. Elle ne les portait pas dans son cœur et disait, depuis, que ses grenouilles faisaient toujours moins de bruit qu’eux. Ses voisins l’effrayaient. Elle disait assez qu’ils voulaient tout contrôler dans le quartier. Pour elle, seule sa haie la sauvait mais ils voulaient aussi qu’elle la fasse raser. Jamais elle ne l’a fait, elle a tenu bon jusqu’au bout, éprise par ses convictions et sa tranquillité. Jamais ils ne l’ont laissée vraiment en paix. Elle était seule, elle ne pouvait pas se battre seule contre eux. Alors elle essayait de trouver son bonheur ailleurs. Dans ses carnets. Dans ses graines. Dans ce qui lui restait de liberté pour construire son quotidien, sa vie de peu, sa vie de rien, sa vie qu’elle a bâtie autour de sa haie et de son champ. Sa vie était bien délimitée, mais elle n’était pas limitée. A l’intérieur, elle avait construit ses espaces de libertés, de rêves, d’observations. Elle ne vivotait pas, elle vivait pleinement. Elle était comme ces grenouilles, parfois, un peu peureuse, un peu couarde à l’approche des gens mais toujours heureuse de rester à un endroit et de contempler la nature et son environnement. Pour d’autres, ce n’était rien, rien d’autre qu’une perte de temps. Pour elle, c’était tout son univers, une manière de gagner sa vie à laisser le temps faire pour elle. Elle a peut-être trop attendu mais elle seule peut l’affirmer.

Je me souviens de cette odeur, un mélange d’eucalyptol et de menthol. Au début, je croyais que c’était pour ses douleurs, ses vieilles douleurs de sexagénaire. Dans les années 60, Marguerite a découvert l’essence algérienne contre les rhumes. Elle inhalait quelques gouttes d’essence algérienne au-dessus d’un bol d’eau chaude. Je ne l’ai jamais vue faire mais notre Suzanne, une fois, l’a surprise dans une inhalation en plein hiver. Il est vrai que c’est un geste que l’on fait dans l’intimité. Marguerite s’est laissé surprendre une seule fois à utiliser son essence algérienne. Elle qui était si pudique, si soucieuse de ne pas laisser une mauvaise image d’elle-même à ses proches, même si elle n’avait déjà plus beaucoup de dents depuis quelques temps. Ses cheveux emmêlés et dressés sur la tête au fur et à mesure qu’elle prenait de l’âge. Et cette essence algérienne, c’était aussi l’image du laisser-aller, de l’odeur désagréable qui envahit toute la maison, de l’odeur qui supplante tout, de l’odeur qui efface celle du repas, de la cuisine, de l’odeur du corps après l’effort, de l’odeur persistante de la sauge, de l’absinthe, de l’armoise, du chèvrefeuille et des roses. Cette odeur de l’essence algérienne me revient depuis que Marguerite est décédée. On est en été et dans sa maison, il y a un peu une odeur de crevé. Mais il y a cette odeur persistante de l’essence algérienne qu’elle a dû utiliser l’hiver dernier. Maintenant qu’elle est morte, on peut entrer dans son intimité, celle d’une vieille femme qui ne faisait plus tout ce qu’il fallait, avec la vaisselle qui s’empilait, la nourriture qu’elle gâchait. Elle n’avait plus de lapin, elle avait encore quelques poules pour les œufs, et quelques les poulets qui la faisaient parfois manger. C’était l’odeur de ses bêtes. Celle de l’essence algérienne l’effaçait. Est-ce que cette odeur l’enivrait, est-ce qu’elle la droguait, est-ce qu’elle la stimulait ou l’apaisait ? En quoi s’y reconnaissait-elle ? Nous n’en n’avions jamais parlé. Pourtant, je trouvais cette odeur insupportable. Cette odeur entre le camphre et le poivre. C’était sa solution miracle pour éradiquer le rhume et la toux. Elle a remplacé le thym et le thym citron.  Aux tisanes, elle préférait ces inhalations. Voulait-elle entrer dans une nouvelle dimension ? A quoi lui faisait penser le terme d’essence algérienne ? Depuis peu, elle disait mon toubib pour évoquer son médecin. Que cherchait-elle avec cette essence algérienne ? Un peu d’exotisme dans la rigueur de l’hiver ? Son dernier calendrier des PTT représentait une oasis. Oui, elle cherchait l’exotisme, elle qui n’avait plus quitté Saint-Avit-les-Monts depuis plus de cinquante ans. Elle était devenue une vieille femme et, pour sa santé, s’était laissée avoir par les débuts de la mercantilisation. C’est une de ses connaissances qui lui avait conseillé l’essence algérienne. Elles s’étaient un jour rencontré sur le marché de Châteaudun, un jeudi matin. Lucienne Dellier, veuve depuis déjà quelques années, lui avait donné ce tuyau, elle qui souffrait aussi de rhumes intempestifs. Et comme elle disait : « c’est mon toubib qui me l’a conseillée ». De conseils en conseils, Marguerite avait fini par l’adopter. Et l’odeur de son essence algérienne était vraiment pestilentielle.

Je vis cette carte postale dans une boîte de gâteaux en fer blanc. Elle était sépia et la mer était colorisée en bleu. Dessus, était noté : Les calanques de Cassis. Je ne l’ai pas reconnue tout de suite, cette carte postale. Tant de temps avait passé. Il a fallu que je la retourne pour que je reconnaisse nos deux signatures, à moi et à Madeleine. Nous avions tous les deux signés Pierre et Madeleine Beslay. C’était la première carte postale officielle de notre union. Nous étions fin avril ou début mai 1922. C’était notre voyage de noces. Deux ans auparavant, Marguerite s’était refusée à moi. Assurément parce que j’étais une gueule cassée. Je pense l’avoir effrayée. Sa cousine Madeleine a bien voulu de moi. Je ne saurais dire exactement comment nous nous sommes rencontrés et comment nous nous sommes rapprochés. Ca s’est fait comme ça, un petit peu à notre insu. Ca s’est fait aussi à l’insu de Marguerite. Elle ne voulait plus entendre parler de moi. Elle avait coupé tous les ponts avec sa famille pour s’enfuir un peu plus au sud de l’Eure-et-Loir, dans le berceau de sa famille. Enfin à quelques encablures du berceau de sa famille. Elle était rentrée au bercail. Et moi, en la cherchant, je suis tombé sur des membres de sa famille d’Arrou. Ils la connaissaient un peu, ils s’étaient rencontrés aux baptêmes, aux communions, aux mariages et aux enterrements de membres de leur grande famille. Ils ne se connaissaient pas plus que ça. Après tout, ils n’étaient que cousins. Et Madeleine m’est apparue en rendant visite à des cousins d’Arrou. Elle était chez eux. Elle connaissait Marguerite, bien entendu. Madeleine avait appris à tenir une maison à l’école ménagère de Courtalain. Elle était entrée comme domestique au château de Courtalain. Elle est devenue femme de chambre puis camériste rapidement. Discrète, travailleuse et peu bavarde. Chez ses cousins, assez volubile et plutôt gouailleuse. J’ai aimé cette Madeleine-là. Elle avait l’air de ne pas avoir froid aux yeux et savait ce qu’elle voulait. Elle voulait un bon mari, avec une bonne situation. Ca lui suffisait amplement, elle ne cherchait pas davantage dans le mariage. A moi, elle m’a plus assez rapidement. Elle m’a eu l’air d’être sans détour. Je ne pouvais pas en dire autant de Marguerite qui, je l’ai appris plus tard, était percluse de doutes, d’angoisses et peut-être de faux sentiments. Mais pour ce dernier point, j’exagère peut-être. Après tout, elle n’a pas voulu de moi. En repensant à tout ça, je me souviens de ce jour où nous avions envoyé cette carte postale des Calanques de Cassis Madeleine et moi. C’était un paysage enchanteur. Nous en avions vraiment profité. Nous voulions le partager avec nos proches. Pas de gêne pour l’envoyer à Marguerite. En fait, cette carte postale nous a permis de renouer et de recréer un lien qui, après avoir été d’amitié, est devenu familial. Après tout, j’étais désormais le cousin de Marguerite à défaut d’avoir été son mari. Et cette situation me convenait parfaitement. Je ne remercierais jamais assez Madeleine de m’avoir accepté comme époux. Elle a fait de moi un homme qui, s’il n’a pas été totalement heureux, a été choyé et apprécié. Madeleine m’a-t-elle aimé ? Elle ne me l’a jamais dit. Elle ne m’a jamais dit je t’aime. Je ne le lui ai jamais dit non plus. Etions-nous trop pudiques ? En fait, nous nous respections beaucoup et nous avions de l’affection l’un pour l’autre. Mais je crois que j’avais aussi beaucoup d’affection pour Marguerite. Marguerite, quant à elle, semblait libre de tout sentiment. Peut-être était-elle prisonnière de ses peurs, de ses incapacités à accepter totalement la différence. Je pense aussi qu’elle avait, au fond, de l’affection pour moi. Nous sommes toujours restés fidèles l’un à l’autre. Et, comme avec Madeleine, nous ressentions du respect l’un pour l’autre. Quand je regarde cette carte postale des Calanques de Cassis, je me dis en fait que c’est le début de tout, le début d’un amour adulte, bien plus que toutes ces années de correspondance pendant la guerre.

Je vis la joubarbe des toits. Oh, elle n’était pas posée sur le toit de sa maison. Ce sempervivum, comme elle aimait rappeler qu’il s’appelait, était accroché à son muret, celui qui sépare son patio de son jardin. Cette petite cour en béton est toujours remplie de plantes grasses. Ses préférées ? Les sempervivums, les joubarbes qui peuvent rester dehors été comme hiver. Elle ne soignait pas particulièrement ces corolles de choux. Elle aimait ces fleurs érigées qui marquent la fin de la plante-mère. Après la fleur, la plante meurt mais avant, elle n’a pas oublié de faire des petits. Marguerite aimait ça. Etaient-ce des plantes de grand-mère ? Pour elle, je crois qu’elles symbolisaient la survie. Elles poussaient dans un rien de terre, s’accrochaient à la vie pour se multiplier et former des guirlandes. Chez elle, elle en avait dans ses parterres, à côté des coquelourdes et des ancolies qui prenaient partout. Ses plantes, ses fleurs, elles sont toujours là. Et même si quelqu’un venait à les arracher, elles seront toujours là au fond, en dormance, comme ces coucous et ces violettes odorantes qui tapissent le sol au printemps. Ses plantes, c’était elle. Elle en avait choisi quelques-unes mais elle s’était laissé imposer quelques-unes d’entre elles par la nature de son terrain. Elle a quelques marguerites des moissons, des bleuets et des coquelicots l’été. Des primevères au printemps. Dans sa haie, les fleurs de l’églantier qu’ili lui arrive de manger, les fleurs de l’aubépine et les fleurs du prunelier, ces essences qu’elle a laissé pousser naturellement. Tout ceci, c’était elle, un mélange de naturel et de culturel. Elle plantait, et elle laissait pousser. Tout ceci s’enchevêtre dans un joyeux mélange. On ne s’ennuie jamais dans son jardin. Il y a toujours quelque chose à regarder. Et ces sempervivums, ces joubarbes des toits, qui étaient déjà là quand elle a intégré la maison. Ces joubarbes, elle les a faites siennes et elles sont presque devenues son emblème de survivance et de pérennité. De fragile et de solide à la fois, parce que la vie ne tient qu’à un fil, elle nous l’a prouvé en partant avant-hier. Il ne reste plus qu’à l’enterrer. Mettre des joubarbes sur sa tombes serait certainement le plus beau des hommages. Y mettre des coquelicots et des marguerites ? Oui, pourquoi pas. Un peu de végétal au milieu de ce minéral. Mais en 1976, peut-on se permettre cela dans un cimetière ? On essaiera de persuader la municipalité de Saint-Avit-les-Monts qu’il n’y a pas de mal à accueillir du végétal sur les tombes. On le faisait bien dans un temps qui n’était pas si ancien. Pour Marguerite, des marguerites et des sempervivums.

Je vis deux planches botaniques que Bernard Talbot me mit sous les yeux. Elles représentent deux fleurs, féminines et sauvages à la fois, telle que j’imaginais Marguerite autrefois, et telle qu’il était bien difficile de la définir depuis un bon moment. Ces deux planches botaniques représentent une fleur de mûre et une fleur d’églantier. Deux belles sauvages qui se mangent à l’automne, une fois la fructification arrivée à maturité. Marguerite aimait cuisiner les mûres et faisait du sirop et des confitures avec des baies de cynorrhodons. Je me rappelle qu’elle m’en avait donné pendant la guerre, en plein hiver. Elle faisait ses réserves à l’été et à l’automne avec sa haie et son jardin. Ces deux planches botaniques, Bernard Talbot les a retrouvées dans sa chambre. Je n’y suis jamais entré, dans sa chambre. Je n’ai jamais su à quoi ressemblait Marguerite au lever et au coucher. Il me semble que je ne m’en suis jamais inquiété, même pas quand j’ai voulu l’épouser. Elle m’avait envoyé plusieurs photos d’elle pendant et après la première guerre mondiale. Mon dieu qu’elle était belle ! Qu’elle était fascinante avec ses longs cheveux bouclés ! Ce qu’elle a bien changé, avec sa bouche édentée et ses cheveux longs totalement asséchés et crêpés. Dire qu’elle a mal vieilli est un euphémisme. Je crois qu’elle n’a pas eu la vie qu’elle méritait. Elle s’est inventée une vie qu’elle s’est infligée. Une vie de contraintes et de peines. Je ne sais pas si elle a été heureuse. Elle a été totalement rejetée du monde extérieur à partir de la seconde guerre mondiale. Elle a eu à peine vingt ans de vie sociale et puis ce fut le déclin. Elle disait que c’était à cause de ses voisins. Ils l’importunaient et elle disait qu’ils surveillaient tout ce qu’elle faisait. Elle ne se sentait plus libre de ses mouvements. Elle ne se préoccupait plus que de sa haie, de son jardin et de son champ qui la protégeaient. Elle s’est coupée du monde. Heureusement, il y a eu Bernard Talbot et ses parents qui avaient des liens de proximité avec elle. Avec nous, les Beslay, qui étions plus éloignés, nous n’avons jamais rien coupé. Nous sommes toujours venus la voir. Nous ne nous faisions peut-être pas nos grandes confidences mais nous reprenions toujours les discussions là où nous les avions laissées lors d’une visite précédente. Alors, quand je vois ces fleurs de mûre et d’églantier, des fleurs simples mais belles et élégantes, je me rappelle la délicatesse de son regard, de ses gestes, de sa voix qui était douce.  Il va de soi qu’elle avait une forme d’élégance. Elle ne s’est jamais imposée aux autres. Elle s’est toujours laissé approcher. Elle était sauvage certes, et toujours réservée. D’institutrice à cultivatrice. Elle voulait, je crois, être journaliste. Difficile de le devenir pour une femme dans les années 20. Elle avait certainement l’impression de ne pas avoir les bonnes entrées. Elle observait déjà tout. Peut-être aurait elle pu devenir écrivain. Elle notait tout dans des carnets. Elle m’avait repassé ce virus de tout noter, ou presque tout. Moi, j’ai passé beaucoup de choses sous silence, sans doute des choses inavouées. Je n’ai pas encore lu ses carnets. Je n’ai pas hâte. J’aurais l’impression de violer son intimité. Je la respectais trop pour m’immiscer dans sa vie privée. Pour l’instant, c’est Bernard Talbot qui a conservé ses effets personnels. Je crois qu’il attend un peu de voir avec d’autres membres de la famille ce que l’on peut faire avec ses effets personnels. Nous ne sommes pas pressés de vider la maison. Moi, ces deux planches botaniques me suffisent. Elles sont vraiment très belles. Elles sont bien protégées par leur encadrement. Derrière, il y a marqué 1922. Elles sont vraiment très bien conservées. Une fleur de mûre, une fleur d’églantier. Cela me rappelle que le service de mariage de ses parents était dessiné de fleurs d’églantier. Elle avait toujours eu ceci dans l’œil, depuis qu’elle était toute petite. Elle a grandi et vieilli avec cette fleur. Elle est morte avec elle mais elle ne l’a pas emportée dans la tombe. Ce n’est ni la saison des fleurs d’églantier ni des cynorrhodons. Nous sommes dans un entre-deux. Il fait encore chaud. La fleur de mûre et la fleur de l’églantier, des fleurs de jeune fille, des fleurs de vieille fille, des fleurs de vieilles jeunes filles. Ainsi était Marguerite.

Je vis cette louche, cette fameuse petite louche en aluminium légèrement ouvragée. Elle disait toujours que c’était son ustensile de cuisine préféré. Elle ne savait pas expliquer pourquoi. Elle avait appartenu à sa grand-mère maternelle. Chez elle, la cuisine se transmettait de mère en fille. Marguerite était bonne cuisinière, comme sa mère, comme sa grand-mère, comme son arrière-grand-mère, comme toutes les femmes de sa famille qui transmettaient ce savoir-faire de génération en génération. Même si elle expliquait qu’elle n’avait jamais voulu avoir d’enfant, je crois qu’il lui a manqué, au fond, l’art de transmettre sa passion de la cuisine à une fille. Elle a montré quelques rudiments au petit Bernard Talbot quand il a eu quatorze ans, quand il a dit à Marguerite que lui, plus tard, fermerait l’épicerie pour ouvrir un petit restaurant à côté du bistrot paternel. Il avait déjà ça en tête. Elle lui a donc enseigné quelques tours de main, les sauces, les assaisonnements. Elle lui a montré sa louche et elle lui a dit : « tu vois, Bernard, cette louche, elle est légère et elle verse tout en un tournemain ». Elle s’en servait pour verser ses confitures dans les pots, servir la soupe dans les assiettes creuses ou une île flottante dans les assiettes à dessert. Cuisinière hors pair ? Elle n’invitait presque jamais personne, à l’exception de nous, les Beslay, et du petit Bernard Talbot. En fait, elle avait une faible audience mais elle s’en fichait. Elle aimait se cuisiner ces plats qui la rendaient satisfaite et heureuse le temps d’un repas. Même si elle ne partageait pas ses repas, elle éprouvait toujours un motif de satisfaction car elle trouvait que ce qu’elle cuisinait était bon. Elle en était sûre et elle le savait. Elle était née pour être une bonne cuisinière. Son don, elle ne s’en servait que pour elle-même. Pendant la seconde guerre mondiale, elle a fait quelques prouesses pour nous alors que nous manquions de tout. Nous avons fait de véritables festins. C’était étrange, même, alors que tout le monde vivait dans les restrictions et mourait de faim. Chez elle, nous avions tout à portée de main. C’est sûr qu’elle n’était pas riche et qu’elle n’a jamais cherché à s’enrichir. Pourtant, elle aurait pu, très largement. Ce n’était pas dans ses idéaux. Elle vivait bien d’idéal et de frugalité. Elle vivait juste bien et ne manquait jamais de rien, à part peut-être d’affection. Mais de cela elle ne s’est jamais confiée. Après moi et son refus de m’épouser, elle n’a voulu de personne. Elle a voulu être libre et affranchie de toute tutelle d’un homme. Elle a quitté ses parents pour vivre sa vie d’affranchie. Elle s’est tout de même créé quelques contraintes. Qui ne vit pas sans contrainte ? Qui n’a jamais rêvé s’affranchir de tout ? Elle devait avoir beaucoup d’imagination. Quel plat confectionnait-elle comme une cheffe ? Les coquilles Saint-Jacques bonne femme, les gigots flageolets, les poulets aux pommes de terre sautées, les pommes dauphine, les brochets au beurre blanc, le sandre en papillote, le bœuf carotte, le lapin chasseur, la tarte aux pommes, la tarte Bourdaloue, les îles flottantes et les pains d’épices. Elle n’a jamais été ronde, toujours fine et fluide dans ses gestes, précise. Elle faisait de tout une partie digeste. De la cuisine, elle n’a pas voulu en faire son métier mais c’était l’activité naturelle qui découlait de sa profession de cultivatrice. Je crois, qu’en fait, si on devait lui inventer un métier, je crois qu’elle était librettiste. Libre de remplir ses carnets. Elle a fait ça toute sa vie. J’ose à peine y toucher. Sa petite louche en aluminium ira à Bernard Talbot. Peut-être qu’il la donnera à sa fille Aline. Peut-être qu’il lui transmettra son goût pour la nourriture, son goût pour la bonne cuisine. Bernard a été un peu comme la fille qu’elle n’a pas eue. Pas le fils, non, la fille. Elle aurait certainement voulu avoir une fille pour lui donner son goût de l’affranchissement.

Elle s’en servait pour tailler ses rosiers, tailler sa haie et ses petits fruitiers, couper les rejets de cerisier, tailler ses arbustes. Je lui vis souvent ce sécateur en acier rouge vif à la main. C’était comme un prolongement de son bras. Elle a toujours aimé tailler. C’était son activité préférée, celle qui demandait le moins d’effort et dont on voyait les effets immédiatement. On lui avait offert un Queen Élisabeth dans les années 50. Un rosier peut-être un peu trop sophistiqué pour elle mais elle aimait le rose de sa fleur, se plaisait-elle à raconter. Elle n’avait que des rosiers très simples, qui ressemblaient à la fleur d’églantier. Un rose très pâle, presque blanc, et un rose vif, très soutenu. Ce sont ceux qui lui faisaient le plus d’effet. Bernard en a retrouvé dans tous ses carnets. Elle avait un rosier grimpant Ghislaine de Féligonde, du nom de la fille de la famille de Logron. C’est Léon Daviau qui le lui avait donné. Sa fille, Lucienne, habitait à côté du château des de Féligonde. Elle aimait tailler les roses fanées pour permettre à de nouvelles fleurs de pousser. Ça semblait la régénérer. Elle aimait moins bêcher, moins sarcler. Elle aimait biner, planter et semer. Mais avant tout, c’était la taille, de toute saison. Ses pommiers, ses poiriers, elle avait l’art de leur trouver le bon œil à couper.

Elle avait toujours son sécateur en main pour tout et n’importe quoi. Elle l’emmenait dans sa maison, le posait sur sa table de cuisine. Elle se mettait alors au repos et se repassait son jardin dans la tête. Le soir, elle avait toujours une idée précise de ce qu’elle allait faire le lendemain. Elle le notait dans son carnet, pensait à un plan d’activité et savait précisément ce qu’il fallait qu’elle fasse. Avoir son sécateur près d’elle lui faisait repenser à tout ce qu’elle avait fait dans sa journée et l’aidait à imaginer ce qui restait à faire. Son regard n’en n’était que plus aiguisé. Elle avait plus d’acuité avec cet outil. Parfois, elle le prenait en main quand elle nous parlait et faisait des circonvolutions dans les airs avec cet instrument vif, lourd et tranchant. Elle l’aiguisait elle-même. Elle n’aurait confié cette tâche à personne.  Avec, elle coupait ses aromatiques ; son thym, son estragon, son romarin, son origan, sa mélisse et sa sauge. Il lui arrivait de cueillir ses fraises avec, qu’elle dégageait d’un coup de sécateur bien affuté. Sa précision aurait pu être légendaire mais elle ne partageait ce savoir-faire qu’avec très peu de personnes. Aurait-elle voulu l’emmener dans la tombe ? Elle n’a jamais rien dit sur ses objets fétiches. Pourtant, je pense que le sécateur était de ceux-là. C’est Bernard Talbot qui en a hérité. Avec, il taille sa vigne, les rosiers de sa femme et les pommiers de sa fille.

#38 Semer les épinards

Je me suis levée à six heures ce matin, comme tous les matins. Pourtant, en principe, c’est un jour chômé mais chez moi, ça n’existe pas. A six heures du matin, je me fais de la chicorée. J’ouvre les volets et, comme il fait chaud depuis trois jours, j’ouvre grand les fenêtres pour faire entrer un peu le frais dans la maison. Mais je crains qu’en même temps, les mouches ne rentrent elles aussi. Pourtant, les poules et les lapins sont au fond du jardin. Elles stationnent dans les arbres et les haies. Elles sont attirées par mes fruitiers. A la maison, elles sont attirées par mon garde-manger, le fromage et les pâtés. Mais à six heures du matin, elles n’entrent encore pas. Elles viendront certainement plus tard. Que faut-il pour qu’elles se réveillent ? Pour l’instant, c’est l’heure du pain et des confitures de fraises dans un bol de chicorée. Je pense déjà à ma journée, à ce jour férié qui n’en n’est pas un. Que fait-on à la mi-août ? Je pourrais regarder dans mes vieux almanachs de laboureurs. J’’ai décidé de regarder dans mes carnets. Qu’avais-je fait à la mi-août 1942 ? N’était-il pas trop tard pour tout ce que je voulais entreprendre ? Prendre mes lunettes dans le tiroir du buffet. Aller dans le salon. Ouvrir le placard du mur. Fouiller dans le placard. Prendre les carnets empilés et retirer celui de l’été 1942. Qu’avais-je fait à l’été 42 ? Pourtant, je les connais les travaux de la maison et du jardin. Aujourd’hui, j’ai décidé de me consacrer à mon potager et à ma cuisine. Je suis partie en éclaireuse hier, et j’ai vu qu’il y avait beaucoup de choses à récolter. Déjà, les mûres dans la haie pour faire des confitures. Et puis des blettes, des artichauts et des pommes de terre qui feront mon repas de l’Ascension. J’ai décidé qu’il était temps de semer et de préparer les légumes d’hiver. C’est ce que l’on fait à la mi-août pour ne pas être pris au dépourvu. Je pense à tout cela en prenant mon petit-déjeuner. Je prépare mentalement le terrain. S’occuper des animaux. Donner les poumons du poulet au chat. Se mettre en train. Préparer les fruits et les légumes pour l’hiver parce que je ne sais pas de quoi demain sera fait. Je sais simplement que les Américains ont débarqué en Normandie au mois de juin. Mais dans mon quotidien, je ne vois que des soldats allemands.

J’ai repris mon carnet de l’été 1942 pour énumérer les graines que je dois prendre afin de les semer. En même temps, je vais voir dans le buffet de la cuisine les paquets de graines que j’ai récoltées l’an dernier et que je m’apprête à semer. Fini le petit-déjeuner. Je jette un œil à ces enveloppes. J’en mets quelques-unes dans la poche avant de mon tablier. Je ne veux travailler que le matin. Je vais voir mes poules et mes lapins pour leur donner de la nourriture et les abreuver. Il fait soif en ce moment. Il leur faut du grain, du fourrage et de l’eau. Je me dirige au fond du jardin pour retrouver mes animaux. Non loin de là, il y a mon puits pour leur donner à boire. Derrière mon poulailler et mes clapiers, il y a mon champ d’un hectare où je fais de l’orge et du blé. Ça me suffit amplement.

De toute façon, c’est déjà moissonné. Cette année j’ai été aidée par un voisin. En échange, je lui ai donné de la paille pour ses vaches. Je n’en ai besoin que pour mon potager et mes clapiers à lapins. C’est amplement suffisant pour moi. Je suis aussi partie faire les foins dans le pré des Talbot à Ancise au mois de juin pour faire du fourrage à mes animaux à fourrure. Mais pensons plutôt au mois d’août. Je regarde ma haie devant mon champ. Les mûres sont mûres. Je prends mon panier en osier et c’est parti pour la cueillette. Au bout de cinq minutes, mes doigts et mes mains sont violacés. Le jus coule le long de mes mains et de mes bras. Je passe une bonne heure à ramasser mes mûres à la fraîche. J’essuie mes mains sur un torchon que j’avais amené. J’ai bien quatre kilos de fruits. J’espère que j’aurai assez de pots pour mettre mes confitures. Tous ces petits morceaux de cervelets qui finiront en pots. Le soleil commence à être haut. Il fait déjà un peu plus chaud. Je me rappelle que Bernard doit venir vers onze heures m’apporter du sucre et de la chicorée. Il doit venir en vélo. Ses parents le laissent pédaler sur les routes de campagne depuis cette année. Il a déjà pas mal de force pour un gamin de huit ans. Je me rappelle aussi qu’on dit qu’à la mi-août, les noisettes ont le cul roux. Il va aussi falloir que je cueille mes noisettes si je ne veux pas tout laisser aux écureuils. J’en mange l’hiver et j’en fais de la farine. Encore du pain sur la planche. Au potager, je dois cueillir des blettes et deux artichauts, j’arrache des pommes de terre. Bientôt, j’aurai des topinambours. Je commence à préparer le terrain pour mes semis et mes plantations. Des épinards, des betteraves, des choux, des choux de Bruxelles et des poireaux d’hiver. Ce sont mes propres plants. Je les fais pousser dans mon cabanon, près des noisetiers. Je crois qu’ils sont prêts. Il est déjà 10h30, le soleil est encore plus haut, il chauffe déjà fort. Il est l’heure pour moi de rentrer. J’ai tout bien arrosé avec mes seaux et mes arrosoirs. Le puits n’est pas trop loin du potager. J’ai des mûres à faire cuire dans du sucre

 Je pèse, je verse, je cuits, je tourne et je repars dans le salon vérifier dans mon carnet de l’été 42 que j’ai tout bien fait comme il fallait. L’hiver n’est plus si loin que ça. Bernard arrive. Il me dit bonjour par l’embrasure de la porte que j’ai laissé ouverte exprès pour lui. Les mouches et la chaleur rentrent. Je lui dis : « entre mon petit ». Il essaie de parler mais il bégaie. Il a l’air écrasé par la chaleur de ce matin de la mi-août. Il a l’air impressionné. Il me dit : « j’ai vu des soldats, mais c’était pas des Allemands et des Français. Ils étaient dans des grosses voitures décapotables et de gros engins de guerre. Ils sont passés à Ancise. Ils venaient de Montigny. Tu crois que c’étaient des Américains ? » Je n’ai pas trop su quoi lui répondre d’autre que « oui, ça doit être les Américains ». Le gamin est en nage. Il est essoufflé. Il faut dire aussi qu’il est en surcharge pondérale. Il a tendance à trop manger. Passer son temps dans l’épicerie, le nez dans les bocaux de bonbons au coquelicot et de réglisse ne l’aide pas. C’est pour ceci que son père le laisse faire du vélo, pour qu’il bouge un peu plutôt que rester assis avec sa mère derrière la caisse. « Il en sait déjà bien assez trop », dit son père, complètement blasé.

Il est midi et le gamin repart après avoir bu de l’eau. Je prépare mon repas de la mi-août. Pas de noisette au menu mais comme je l’ai dit, des artichauts et des blettes et des pommes de terre en gratin avec les œufs de mes poules. Je ne suis pas pressée de déjeuner. Je prends mon temps. Après tout, c’est férié et de toute façon, personne ne m’attend. Je ne veux pas travailler cet après-midi. Je veux remplir mes carnets de l’été 44. Il y a tellement de choses à dire et à faire, je ne sais plus très bien par quoi commencer. J’entends les voisins hurler. Ils ne parlent pas, ils crient, ils gueulent, ils chantent. Ce quartier devient mal famé. Ils boivent surtout et se croient seuls dans ce quartier si paisible autrefois. Ils font leur loi et j’en ai plus qu’assez. Je n’ai pas la force de lutter. Ils me donnent envie de tout arrêter, de m’en aller. Je sais que je ne peux pas. Je suis trop attachée à cet endroit où j’ai fait tout naître, cette haie, ce champ, ce puits, ces animaux, ces plantes, ce jardin, ces arbres qui me donnent ce que je veux. Ils me donnent et je prends. Il est temps de déjeuner, je commence à avoir faim. L’après-midi se passe sans heurts, calfeutrée pour éviter la chaleur. Je sais que les plantes se dessèchent. J’irai les arroser avant que la nuit ne tombe. Et maintenant, elle tombe de plus en plus tôt. A neuf heures du soir, il fait nuit noire. Nous sommes à la mi-août et nous commençons déjà à entrer dans l’hiver. J’ai préparé mon terrain pour ça. Je ne sais pas si cet hiver nous serons libérés des Allemands. Je ne sais rien de ce qui se trame au dehors. Aujourd’hui j’ai consulté un carnet et j’en ai rempli un autre. La boucle est bouclée. Ca ne passera pas à la postérité mais ai-je besoin de ça ? Je suis sur mon île, presque déserte, j’essaie d’apprivoiser mon  environnement. Je crois y arriver un peu après toutes ces années. Ca fait plus de vingt ans que je suis ici. Sans ces voisins qui sont arrivés il y a cinq ans, je crois que j’atteindrais une certaine félicité. Comment s’en débarrasser ? Est-ce à moi de fuir ou à eux de s’en aller ? Peut-on cohabiter ? Sur cette île, il y a aussi mon envie de disparaître un peu de toute vie humaine. Je ne suis pourtant pas misanthrope. J’ai envie de n’appartenir qu’à un fil, un tout petit fil que tisse cette araignée, l’épeire diadème. Je la retrouve souvent dans mon chèvrefeuille. Elle passe et repasse, elle se suspend, se reprend, monte et descend. La voir me suffit, je n’ai pas besoin d’en savoir plus aujourd’hui.  

17 août 1944
Ça a beaucoup bombardé ces derniers temps. Le pont de l’église de Saint-Avit-les-Monts à été détruit mardi. Je n’ai rien écrit à ce sujet dans mon carnet alors. J’étais encore sous le choc et obnubilée par mes semis d’hiver. Je suis tellement enfermée en moi depuis le début de la guerre que rien ne semble m’atteindre. En fait, je suis touchée mais j’essaie d’anesthésier mes sensations. Pour l’instant, nous ne pouvons aller à Aurelcastel que par la rue des Abrès. J’ai entendu dire que l’un des ponts de Saint-Jean avait sauté sous le joug des Allemands. Ces derniers jours sont importants mais ici, nous n’avons pas encore vu les Américains. Je ne me sens pas encore libérée. Pourtant, ils sont autour de nous. Ils forment des colonnes et nous encerclent. Tout ce que je sais, c’est que Bernard a eu très peur mardi mais qu’il ne m’a rien dit. Je ne m’en suis rendue compte qu’une fois qu’il a été parti. Je me suis alors dit : « Bernard a la frousse. Il craint pour sa vie ». Pour l’instant, je suis vraiment coupée de tout. Je ne peux plus voir Léon Daviau qui vit de l’autre côté du pont. Que vais-je pouvoir mettre dans mes carnets ? Consulter les anciens ? Voir ce que j’avais fait le 17 août 1939, avant que cette guerre ne commence ? Oui, pourquoi pas. Et pourquoi pas le 17 août 1938, je trouverai peut-être un nouveau sens à ma vie. Je sais que nous vivons les derniers instants de l’occupation allemande et je ne peux profiter de la libération. D’où je suis, je ne vois rien passer et je n’ose plus sortir de peur de me faire tirer dessus. Suis-je vraiment saine d’esprit ? Il est déjà midi et j’aimerais avoir des nouvelles d’Aurelcastel. Les Américains l’ont beaucoup bombardée hier. Peut-être qu’elle est libérée aujourd’hui. Qui pourrait bien me le dire ? Rondeau ? Tartière ?
Je suis allée voir Eugénie Léger cette après-midi. Son mari travaille à l’ERGM. Les Allemands ont tout fait exploser le 12 août. Heureusement, personne n’a été touché. Elle me dit qu’il y a des munitions qui continuent à sauter. Aurelcastel est libérée depuis 8 heures ce matin. Les Allemands auraient fui dans la nuit. Les hommes des Forces françaises intérieures n’auraient eu aucun mal à prendre possession de la ville. Les Américains y sont ensuite entrés. Tout était déjà fait. Nous étions bien encerclés par les poches de résistance. Je n’ai pas envie de me rendre à Aurelcastel pour autant. Madame Léger m’a dit que des femmes auraient été tondues pour l’exemple. Quel triste spectacle. Je n’ai pas envie de voir ça. Comme d’habitude, je suis bien mieux chez moi. Il y avait bien neuf mois que je n’avais pas parlé à madame Léger. En fait, ça m’a fait du bien. Elle m’a apporté des nouvelles de l’extérieur. Ça reste quand même une chose importante. Jusqu’ici, depuis le début de la guerre, ma seule source d’information était Léon Daviau. Je sais que je vis dans un cercle très fermé. Je ne demande pas mieux que de l’ouvrir. Il faut que je m’éloigne de ces voisins qui veulent tout contrôler dans la rue. Je dois absolument prendre de la hauteur et passer outre leur présence trop intrusive dans mon entourage. Pour les fuir, je me renferme. Est-ce la solution ? Peut-être quand on est une femme seule. Peut-être aussi qu’on peut les combatte de l’extérieur. Peut-être aussi qu’on peut les assaillir. Ma seule arme, c’est la culture. Pas celle qu’on apprend à l’école, celle qui nous donne de la nourriture avec générosité. Je sais qu’ils crèvent d’envie de savoir ce qu’il y a dans mon jardin et mon champ. Mon arme, en réalité, c’est ma haie. Combien de fois ont-ils voulu me la faire couper. Je ne me laisserais jamais dépouiller. Ma haie est mon rempart, ma forteresse, ma ceinture de beautés et de calme. Oh, je sais bien qu’on a voulu s’y introduire. Tant que ce n’est pas pour me nuire. Tant que ça reste animal. Tant que ça reste végétal.
20 heures ce soir. Ici, à Saint-Avit-les-Monts et à Aurelcastel, on voit enfin le bout du tunnel. Mais il y a encore tant à reconstruire. De nombreuses familles attendent le retour d’un parent, prisonnier, éloigné, ayant fui. Moi, je n’attends personne cette fois-ci. Je me suis beaucoup inquiétée pour mes parents qui habitent le centre-ville de Chartres. Les Américains ont lâché des bombes et se seraient trompés de cibles. La bibliothèque a brûlé. Mes parents habitent à côté. Pierre Beslay me donnera des nouvelles. J’en suis sûre. Il est resté en contact avec eux. Après tout, c’est grâce à eux que j’ai correspondu avec ce soldat inconnu. Jusqu’à ce que je me rende compte qu’il y avait méprise entre nous. J’éprouve un profond respect pour Pierre Beslay mais en fait, c’était l’homme qui convenait à mes parents. C’est en enseignant que je me suis rendue compte que je ne voulais pas d’enfant. Et je pense que bien m’en a pris. J’accepte les enfants des autres. J’ai beaucoup d’affection pour le petit Bernard Talbot à qui on peut parler comme un adulte. Je n’ai jamais compris ces gens qui gazouillent devant un enfant. Moi, je gazouille devant un oiseau, un chat, un merle. Aujourd’hui, Aurelcastel est libéré. Demain, je prendrai la mesure d’un tel événement. J’irai peut-être en ville. Il est temps que j’aille aussi retrouver le pré de Léon Daviau. J’irai voir s’il y a des mûres à Thoreau.

15 octobre 1950

Il fait encore chaud. C’est l’automne et il fait encore chaud pour que les travaux de la terre donnent soif. Moi, je me désaltère à l’eau de mon puits, à cette eau qui source de la terre et que je récupère pour arroser et me désaltérer. Bien entendu, l’eau coule depuis le robinet de ma cuisine. Je fais ma toilette dans une cuvette de la cuisine et, le dimanche, j’ai un tub en zinc pour laver le reste du corps. Je vais toujours à l’essentiel malgré les travaux des champs qui sont harassants. Aujourd’hui, c’est journée de cueillette. Il y a des noix à ramasser dans le pré de Léon Testault. Il faut que j’aille en bas, au bord du Loir, à Saint-Avit, juste avant le premier pont lorsque l’on vient d’Aurelcastel. Léon Testault me donne des noix car il sait que je connais quelqu’un qui en fera de l’huile. Evidemment, je lui en donnerai la moitié. Ce sont ses noix après tout. Il va me donner des coings pour mes gelées et pour les manger cuits. J’en ferai des conserves. Chez moi, je vais ramasser mes pommes et mes noisettes. Il y a des châtaignes du côté du château de Thoreau. J’irai en ramasser à même le sol. J’ai du pain sur la planche et des cagettes à remplir pour faire mes réserves avant l’hiver. Comme je serai dans le pré de Léon Testault, je poserai des lignes pour pêcher l’anguille. On ne sait jamais. Je prépare ma journée dès le petit-déjeuner. C’est l’automne, je me lève un peu plus tard. Je me lève à sept heures du matin. Toujours ma chicorée. En ce moment, mes tartines de pain sont à la confiture de pêche.  Elles sont toutes fraîches, mes confitures de pêche. J’en ai fait une cinquantaine de pots. J’ai infusé mes pêches dans de la mélisse. J’en vendrai sur le marché de Brou avec les petits paniers. Mais je ne sais pas par quoi commencer ma journée. Mettre des lignes dans le pré et ramasser des noix ? Il y aura de la brume au bord du Loir, c’est certain. J’ai décidé que j’irai dès le petit-déjeuner fini. Je m’y rends avec un peu de blé que je vais égrener pour donner à manger aux chevreuils. Il y en a plein qui traversent le Loir, qui cheminent de prés en prés. Ils gîtent dans le bois de Saint-Martin mais la chasse a déjà commencé. Ils commencent à trouver refuge ailleurs. Ils se cachent près des bois au petit matin et vont dans les prés pour essayer d’y trouver à manger. Moi, j’ai pensé à eux. Il y a plein de jeunes chevreuils en ce moment.

Chicorée, tartines, toilette, habillage. Je mets ma tenue pour aller dans le pré. C’est celle de tous les jours, la robe-tablier et je revêts un gilet par-dessus. Il fait encore frais ce matin mais je sais déjà qu’il va faire chaud. Avec toute cette brume dans mon jardin, je pressens que la journée ne sera pas ordinaire. Elle sera chaude et mouvementée. Je le décide dès que je mets un pied dehors. J’enfile mes godillots. J’ai pris soin de mettre mes chaussettes hautes. Je sais que je ne fais pas frissonner avec ça, que je fais peur, que l’on me prend pour la dernière des sorcières, que j’ai les cheveux frisés et fins toujours trop emmêlés. J’inspire la peur et souvent, ce n’est pas fait pour me déplaire. Parfois, j’avoue que j’en joue un peu. C’est ainsi que je reste solitaire. Il m’arrive de le regretter mais je n’ai jamais été apprivoisée. Je suis rétive et trop sensible à toute réprimande. Un peu timide ? Oui, sûrement, mais assurément réservée. De tous les habitants de Saint-Avit-les-Monts, il n’y a qu’avec Léon et Louise Testault que je sors de ma réserve. Je sais que le couple traverse une mauvaise passe en ce moment. Enfin plutôt leur gendre, Camille Dellier, qui est à l’hôpital en ce moment. Il a contracté la polio. Ses six enfants sont dispersés dans la famille. On les met en quarantaine. Ils doivent rester enfermés dans une chambre en attendant que leur ferme soit décontaminée. On ne sait toujours pas comment il a contracté la polio il y a une semaine. Le médecin dit que c’est peut-être l’eau dans un seau qui était contaminée. Camille Dellier est à Chartres. Ils m’ont dit qu’il était entre la vie et la mort. Les médecins l’ont installé dans un poumon d’acier. On l’a emmené à l’hôpital de Chartres dans une charrette. Depuis Logron, ils ont perdu beaucoup de temps. Il n’y avait déjà peut-être pas grand-chose à faire mais il est certain que sa place était à l’hôpital et non dans sa ferme isolée de tout. J’ai de la peine pour ces gens-là, pour Lucienne Dellier et ses six enfants. Pour Léon et Louise Testault qui, pour l’instant, s’occupent de Jean-Paul, le petit dernier. Il a sept ans. Ils ne peuvent pas encore lui confier la surveillance des bœufs et des vaches, ils auraient bien besoin de cette aide-là. Ils se font vieux. Léon a soixante-quatorze ans. Louise en a soixante-sept. Ils ont mis le petit dans une toute petite chambre. Il n’y a qu’une toute petite fenêtre. C’est un peu comme s’il était puni. Je n’ai pas pu m’empêcher de le leur dire. Mais ils ne savent pas quoi faire du gamin. C’est un casse-tête pour eux. Ils espèrent qu’il n’est pas contagieux. Je ne me risque pas de me rendre jusque chez eux, dans leur ferme de la route nationale. Je me contente du pré. Léon vient me voir sur les coups de dix heures et me demande si je ne peux pas lui ramasser les noisettes et les pommes. Ce sont des pommes à couteaux et des pommes à cidre. Il se fait une petite production de cidre. Je ne peux rien lui promettre. Je me contente déjà des noix. Elles sont toutes tombées à terre. Je retire les bogues. En une heure, j’ai déjà empilé pas mal de cagettes. Mes mains sont noires et sentent la brou de noix. Je vais essayer de laver mes mains dans le Loir. Je regarde mes lignes. Pas de chance aujourd’hui, pas une seule anguille. Pas encore en tout cas. Je compte rester dans le pré jusqu’à midi, le temps de faire les noisettes et quelques pommes. Tout ceci demande beaucoup de temps. Je n’en n’ai pas à foison mais je veux bien aider Léon qui me rend bien des services le temps qu’il peut, à sa manière. Je remplis et j’empile les cagettes jusqu’à midi. J’attends que Léon passe avec son cheval et sa cariole pour tout entreposer dedans. Je suis fatiguée. Je ne veux pas laisser tout ceci aux rats. Je veux bien laisser des fruits pour les chevreuils. Il me semble en avoir vu un dans le pré d’en face en arrivant. Juste une silhouette dans la brume du matin. Un héron avait les jambes dans le Loir, comme s’il prenait son bain. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas eu trop de chance avec les anguilles. Je retourne voir les lignes. Une grosse anguille s’est prise dans une ligne. Je sors mon filet et tente de l’y mettre dedans. Elle me glisse des mains mais je ne me laisse pas faire. Elle ira dans le filet puis dans ma gibecière. Je la réserve pour Léon, il en aura plus besoin que moi avec un enfant à nourrir même si je sais qu’ils ne manquent de rien à la ferme. Ils habitent une longère avec beaucoup de dépendances. Leur fils et sa femme se sont plus ou moins installés avec eux. Ils ont repris l’exploitation. Léon s’occupe encore de son pré mais là, il est vraiment trop préoccupé. A midi, il n’est toujours pas là. Il fait assez chaud. J’attends jusqu’à midi et demi. Il arrive, seul, à pied. « Camille est décédé à l’hôpital de Chartres », me dit-il. « Je n’ai encore rien dit à Jean-Paul. Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Que va faire Lucienne toute seule avec ses six enfants ? Il n’avait que quarante-quatre ans ». Je le prends par les épaules. Il est abattu et pense à sa fille. Je pense à elle aussi et je me dis que si j’y arrive bien toute seule, elle parviendra à mener une exploitation seule elle aussi. Deux de ses enfants sont grands. Ils partiront, mais ils l’aideront. Je retourne chez moi décontenancée avec les noix et les coings. La journée n’est pas finie. Mais pour moi, elle s’arrête ainsi. Je reprendrai le cours de ma vie demain. Mes noisettes et mes pommes seront encore là. Je déjeune et m’installe dans mon salon. Je remplis mon carnet de l’automne 1950. I y a tellement de choses à écrire au 15 octobre 1950. Je retourne dans ma cuisine, regarde la gibecière que j’avais accrochée à la patère. J’ai oublié de lui donner l’anguille.

18 octobre 1950

Ça fait trois jours que Camille Dellier est décédé.  Aujourd’hui, il est inhumé. Léon Daviau m’a demandé de venir dans son pré finir de récolter les fruits d’automne. Il m’a dit qu’il ne se sentait plus la force de quoi que ce soit. Son fils Fernand est dépassé par sa ferme, ses enfants et les enfants de Lucienne qui se sont retrouvés à la ferme chez leurs grands-parents et leur oncle. Jamais je n’aurais pu refuser une telle demande. Aller dans son pré de Saint-Avit me fait du bien. Savoir de l’aider me donne du courage pour affronter l’adversité. Léon Daviau sera à Logron très tôt le matin avec sa femme pour finir de préparer les obsèques. Ils sont comme leur fille, très pieux. Moi, je ne saurais pas comment se sont déroulées les obsèques. Jamais je ne pourrai y aller. Je ne fais pas vraiment partie du cercle Dellier, même si je connais Lucienne et certains de ses enfants. Il m’arrivait de les voir dans le pré certains dimanches après la messe et le repas du dimanche midi.

Je m’y suis toujours sentie bien dans ce pré. Et encore plus aujourd’hui. J’ai l’impression qu’il m’appartient. J’ai vu le corps d’une toute petite taupe en entrant dans le pré. Qui a bien pu la déterrer ? Elle était dans le chemin près de l’entrée. Est-ce un mauvais présage ou une heureuse rencontre ? Je ne saurais me positionner. En tout cas, j’entre avec une certaine confiance. L’herbe est grasse et verte. C’est de l’herbe à vache. Les vaches de Fernand pourraient encore en profiter. Pour l’instant, il les a mises ailleurs, plus au sec. Là, je vois quelques toiles d’araignée dans l’herbe. Là aussi, y voir un mauvais présage ? Suis-je superstitieuse ? De prime abord, je trouve ça joli ces fils de soie qui s’accrochent aux gros brins d’herbe, à ras le sol, dans la rosée du matin. L’herbe est lourde d’eau. Il n’a pas plu mais les nuits sont fraîches et les journées encore chaudes. La condensation affleure dans l’air ambiant. Au loin, je vois le lavoir rouge. En réalité, ce n’est pas un lavoir, Léon le nomme comme cela mais il s’agit d’un embarcadère en pierre où accrocher des barques abritées par un petit bâtiment en bois peint en rouge et recouvert de chaume. Des joubarbes poussent sur le toit. Pour l’instant, je ne les vois pas. J’avance dans l’herbe mouillée. Mes godillots sont déjà tout trempés. J’ai mis ma robe en flanelle mauve. J’ai peur d’avoir froid alors que dès la fin de matinée, il fait encore chaud. D’un seul coup d’œil, je prends la mesure du pré. Sa haie de charmille à l’entrée, ses osiers tressés dans l’allée, ses saules têtards. Ça, c’est pour l’entrée. Il faut remonter cette surface d’un hectare qui longe le Loir. Un arbre énorme a été déraciné par une petite tempête au mois de juin. Les berges sont de moins bonne qualité. Les propriétaires des vannages jouent avec la hauteur de l’eau. Ça assèche les rives lorsqu’ils ne veulent plus d’eau dans leur pré. La terre a bien dû mal à retenir les racines. Le Loir est entièrement bordé de frênes et de saules pleureurs. Au milieu, les fruitiers. Il y a deux noyers, dix noisetiers, un cognassier, et une quinzaine de pommiers dont huit pommiers à cidre. Léon Daviau m’a demandé de continuer à m’occuper des pommes à cidre. Il les passera à la presse demain. Il a une presse dans une des dépendances de sa ferme. Lui aussi est autonome. Enfin maintenant il devient vieux et ne peut tout faire tout seul.

Son pré m’est un enchantement et il le sait. J’espère pouvoir y venir longtemps. De l’autre côté de la rive du Loir, un pré qui borde l’autre bras du Loir. A Saint-Avit-les-Monts, il y a deux Loir, le naturel et le creusé il y a mille ans. Léon Daviau est sur la partie naturelle du Loir.

Il y a des rats d’eau et des taupes dans ce pré, des petites poules d’eau qui s’accrochent aux rives pour nicher, des hérons cendrés qui pêchent dans le creux de la rivière et des aigrettes qui font une pause dans l’herbe pour chercher une couleuvre. Quand on approche d’un peu plus près, on voit un martin-pêcheur faire des allers-retours entre le toit de chaume du lavoir et la branche d’un frêne du pré d’en face. Il est à la recherche de la meilleure place pour pêcher le gardon. La bergeronnette passe d’un pré à l’autre en chantant. D’un peu plus près, on voit une araignée tisser sa toile sur l’églantier qui pousse au bord de l’eau. Je vais bien, je me sens bien. Je m’assois sur la margelle du lavoir. Je regarde dans l’eau. Il y a des brochets qui se faufilent aujourd’hui et les ombres qui suivent le courant. Y aura-t-il des anguilles ? Je pose ma ligne en y mettant un appât. Puis je sais que je vais l’oublier pendant une heure ou deux heures. Pour l’instant, je reste assise où je suis, bien au bord du Loir. Je sais qu’il y a des gardons et des petits poissons blancs dans le creux du lavoir mais je n’y toucherai pas. Pour moi, ce sera ou l’anguille ou le brochet aujourd’hui. Il est huit heures du matin, je ferme un peu les yeux. Je sens une chaleur me frôler. Un chevreuil est passé très près de moi. Il devait être dans le pré d’en face mais je ne l’avais pas vu. Il avance de mon côté et va se réfugier près du cognassier. C’est là que j’avais mis du blé il y a trois jours. Je pensais que tout avait été mangé. Il devait en rester. Il est à trente mètres de moi et bougerait si je m’approchais trop près de lui. J’ai senti son poil frémir quand il m’a frôlée après sa traversée du Loir. Les nuages sont bas, il y a un peu de brouillard et de condensation. Ici, il sent bon. Je laisse le jeune chevreuil manger les graines au pied des coings. Il va falloir aussi que j’en ramasse. De cela, Léon Daviau ne m’avait rien demandé mais j’ai vu qu’ils étaient bons à cueillir. On verra ceci après les pommes à cidre. Léon Daviau m’a amené la carriole au milieu de son pré, sans son cheval. Il viendra la rechercher demain lorsqu’elle sera pleine de pommes. Observer le jeune chevreuil m’occupe, je crains de l’effrayer. Finalement, il repart comme il est venu, pattes nerveuses et frémissantes. C’était juste une apparition dans la légère brume du matin. J’aimerais en redemander des visions sauvages comme celles-là, si près de moi.

Je vais aux pommes. Je les trouve petites cette année. Il y a différentes variétés de pommes à cidre. Il y en a trois. Monsieur Daviau fera ses assemblages. Je l’ai déjà vu faire du cidre et j’y comprends un peu quelque chose mais je ne bois ni cidre, ni vin. Je ne bois que de l’eau. Des fois, le dimanche, quand on m’invite au dessert, je bois volontiers du cidre mais j’ai vite fait d’être pompette. C’est tout un art de faire du cidre, d’équilibrer les goûts pour faire un jus pétillant bien dosé et bien fruité.  Qu’il soit sec ou qu’il soit doux, c’est la teneur en fruit qui m’est importante. Je ramasse les pommes à même le sol. Je les gaule et les fais chuter. C’est vraiment physique. C’est très calme ce matin dans le pré de Saint-Avit. J’y suis bien même si au bout de deux heures à ramasser seule et à gauler les pommes à cidre, je commence à fatiguer. Je me fixe midi et demi pour aller jusqu’au bout de ma peine. Il est dix heures. Rien à l’hameçon de ma ligne pour anguille. Je vérifie l’appât. Il a été avalé. J’en remets un autre. Je me pose un quart d’heure au bord de la rive. L’herbe est toujours grasse mais déjà moins humide. Il y a des espèces d’araignées d’eau sur la surface de l’eau. Il va falloir que je cherche leur vrai nom. C’est étonnant ces insectes qui marchent sur l’eau. Je suis sûre que ça ferait de bons appâts. Des insectes pour mon crapaud ? Oui, pourquoi pas. Encore faut-il les attraper. Mon crapaud a toutes les araignées dont il a besoin dans la cave de mon atelier. Je ne sais pas pourquoi je pense à lui. Serait-il heureux ici ? Je ne sais pas si les crapauds peuvent vivre dans un pré. Je ne m’étais pas posé la question. Peut-être vaut-il mieux qu’ils ne s’éloignent pas trop des lieux d’habitation. L’anguille ne vient pas. Elle se méfie. Elle est récalcitrante aujourd’hui.

La famille de cygnes est là. C’est l’emblème de Saint-Avit-les-Monts, c’est presque sur son blason. Ils sont posés sur l’herbe près du pont. Nous sommes à l’opposé. Mes lignes sont posées près du lavoir.  Je suis d’accord pour dire qu’un cygne est majestueux, mais aussi pour dire que c’est dangereux. Léon Daviau s’est un jour fait chasser par un cygne car il s’approchait trop près du nid. Il m’a raconté qu’il avait craint pour sa vie. Un coup de bec bien placé et s’en était fini de lui. Heureusement, il était arrivé au bout de son pré et il a pu s’échapper. Moi, je reste à distance respectueuse. Toutes ces belles plumes blanches, ce port altier. Ils sont désormais cinq adultes, je ne saurais différencier les enfants des parents. Quand vont-ils se séparer pour fonder à leur tour un foyer ? Maintenant ou au printemps ? Je pressens que ces cinq-là ne se sépareront qu’au printemps. Ils se nourrissent des longues herbes de la berge. Ils prennent du temps pour se nettoyer, aller dans l’eau, revenir sur l’herbe. Je ne suis pas sûre qu’ils m’aient vue ou sentie. Je reste discrète et je continue à ramasser les pommes à cidre. Tout est toujours aussi calme. C’est à peine si j’entends les automobiles qui passent sur le pont ou par la route des Abrès. Il y en a de plus en plus, des automobiles, et il faut faire attention avec la cohabitation des chevaux. Les automobiles comme les voitures à chevaux sont tout aussi dangereuses. Pas plus loin qu’au début du mois, Henri Painchault est passé sous les quatre roues de sa carriole. Un de ses chevaux se serait emballé après avoir reçu le ballon d’un enfant sur l’échine. Le pauvre Henri est décédé de ses blessures un jour plus tard à l’hôpital. On voit tellement d’accidents dans les journaux. Je m’en rends bien compte avec mon seul vélo qui ne fait pas le poids face à une auto. Les cygnes paressent sur l’herbe du pré. Il commence à faire chaud. Il y a du soleil en cette fin de matinée. Le soleil se réverbère dans l’eau. Le clocher de l’église n’a pas encore sonné midi. En général, je l’entends d’ici. Je ne sais pas si les cygnes vont laisser des plumes sur l’herbe qui commence à sécher. Mes godillots sont trempés. J’irai vérifier à leur emplacement s’ils m’ont laissé une plume ou non. Une plume de cygne, une plume de poule d’eau, une plume de bergeronnette, je ne fais pas vraiment collection mais je voudrais garder des souvenirs de cette journée si particulière où le gendre d’un ami est enterré. Les obsèques seront cette après-midi. A cette heure-là, je serai certainement en train de pêcher. A moins que je ne ramasse les coings. Vais-je agir ou contempler ? Je suis née pour observer, je crois. Jusqu’ici, personne n’est encore venu me perturber dans ce pré où il se passe tout de même tant de choses sans en avoir l’air. L’araignée de l’églantier a fini de tisser sa toile depuis belle lurette. J’ai vérifié tout à l’heure. Comme elle était au bord de l’eau, près de mes lignes, j’ai juste remarqué qu’elle s’était mise au bord de la toile. A dix centimètres de là, des libellules volent et font des allers-retours entre la berge et le dessus de l’eau. Elles virevoltent, ces libellules, comme on dit. Sont-elles insouciantes ? Elles passent régulièrement au-dessus de la toile d’araignée. Il leur arrive de la raser sans jamais se faire prendre le bout d’une aile dedans. J’avais dit que je m’arrêterai à midi et demi. Il est midi, et j’ai fini de ramasser toutes les pommes à cidre. Il va être temps pour moi de déjeuner. J’ai apporté de quoi manger. C’est sommaire mais ça va m’empêcher d’avoir faim.

L’après-midi où je ne peux pas assister aux obsèques de Camille Dellier. Je ne suis pas non plus allée ce matin à la cérémonie du 18 octobre 1870 à Aurelcastel. Je ne sais pas comment elle s’est déroulée ni de savoir où on en est, quatre-vingts ans après, la guerre de 1870. Défense héroïque d’Aurelcastel comme on dit, des vers de Victor Hugo et une légion d’honneur pour la ville. Depuis, on aura eu deux guerres mondiales en Europe et les guerres continuent en dehors de la France. Il y a l’Indochine et ça va mal en Corée. Je ne sais pas toujours très bien où les situer. Je m’y connais mieux en pommes à cidre. Elles sont toutes dans la carriole et attendent que Léon Daviau vienne les chercher demain matin. On verra après cette journée éprouvante pour cette famille. Moi, je vais bien pour l’instant. J’ai ferré une anguille et un brochet. Mes lignes ont bien marché. Je pourrais quitter le pré mais je décide de rester jusqu’à cinq heures. Je veux profiter des derniers rayons de soleil de l’automne. Au loin, dans le pré d’en face, j’aperçois le jeune chevreuil de ce matin. Il n’est pas seul. Il doit être avec sa mère et une jeune biche. Tous trois ont l’air de chercher à manger. Ils ne semblent pas affolés. Il n’y a personne pour les déranger. Peut-être qu’ils viendront dans le pré une fois que je serai partie. Oui peut-être. Je n’ai pas oublié d’agréner au pied du cognassier. J’ai ramassé aussi les coings. Pour l’instant, je les ai mis dans des paniers. Léon viendra les chercher près de la haie de charmille, dans l’entrée. Malgré les circonstances, je suis heureuse de cette journée. Elle était paisible et chaleureuse. Je n’ai vu personne. Demain, je reviendrai pour voir Léon Daviau.

19 octobre 1950

J’ai vu Léon Daviau en fin de matinée dans son pré. Les cygnes étaient encore bien installés près du pont. Ils mangeaient les longues herbes en bord de rive. Léon avait amené son cheval pour emmener la charrette. J’étais venue pour m’assurer que le travail était bien fait et pour que monsieur Daviau me raconte un peu les obsèques de son gendre. Je l’ai trouvé fatigué, et même épuisé. Il se tenait raide et semblait avoir du mal à marcher. Il a eu du mal à atteler son cheval à la charrette. J’ai dû l’aider. Il était encore bouleversé d’avoir enterré son gendre de quarante-quatre ans. « Avec six enfants, tu te rends compte », n’arrêtait-il pas de me dire. Il y a eu du monde dans l’église et au cimetière de Logron. Les lieux n’étaient pas assez grands. Son gendre était visiblement tenu en estime. « Il était sauvage mais il travaillait beaucoup. C’était quelqu’un d’honnête. Il aurait certainement pu faire beaucoup de choses bien dans sa commune. Il aurait pu être maire », m’a raconté Léon Daviau. Une mort et autant de regrets pour sa fille, ses petits-enfants et les autres. Léon Daviau est venu dans le pré en sabots de bois. Il a failli glisser sur l’herbe mouillée. Il aurait pu s’échouer m’a-t-il dit. Malgré tous ces bouleversements, il a harnaché son cheval et il a emmené ses pommes à cidre vers sa longère pour les presser dans une de ses dépendances. Je l’ai accompagné. Il avait tellement l’air fatigué. Je suis allée chez lui. Je n’y vais qu’en de très rares occasions. Je n’ai pas vu Louise. J’ai vu Fernand à l’entrée et j’ai voulu ficher le camp. Je ne suis pas restée très longtemps. J’avais l’air de contrarier Daviau fils. Je suis rentrée chez moi et je me suis arrêtée au Marigny acheter le journal. J’ai acheté l’Echo Républicain. C’est vraiment le journal du coin.  Il y a deux articles importants aujourd’hui. L’un concerne la cérémonie de la guerre 1870. Un article signé d’un certain G.B. Je ne connais pas cette personne. Il a regretté l’absence de cérémonie et de cérémonial. Le maire, Henri Bonnet, et ses adjoints n’ont visiblement pas eu l’envie de marquer le coup du quatre-vingtième anniversaire de la bataille de Châteaudun. Une âpre défaite pour une défense héroïque. Où en sont nos livres d’histoire, pour nous qui avons connu les première et seconde guerres mondiales ? Henri Bonnet profite de la disparition des soldats de 1870 pour ne pas rappeler ce que c’était cette guerre, visiblement. Pas de faste, ce serait ostentatoire. Mais un simple dépôt de gerbe au Mail et au cimetière. Où sont nos morts ? Où en est la reconstruction d’Aurelcastel ? Extincta, revivisco, une devise bien mal employée par Henri Bonnet qui a voulu faire une cérémonie bien trop discrète. D’après monsieur Béaur du Marigny, c’était le même son de cloche dans La République du Centre, l’autre journal, celui d’Orléans. Les élus n’ont pas été épargnés dans l’Echo.  Le journaliste leur fait la morale. Je me suis demandé si c’était son rôle mais tout de même, je peux dire qu’il n’a pas eu tort si tout ce qu’il a relaté était vrai. Bien évidemment, je n’y étais pas. Je ne peux que croire ce que dit ce journaliste. Que sont ces élus de 1950 ? Qui est cet Henri Bonnet ? Un radical-socialiste sans conscience de l’Histoire ? Moi, il est vrai que je suis plutôt libertaire et que, peut-être, je ne devrais pas me soucier de tout cela. Mais tout de même, je me dis que quatre-vingts ans ont passé et que la mémoire collective devrait encore fonctionner. Il y a bien des Castelliens qui ont eu des grands-parents pris dans la tourmente de cette guerre. Que fera-t-on alors pour les quatre-vingts ans de la première guerre mondiale ? Et que fera-t-on pour les quatre-vingts ans de la Libération ? Où en seront nos mémoires ? Il est évident que je ne serai plus là. Je suis déjà bien trop vieille pour tout ça. J’ai l’impression que l’on veut oublier les atrocités de la seconde guerre mondiale. Un ordre nouveau semble s’être mis en marche. Je n’ai pas pris le train. Je ne suis pas les wagons. Je reste avec mon vélo, même si je rêve tout de même d’un vélosolex. Ce ne sera pas pour maintenant. Il me faut encore gagner ma vie pour gagner en vitesse. Je sais qu’il y a beaucoup de reconstructions à faire mais je me contente de mon existant.  Non pas que je ne sois pas curieuse du progrès mais je me dis : à quoi bon ? J’ai l’impression que ces derniers temps, on confond trop souvent être et avoir. Je n’ai pas de rêve, pas d’ambition. Ma seule ambition est celle d’exister. Je veux avoir une vie pleine et attentive. Je ne veux pas avoir le regret de n’avoir fait attention à rien. J’essaie de répondre à la tyrannie du présent, qui est déjà du passé et de l’avenir. Je veux me sentir exister, mon sang et mon cœur battre. Je veux avant tout contempler, observer et me dire que ce qui est plus fragile que moi a aussi le mérite d’exister et qu’il faut savoir l’accueillir.

J’en suis là dans mes pensées quand je vois arriver un autre article, beaucoup plus petit celui-ci. C’est la nécrologie de Camille Dellier. Il va falloir que je mette le journal de côté pour Léon Daviau. Je ne sais pas si cela le consolera, ou s’il restera peiné et fatigué. Je l’ai trouvé très las ce matin. J’avais l’impression qu’il s’est senti dépassé par toutes ces pommes à presser. Il était sans doute dépassé par tous ces assemblages à faire. Peut-être qu’il voulait y réfléchir longuement mais qu’il n’avait pas la tête à ça. La nécrologie est succincte. On y dit simplement qu’il est parti à cause d’une courte et implacable maladie et qu’il laisse derrière lui une veuve et six jeunes enfants. On y dit aussi qu’il avait reçu l’hommage de beaucoup de monde. L’article serait presque insignifiant s’il ne s’agissait de quelqu’un que je connaissais. C’est la première fois que je vois l’hommage de quelqu’un que je connais dans le journal. Il ne me semble pas avoir connu ça. Pas pour un simple cultivateur en tout cas mais il est vrai qu’il n’avait que quarante-quatre ans. C’est décidément bien trop jeune. J’ai lu le journal au Marigny. Je ne voulais pas être seule. Je l’ai un peu commenté avec monsieur Béaur. Il est au courant de tout dans le village mais il n’est pas attaché aux ragots. Il a de la peine pour Léon Daviau. Il trouve qu’il a l’air usé maintenant. Il a dû mal à marcher et son dos est voûté. Ses mains sont noueuses. Avec sa canne et ses sabots, il fait un peu château branlant. Je me suis dit tout ça ce matin quand je l’ai vu dans son pré. Je ne sais pas si je pourrais y venir encore souvent. Me laissera-t-il le temps de venir pêcher ? Ce matin, je lui ai donné mon brochet d’hier. J’avais gardé l’anguille que j’ai cuisinée hier soir, malgré la fatigue des pommes. Je suis rentrée chez moi après ça, après le pré, après le journal, après le Marigny et j’ai déjeuné. Que faire maintenant dans l’après-midi ? Profiter des derniers rayons de soleil pour cueillir mes fruits avant que ne tombe la nuit ? Oui, je vais faire ça. Sinon, ils vont tomber au sol, gâtés, et je ne pourrais pas les rattraper.

20 décembre 1950

Je me suis levée très tôt ce matin, il faisait encore nuit noire et il faut encore que je parte avec mon vélo et ma remorque dans la nuit noire. Il fait froid mais je dois absolument sortir de chez moi pour gagner quelques sous. C’est bientôt Noël et même si je n’ai pas de cadeaux à offrir, il faut bien que je continue à gagner un peu ma vie. Il n’y a pas tant d’occasions de vendre en ce moment et aujourd’hui, c’est la foire aux bestiaux à Brou. Je ne sais pas si je ferai beaucoup d’affaires. Apparemment, il y aura des chevaux et de la volaille. Je ne sais pas vraiment à quoi m’attendre, les affaires ne vont pas forcément toujours beaucoup mieux que pendant la guerre. Léon Daviau est décédé il y a deux jours. C’est sa femme qui m’a prévenue. Il allait sur ses soixante-quinze ans. Je ne sais pas vraiment de quoi il est décédé, peut-être d’épuisement. La mort de son gendre l’avait beaucoup affecté et il se faisait beaucoup de souci pour sa fille Lucienne. Je sais aussi qu’il avait de l’asthme. De là à mourir de l’asthme en hiver ? Je me pose beaucoup de questions sur ce décès. Léon Daviau était mon meilleur allié ici à Saint-Avit-les-Monts. Sa femme Louise est très gentille, nous avons quelques affinités. Elle aime la broderie. Moi je ne suis pas très douée pour tout ça. Mon domaine, c’est l’animal et le végétal.  Quant à son fils Fernand et sa bru Solange, ils ont été éprouvés par la mort de l’une de leur fille en bas âge. Je ne peux assurément pas compter sur eux. Je suis isolée ici à Saint-Avit-les-Monts. Dans ces conditions, aller à Brou sera-t-il un calvaire ou une bénédiction ?

 Pendant que je me pose toutes ces questions, je mets en cage la quinzaine de poulets que j’ai choisi de vendre aujourd’hui. Je crois que le cours de la volaille est de 220 francs le poulet. Si je vends tous mes poulets, je pourrais espérer gagner 3.300 francs. Une belle façon de finir l’année et d’en commencer une autre un peu plus facilement. Je ne vends plus mes poulets aux habitants du village. J’en vends à Châteaudun quand c’est la saison. Je vends des œufs. A Brou, ce sera 200 francs la douzaine. J’ai pris dix douzaines d’œufs. Je les avais gardés depuis une semaine. J’avais anticipé la foire aux bestiaux de Brou. Sera-t-elle aussi importante que celle d’avant-guerre ? Je ne sais pas s’il faut que j’y mette tous mes espoirs. En tout cas, à Brou, ils ont décidé d’attirer le chaland avec des curiosités. J’ai vu dans le journal que l’on pourra voir un éléphant de mer capturé d’une drôle de manière. Il est écrit dans l’Echo Républicain qu’il a été capturé dans un filet par des pêcheurs et qu’il a gravement blessé l’un d’entre eux lorsqu’ils ont voulu le retirer du filet. Je ne sais pas si ce qui était écrit est vrai. Ça m’a l’air quand même d’être des sornettes. Je ne suis jamais allée à la mer. Je ne m’imagine la vie des pêcheurs que d’après mes lectures de Pierre Loti. Je ne sais pas ce que c’est que de poser des filets. Je ne pêche qu’en rivière.  Peut-être que je dois aller voir cette technique. Je ne sais pas si elle pourrait s’appliquer dans le Loir.  Moi, j’ai simplement des lignes et une nasse. Je vais au plus simple. Le Loir m’attendra au printemps. Pour l’instant, je vends mes poulets à la foire de Brou. A Brou, on vend tout toujours très bien. Pas toujours les lapins mais j’ai bon espoir pour mes poulets. Ils sont assez gros. Il faut que j’arrive à les caser dans ma remorque. Penser que je vais pédaler encore une fois sur vingt-cinq kilomètres dans le noir le plus complet. Comme au mois de juin, mais en sens inverse. Je pense à monsieur Daviau. Je ne l’ai jamais appelé par son prénom. Je l’ai toujours vouvoyé. Lui me tutoyait et m’appelait Marguerite. Cette familiarité ne m’a jamais contrariée. J’aurais pu être sa fille. Il avait d’ailleurs plus ou moins l’âge de mes parents. Je pense à lui comme s’il avait été de ma famille. Et peut-être qu’après tout il était un des miens. Nous étions peut-être des cousins éloignés. En tout cas nous nous étions reconnus et nous nous étions estimés. Demain, c’est son enterrement. Il aura lieu le matin en l’église de Saint-Avit-les-Monts. Je ne sais pas encore si j’oserais y aller, si j’oserais m’y montrer. Peut-être ne sert-il à rien de trop anticiper.

Ce matin, je vais à Brou pour vendre mes poulets. J’espère y voir la foule. Sans doute est-ce ce que je crains aussi. Il faut absolument que je sorte de ma routine de l’hiver. Je ne fais plus grand-chose d’autre que lire et dormir en dehors de curer mes bêtes et de les soigner. Ma haie a perdu ses feuilles, à l’exception des charmes. Pour l’instant, il est encore tôt. Je ne vois rien et me dirige à la lampe de poche électrique. C’est un cadeau de Pierre et Madeleine Beslay. Avant, je me dirigeais dans la nuit avec ma lampe tempête. Ma lampe de poche est plus pratique mais elle éclaire encore faiblement. On peut dire qu’elle m’aide bien quand même, elle est de taille modeste et peu encombrante. Les poulets ne disent rien ce matin. Ils sont dans leur cage. Ils dorment peut-être encore un peu. Je ne sais pas s’ils sont groggys ou anesthésiés par le froid. De pédaler va me réchauffer.

Que de monde ! Je n’avais pas vu autant de monde depuis 1938. Aujourd’hui, j’ai douze ans de plus. Pédaler sur une telle distance en plein hiver m’a fatiguée. Je n’ai plus les mêmes ressorts. Je me suis présentée rapidement au placier pour qu’il me fixe un endroit. Tant de volailles en un espace aussi réduit. J’ai aperçu les chevaux. Il paraît qu’il y en a au moins cinq cents. C’est d’un cheval dont j’aurais bien besoin des fois pour m’accompagner mais je n’ai pas les moyens. Et maintenant, la mode et le progrès vont aux chevaux moteurs. Posséder une voiture comme bon nombre de gens. Un idéal ? Je ne sais pas. Je ne suis presque jamais montée dans une voiture. Il m’arrive de prendre le bus. Mais tous mes déplacements je les fais à vélo. Peut-être que je devrais me procurer un vélo-solex. Cela pourrait m’aider, j’en suis presque sûre. Pour l’instant, je suis à la foire aux bestiaux de Brou et on m’a trouvé une place. Que de monde ! Que de monde ! J’étoufferai presque. Quelle réussite ! Mes poulets trouvent rapidement acquéreur. En une heure et demie, j’ai tout vendu. Il ne me reste plus d’œufs. Je peux repartir. Je crois que je vais rester pour voir l’éléphant de mer. Il m’intrigue. Je ne sais pas trop à quoi un éléphant de mer ressemble. Pourtant, j’ai quelques livres sur les animaux. Mais je n’ai pas trouvé d’image correspondant à l’éléphant de mer. Mais que de monde ! Que de monde ! Je n’avais pas vu autant de monde en peu de temps depuis si longtemps. Brou devient trop petit. Comment ce monde fait-il pour tenir en aussi peu de place, quand on y songe ? Les chevaux sont vraiment très beaux. Je regarde les camelots. Je regarde un peu les vêtements, les miens commencent à être usés. Je n’ai pas assez d’argent pour m’en acheter. Je demanderai à Louise Daviau de me couper des tabliers dans du tissu qu’on m’a donné. Ah non, j’avais oublié. Son mari est mort. Je crois vraiment que je ne peux plus compter sur eux. Une partie de moi-même meurt en même temps qu’eux. C’est à ma finitude que je pense à quelques jours de Noël, avant le passage du Nouvel an. Dans onze jours, nous serons en 1951. L’année 1950 m’a chahutée. J’ai cinquante-deux ans, je vais sur mes cinquante-trois. Ce n’est pas que je me fais vieille mais d’ici quelques temps, mes forces partiront. Pour l’instant, j’ai encore toutes mes dents mais je les sens fragiles. Ce matin, j’avais un trou dans une molaire. Il faudrait que je puisse aller chez le dentiste. Je ne suis pas sûre que ce soit à ma portée. J’ai peur de ma déchéance physique. Pourtant je mange bien et je mange sain. Je n’ai pas besoin d’aller chez le médecin, ou si peu. Après tout pour me soigner j’ai mes plantes. Jusqu’ici, ça m’a réussi. Quand j’ai mal aux dents, je prends de la racine de benoîte. Elle a  vraiment  l’odeur et le goût du clou de girofle. Les dents, mon talon d’Achille. Je sens qu’elles vont se casser et peut-être se déchausser. Ne pas y penser. Je n’en suis pas encore là. Profiter du spectacle des badauds, de la foule qui n’a jamais dit son dernier mot.

Penser à Léon Daviau. Si je brave la foule aujourd’hui, j’affronterai les regards demain à ses obsèques. Ce sont deux journées de bravoure. C’est mon Noël à moi. Mes parents sont trop loin de moi depuis si longtemps. Ils n’ont jamais compris mon choix. Avec Léon et Louise Daviau, j’avais trouvé des parents de substitution, des parents qui ne m’imposaient rien. Léon m’épaulait, me soutenait et m’aidait. Bien entendu, depuis quelques temps, ça s’était inversé. C’est moi qui l’aidais. Il est vrai que j’ai acquis un savoir-faire depuis toutes ces années, il m’avait transmis ses connaissances et ses compétences. Il me faisait confiance. Son fils Fernand n’a pas pris le même chemin que lui. Il a pris la voie du remembrement.

Finalement, j’ai réussi à voir l’éléphant de mer. Mon dieu que c’est laid. Un monstre !

21 décembre 1950

Je suis entrée dans l’église à 10 heures. L’office débute à 10h30. Je n’ai pas voulu me trouver au milieu des badauds sur le parvis de l’église. J’y suis entrée tête baissée. Je ne l’ai relevée que pour m’asseoir. Mon cœur bat fort, comme si j’avais le trac. Que puis-je attendre d’autre de ces obsèques qu’un dernier hommage à celui qui fut une de mes figures paternelles. Évidemment, je ne m’assois pas dans le chœur avec les membres de la famille qui semblent arriver petit à petit. Je me trouve une place au milieu de l’église pour me noyer plus tard dans la masse. J’ai mis mon manteau et mon foulard gris, mes bottes de peau sont noires. Rendre un dernier hommage. Je trouve cela tellement convenu mais je tiens à être là, à montrer que moi aussi j’existe. Je fais acte de résistance dans cette assistance du qu’en dira-t-on. Je crois que je fais péché d’orgueil pour une fois mais j’en ai tellement gros sur la patate. Je perds mon allié le plus fidèle. Il était fatigué, il ne pouvait plus m’aider. L’église se remplit peu à peu de visages familiers qui ne me regardent pas. Ont-ils peur d’être humiliés en me dévisageant ? Au moins, je suis tranquille. Je passe inaperçue. Sa famille occupe entièrement le chœur, sa femme, ses enfants et ses petits-enfants. Je connais Louise, Lucienne, Fernand et Lucien. Les visages sont fermés. J’ai comme l’impression qu’ils s’interdisent de pleurer. Je regarde les statues dans le chœur. Je me fige devant Saint Antoine de Padoue portant l’enfant Jésus. Aurais-je perdu quelque chose ? Je ne suis pas forcément croyante. Lucienne l’est. Saint Antoine de Padoue est son saint préféré. Il est bien visible dans l’église de Saint-Avit-les-Monts. Elle aime aussi la Vierge Marie. Elle m’a dit une fois il y a longtemps qu’elle voulait aller à Lourdes. Un vœu très pieux qu’elle exaucera peut-être un jour si elle a de l’argent. Pour l’instant, elle est très éprouvée. Elle a perdu son mari il y a deux mois et maintenant c’est son père. Les deux hommes de sa vie disparaissent en même temps. Il ne lui reste plus qu’à se raccrocher à ses enfants mais aujourd’hui, elle a vraiment l’air égarée. Elle semble perdue. C’est peut-être elle que j’ai perdue après tout. Elle et Louise, si petites, engoncées dans leurs robes noires plissées au plastron. Leur manteau et leur chapeau noirs. Il fait froid dans l’église. Les bouches font de la vapeur quand elles chantent en chœur. Je n’ose regarder l’assistance mais je suis là. Je chante moi aussi, j’accompagne comme je peux. Je me rappelle un peu ces chants que j’avais appris au catéchisme et dans d’autres enterrements. Oh, nous n’étions pas très catholiques avec mes parents mais j’aime une chose, c’est l’odeur de l’encens. La communion, l’eucharistie, je n’y comprends rien. Je suis depuis trop longtemps éloignée de la société, de ce qui fait société. L’Eglise est pour moi comme une société secrète presque inaccessible. Des chants, des prières, de la liturgie. Dans l’assistance, des gens que je ne connais que trop bien. Je les regarde du coin de l’œil en psalmodiant. Moi aussi je veux qu’on entende ma voix dans ce brouhaha. L’église est pleine. Elle n’est pas vraiment belle. Elle n’est pas de celle dans laquelle on aime méditer. J’entre dans les églises pour méditer. J’entre parfois dans l’église de Saint-Avit-les-Monts et je vais me fourvoyer dans la chapelle de Saint-Pierre-de-Vouvray dont il manque la toiture. J’aime son architecture. Elle est robuste et fine à la fois. Elle est en pierre du pays, une pierre claire, une pierre mordorée. Je n’y vais plus assez depuis qu’ils vont y chasser du gibier d’eau. C’est l’hiver. Il faut que j’attende le printemps pour retrouver mes esprits. Peut-être qu’en mars ou avril 1951 j’aurais retrouvé mes capacités à compter. Hier, à la foire de Brou, je me suis trompée. J’ai perdu de l’argent. Il me manque cinq cents francs. Il va falloir que je vende beaucoup d’œufs et ce n’est plus tellement la saison. Je compte un peu sur mes bleues de France pour en pondre quelques-uns, malgré le froid. Nous sommes entrés aujourd’hui dans l’hiver. Cet automne fut long et dangereux. J’ai perdu l’insouciance du mois de juin. Je suis devenue plus grave. Le décès de Camille Dellier m’a fait beaucoup réfléchir. Il était plus jeune que moi et il a laissé derrière lui six enfants. Léon était plus âgé mais, comme je l’ai déjà dit, c’est comme si j’avais perdu un père, un proche, un allié. Je vais rester la sauvage de Saint-Avit-les-Monts pour quelques années encore. Je ne veux pas contredire cette réputation du moment qu’on ne vient pas me chercher des noises. Je fais bien d’assister aux obsèques de Léon Daviau. Je sens que l’on me toise mais on cherche mon regard. Je sais que je ne fais pas partie de la famille mais quand même, j’ai l’impression que l’on me cherche ailleurs, près du chœur.

Evidemment il y a la cérémonie religieuse sur laquelle je ne m’attarderai pas. Et puis il y a le vin d’honneur. J’y resterai un quart d’heure. J’y ai vu Louise, résignée. Lucienne, éplorée. Fernand comptait déjà les arpents. En tant que fils aîné, bien que deuxième de la fratrie, il reprend toute l’exploitation. Les deux autres, Roger et Raymond, ont trouvé une place en tant qu’ouvriers. Quant à Lucien, le petit dernier, il est postier.  Je n’ai pas besoin de rester longtemps pour constater que pour moi, une époque est révolue à Saint-Avit-les-Monts. Vais-je continuer ma vie de femme intègre mais solitaire dans un environnement aussi glacial ? Vais-je rester à leurs yeux marginale ? Jusqu’où ira mon isolement ? Ai-je besoin des autres pour exister ? Puis-je compter sur les autres pour exister ? A qui me confier ? J’ai bien la famille Talbot d’Ancise près de moi. C’est déjà ça. Les Talbot d’Arrou ne sont pas très loin. Ainsi ces obsèques me permettent de faire le point. Les Beslay viendront me saluer au Nouvel an, comme tous les ans. Suzanne a vingt-quatre ans et Gilbert en a vingt-deux. Comment dire qu’ils ne sont plus grands. Ils sont déjà adultes. Ils nous poussent vers la sortie. Cette année, je crois qu’ils ne viendront pas. Madeleine m’a envoyé une carte il y a une semaine pour me dire qu’ils passeront me voir à la nouvelle année comme tous les ans et qu’ils viendront sans leurs enfants. Elle m’a expressément écrit que leurs deux grands n’avaient plus besoin d’eux. J’ai faille lui répondre : comme je les comprends. En même temps, je ne comprends pas qu’à leur âge ils vivent encore chez leurs parents. Ils sont tous les deux fiancés mais ne sont pas pressés de se marier. Je ne peux pas les juger. De ma vie, qu’ai-je fait ?

Il est important que je fasse le point sur mes connaissances le jour des obsèques de Léon Daviau. Il n’a plus besoin de moi aujourd’hui. Avec qui vais-je pouvoir converser ?

13 août 1943

C’est comme une journée de naissance. Je sais qu’il y a une naissance aujourd’hui. C’est le petit Bernard Talbot qui me l’a dit. Du haut de ses sept ans, il m’a dit : « la mère Coursimault, on dirait une baleine ». C’est comme ça que j’ai appris que Gisèle Coursimault attendait un enfant et que c’était pour bientôt. Je l’ai appris il y a dix jours. Ce sera son sixième enfant. Elle dit partout que Roger, son époux, « n’a pas pu se retenir ». Je crois qu’elle s’était renseignée pour faire passer l’enfant. Elle en a plus qu’assez des enfants et cela fait longtemps qu’elle fait entendre que, si ça ne tenait qu’à elle, elle n’en n’aurait eu que deux. Elle se serait arrêtée à Jeaninne et à Raymond.  Elle n’aurait pas eu Denise, Monique, Paul et le bébé à venir. « Je ne sais pas comment on va l’appeler celui-ci », m’a-t-elle dit il y a cinq jours alors que je me rendais à l’épicerie des Talbot à Ancise. La violence d’être mère. Toute la violence aussi de ne plus vouloir l’être. Elle me dit, à moi : « toi tu as de la chance, reste bien célibataire ! Ne fais pas comme moi. J’ai choisi la plus mauvaise affaire. Six, six enfants tu te rends compte ? ».

13 août 1943. Il fait chaud, l’avoine n’a pas encore été récoltée. J’ai appris qu’il y avait eu le feu dans un hangar à Logron. Une partie de la récolte de blé est foutue. Des Parisiens se font prendre la main dans la valise en ramenant des poulets et des lapins en gare de Châteaudun ou de Marboué. Certains avec du veau, d’autres avec du mouton. On ne mange pas trop de cochon en ce moment, il fait beaucoup trop chaud. Tous ces gens qui se font prendre écopent de copieuses amendes. Qui peut bien les dénoncer ? Qu’est-ce qui les dénonce ? Leur corps qui ploie sous le poids trop lourd de leurs valises ? Un passant jaloux qui ne peut pas se procurer de viande ? Moi je fais attention avec mes lapins et mes poulets de ne pas trop en vendre pour que ça ne paraisse pas suspect. Après tout, on est restreints. Je sais que je n’ai pas à me plaindre avec mes bêtes, mon jardin et mon champ. Ce n’est pas encore cette année que je vais mourir de faim. Mais c’est tout ce que je peux me permettre. Parce que madame Coursimault, elle, ne sait pas comment elle va s’en sortir avec toutes ces bouches à nourrir. Elle s’occupe de sa basse-cour et de son jardin toute la journée, la cuisine, la lessive et les enfants par-dessus le marché à décrotter. Gisèle Coursimault n’en peut plus. Elle n’a que trente-six ans et elle a les mains ravagées et le dos plié d’une femme de plus de cinquante ans. Roger Coursimault est trop imprévoyant ? Certains diront aussi que c’est la faute des Allemands. Certains diront qu’ils l’auraient violentée. Pourtant, elle n’a pas le corps à ça. Elle n’a plus le corps à rien. Elle n’a plus la tête à ça. Elle sait qu’elle va expulser cet enfant dans le bruit et la fureur d’une guerre cruelle et pernicieuse. Moi, je sais simplement que la naissance, c’est pour aujourd’hui. Je l’ai bien vu il y a cinq jours à Ancise. J’ai bien vu Gisèle Coursimault qui n’en pouvait plus de marcher. Elle ne tenait presque plus debout. Elle continuait pourtant à travailler dans la cour de sa ferme, près du café de mes cousins Talbot. Et aujourd’hui, il fait très chaud. Son mari doit être dans les champs. Peut-être qu’il récolte enfin l’avoine. Elle, comment va-t-elle faire si elle accouche en plein après-midi ? Que va-t-on faire des enfants ? C’est vrai que ça va lui faire un drôle d’anniversaire à Gisèle Coursimault. Elle est du 14 août. Que va-t-il se passer le 15 août, elle qui croit en la vierge Marie et qui la prie tout le temps ?

Mais je sais que la naissance est pour aujourd’hui. Je dois aller chercher Bernard au café d’Ancise cet après-midi. Je dois lui apprendre à pêcher le gardon. J’en saurai peut-être un peu plus. Ce matin, tout est calme mais il fait déjà chaud. J’ai moissonné mon blé et mon orge il y a belle lurette, je viens de faire l’avoine. Je suis à jour dans mon champ. Dans mon jardin-potager, j’ai fait des pommes de terre et des topinambours. Je dois faire attention de ne pas avoir trop de doryphores sur les patates sinon je vais me prendre une amende si je suis dénoncée par mon voisin. De la rue, on ne voit rien. Si j’écope d’une amende, c’est que mon voisin m’aura dénoncée. Je fais toujours attention d’être dans les règles. Je ne suis pas riche évidemment, je n’ai pas de sous à perdre et j’ai tout à gagner avec mon potager. C’est drôle de dire ça alors qu’il y a des restrictions partout pour des gens comme nous. C’est la guerre. Je ne sais pas si je m’en remettrai. Les Allemands me font peur. Je ne sors pas beaucoup de chez moi. J’ai peur que ça reste ancré en moi, de rester chez moi et de voir peu de monde. Je me méfie de tout. Mes voisins me retranchent dans mes limites. Ils sont à l’affût de tout. Ils cherchent noise. Heureusement, je ne vois pratiquement personne. Je prends simplement mon vélo pour aller voir Léon Daviau ou les Talbot à Ancise. Parfois, je vais à Châteaudun pour revendre deux ou trois lapins. Pour l’instant, je garde mes peaux de lapin. On verra après la guerre. Je suis seule et je sais qu’on ne fait pas confiance à une femme seule qui n’a pas d’homme pour lui dire ce qu’il faut faire. C’est pour ceci que j’aime bien parler à Gisèle Coursimault lorsque je vais à Ancise. On se parle en toute franchise.

Je suis allée chez elle en fin d’après-midi. Le travail d’accouchement était terminé mais pas la moisson qui s’est poursuivie tardivement dans le champ d’avoine. Les Coursimault ne sont plus au diapason. Elle a accouché en une heure. Au sixième enfant, on se laisse surprendre par la perte des eaux et la tête du nourrisson qui affleure. Il pourrait naître la tête à l’envers. J’imagine Gisèle Coursimault accoucher debout en sortant du potager. C’est pratiquement ce qui s’est passé. Les enfants les plus grands, âgés de 16 et 18 ans, ont éloigné les plus jeunes qui sont allés aider un peu dans les champs. Il n’y a même pas eu besoin d’appeler la sage-femme. Le médecin était dans les parages. C’’est lui qui a donné son prénom à l’enfant. Il a simplement dit : « il s’appellera Jean-Claude ». Soulagement pour madame Coursimault. Elle ne pense plus à rien, désormais. Sa vie va être rythmée par les flux et reflux du bébé « qu’il va falloir torcher », comme elle me l’a si souvent répété. Tout ceci n’est que gâchis. Mais s’il était intelligent ? S’il apprenait bien à l’école ? Et s’il se mettait à cogner sur tout le monde ? Et s’il lui volait tout son argent ? Tout cela, Gisèle Coursimault me l’a avoué en évoquant l’arrivée du bébé. Il est né désormais. Et comme elle l’a si souvent répété, il va falloir le torcher, l’habiller, le nourrir, l’élever, le soigner, le faire grandir. « Nous n’avons pas les moyens de tout ça », a-t-elle simplement regretté.

Je comprends mieux son désarroi maintenant que l’enfant a vu le jour. Concrètement, il va falloir aussi l’aimer. « C’est au-dessus de mes forces », a-t-elle estimé.

Je suis revenue chez moi. Je suis songeuse. Je pense au petit Jean-Claude qui n’aurait pas dû naître. C’est ce que j’estime. Je pense aussi à tous ces prix où l’on honore désormais les familles nombreuses. C’est la Caisse d’Epargne qui décerne ce prix. C’est marqué dans le journal. Je ne sais pas si Gisèle Coursimault répondrait à la demande de la Caisse d’Epargne et si elle s’inscrirait au prix de la famille nombreuse. « On ne sait jamais, il y a peut-être quelque chose à gagner ». Gisèle Coursimault pense surtout que ce qu’il y a à gagner, c’est une fois de plus le devoir de se taire.

ADDENDUM : Après cette naissance, qui sera la dernière, elle ne dira presque plus jamais rien sur les avortements, les grossesses dont on ne veut pas. Elle dira simplement qu’elle aurait voulu avoir deux enfants, et c’est tout. La vie ne lui a pas laissé de choix.

14 août 1945

Nagasaki, Hiroshima, ou l’inverse. Que m’apportent ces deux noms japonais ? Je ne les connaissais pas avant-hier. Ce sont les noms du cauchemar, de l’implacable défaite de l’humanité. On n’a pas fini de connaître les erreurs et les horreurs de la guerre. Elle est pire que celle de la première guerre mondiale. Pierre m’a écrit récemment. Il ne comprend plus rien. Pourtant, je sais qu’il a combattu contre les Allemands discrètement. Il ne comprend pas les règlements de compte de cet après-guerre, de ce besoin de se défouler comme en 1944 où nous n’aurions dû connaître que la liesse. Je sais que mes voisins se sont considérablement enrichis pendant la guerre mais je n’ai rien dit pour autant. Peut-on toujours tout laisser faire pour autant ? Où se trouve le bien et le mal. Je suis aujourd’hui à l’heure du bilan. C’est l’anniversaire de Gisèle Coursimault. Je pense à elle et à son petit dernier, Jean-Claude, qui a les cheveux plus blonds que les blés, presque blancs avec ses yeux noisette. Gisèle et Roger Coursimault ont tous les deux les cheveux châtains et les yeux bleus. Est-ce aussi ceci l’héritage de la guerre ? Une génétique ? Une ressemblance ou une dissemblance que l’on scrute pour savoir si l’on appartient bien à la même famille, la seule valeur parfois à laquelle on peut se raccrocher ?

Hiroshima et Nagasaki. Quand j’ai allumé le poste, je n’ai pas tout compris à ce qu’ils disaient. Je ne savais pas encore vraiment ce qu’était cette fameuse bombe atomique. Aucune image n’a filtré dans nos campagnes. A qui se fier ? On ne peut se fier qu’à la puissance de la voix des speakers et à ce qui est écrit dans le journal. Depuis quelques mois, l’Echo républicain est reparu. Il n’est pas bien lourd et il n’y a pas beaucoup de nouvelles sur Châteaudun. Il faut bien un début à tout. Ces atrocités de la guerre me hantent, moi qui ai voulu malgré tout vivre dans ma quiétude, dans une bulle d’autarcie. Depuis le début de la guerre, personne ne me parle à Saint-Avit-les-Monts. Je suis persona non grata, célibataire, sans enfant, suspecte. Vieille fille, sorcière, rebouteuse et peut-être faiseuse d’ange. C’est ce qui se dit de moi dans mon dos, je ne le sais que trop bien. Il n’y a qu’à entendre les suspicions trop fortes énoncées par mes voisins, ces moins que rien. Depuis qu’ils sont là, je n’ai que des noises. Ils ont participé à mon processus de désocialisation. Je me suis repliée sur moi-même, de peur d’être envahie par des éléments trop intrusifs. Je vis discrètement, enfermée à l’intérieur de ma maison. Grâce à ma haie, on ne me voit pas dans mon jardin et dans mon champ. Je suis à l’abri de tout regard à la belle saison. L’hiver, je suis découverte, mais je vis le plus souvent à l’intérieur de ma fermette. Je sais qu’à cause d’eux, on me regarde avec suspicion. Ainsi, les yeux de la rue se focalisent sur moi et oublient leurs méfaits. Pourtant, on ne peut pas les oublier tant ils vivent à découvert, tout grand ouvert, avec leurs voix qui résonnent, leurs portes qui claquent et leurs bouteilles de vin qui s’entrechoquent. Küntz ils s’appellent, des Alsaciens. Je n’en connaissais pas jusqu’ici. Il y a encore cinquante ans, ils étaient Prussiens. Aujourd’hui, ils sont Français. Je ne vois rien à redire à cela. Mais s’ils continuent comme cela, ils finiront au cachot. Je n’irai pas les dénoncer. Je n’ai jamais dénoncé qui que ce soit. Mais d’autres pourraient le faire à ma place. A commencer par Pierre Beslay qui avait bien reconnu leur petit trafic pendant l’occupation. Ils se sont certes enrichis grâce au marché noir, mais ils auraient aussi spolié des juifs dans la région. Oh, il n’y en avait pas beaucoup mais avec cette histoire de collaboration… Je ne pourrai pas en dire plus pour l’instant. J’attends que certains faits se confirment et que certaines sources se recoupent. Depuis le début du mois, c’est le procès de Pétain. Il se pourrait bien qu’il soit condamné à mort. Ça, on devrait le savoir dans les jours qui viennent. Un procès auquel je tiens, moi qui pourtant me tient généralement éloignée de toute actualité. Depuis quelques semaines, j’essaie de me tenir au courant de ce qui se passe à l’extérieur. Je n’en parle pratiquement jamais avec personne mais cela me permet de savoir ce qui se passe en dehors de moi. C’est vrai qu’il faut que je sache un peu ce qui existe en dehors de ma simple personne. Je suis beaucoup trop centrée sur moi-même depuis le début de la guerre. Il n’y a que mes poules, mes lapins, mes plantes et ma haie qui comptent. C’est déjà beaucoup pour moi mais cela reste peu de choses. Il faut que j’élargisse ma zone d’intérêts. J’ai pensé à Gisèle Coursimault l’autre jour lorsque j’ai lu ce journal avec ce concours de photographies de bébés. Ce n’est pas fait pour les paysans, ai-je songé mais tout de même, le premier prix pouvait gagner la somme de 300 francs sur un livret de Caisse d’Epargne. J’ai pensé : « mon dieu, que faut-il imaginer pour passer les horreurs de la guerre et penser à l’ailleurs ? ». Je trouve que l’on endort trop facilement les gens avec un peu d’argent et un concours de beauté qui ne doit pas concerner les bébés et les enfants.

Hiroshima et Nagasaki. Je sais où c’est maintenant. Le Japon m’a fait rêver il y a quelques années. Aujourd’hui, c’est un pays détruit. Les Américains, qui nous ont libérés avec les Anglais et les Alliés, ont tout massacré. Ils voulaient stopper la guerre ? Je ne sais vraiment pas quoi penser de ça. Ce que je lis dans le journal ne me convient pas. Anéantir la vie. A-t-on le droit d’anéantir la vie avec cette force nucléaire qui pourrait détruire le monde ? Toute cette modernité me fait peur. J’ai peur qu’on ne la maîtrise pas. Elle est utilisée à mauvais escient. Tout cela, moi, vu de Saint-Avit-les-Monts, ne me dit rien de bon. Je pense aux fleurs, aux arbres, aux fleuves, à la vie, humaine et animale. Je suis vraiment loin de tous ces calculs, de tous ces discours guerriers. J’ai essayé de m’en tenir éloignée pendant six ans. J’ai choisi la politique de l’autruche, je sais, mais c’étaient les seules ressources dont je disposais pour essayer de me sauver.

La guerre est finie sur nos terres. Pour l’instant, on ne doit plus craindre pour nos vies. Il faut se reconstruire. Je dois me reconstruire et essayer de vivre en dehors de moi. Je pense à Gisèle Coursimault et à son fils Jean-Claude. Comment vont-ils continuer leurs vies ? Sur quelle base ? La guerre a fait beaucoup de dégâts dans toutes les familles, même chez les plus innocents, chez ceux qui n’ont pas demandé à être là. Et pourtant, ils existent. Il faudra qu’ils continuent à exister. Dans quelles conditions ? Nul ne le sait. Il y a tant à bâtir, ou à déconstruire. Que faut-il penser de l’effort ouvrier demandé ? Est-ce que ce sera pour moi une nouvelle occasion de me défiler pour ne pas appartenir à un système, à un modèle de société ? Je sais que je dois attendre pour voir un peu ce qui va se passer.  J’ai hâte d’être à demain. Demain, pour une fois, je me repose.

18 mars 1943

Bientôt le printemps. Il ne fait pas encore bien chaud. Le fond de l’air est humide. J’ai commencé mes semis dans l’atelier. Je suis me chercher des endives en dessous, dans ma cave. J’y entrepose aussi quelques carottes dans le sable. Enfin, quand je parle de quelques carottes, j’y mets toute ma saison d’hiver, pour mes potages et mes bœufs-carottes. Enfin, on ne mange pas souvent de bœuf en ce moment, et ce n’est pas ma viande favorite. En parlant de bœuf, j’ai eu une grosse surprise dans ma cave. Elle était de taille. Ma surprise avait de très loin l’aspect d’un prince charmant. Et pourtant. Peau verruqueuse, yeux globuleux mais d’un drôle de doré, peau d’un brun verdâtre, il a tout du repoussoir. Nous sommes tombés nez à nez et nous nous sommes tous les deux effrayés. Il est tombé sur moi comme une feuille morte. Sur le coup, j’ai entendu un bruit sourd et j’ai vu un mouvement lourd. La cave n’était éclairée par la lumière du jour qui éclairait depuis la porte de l’atelier. Heureusement que je n’ai pas mis la main dessus lorsque je suis venue couper quelques endives pour mon repas du midi. Il était très tôt, c’était le petit matin. Je crois qu’il m’a adoptée en tombant sur mes pieds. Je ne sais pas ce que cela présage, si c’est quelque chose de bon ou non pour ma maison et mes affaires. C’est vrai que nous sommes en temps de guerre. Je lui ai immédiatement parlé. Je lui ai demandé ce qu’il venait faire ici. Evidemment, il ne m’a pas répondu. Il m’a regardée avec placidité. Il n’a pas eu peur de moi après m’être tombé sur les pieds. Je ne sais pas encore si c’est un mâle ou une femelle. Je regarderai dans un de mes manuels. En tout cas, la cave est bien humide et il y a des araignées à y manger. Je pense qu’il a trouvé l’endroit qu’il lui fallait pour se nourrir. Et s’il ou elle cherche à se reproduire ? Je crois qu’il ou elle irait dans la mare des Roncettes. Je ne sais pas comment il est entré dans ma cave. Peut-être lorsque j’ai travaillé mes semis dans mon atelier. J’ai laissé la porte ouverte, il y avait un brin de soleil dès le petit matin. Drôle d’endroit pour une rencontre qu’une cave. Il y fait sombre, il y fait froid, il y fait humide. Il me semble qu’il aura assez de cloportes pour continuer à se nourrir aussi. Mais que vais-je faire d’un crapaud ? Sans doute rien. Il n’y a rien à faire d’autre avec un crapaud qu’à le regarder se nourrir et observer sa placidité. Je ne sais pas s’il va rester chez moi longtemps comme ça. Je ne sais pas non plus s’il est chez moi depuis longtemps ou pas, s’il fréquentait les parages avant notre rencontre d’aujourd’hui. Je sais simplement qu’un crapaud est un bon allié pour les jardiniers. S’il pouvait manger les limaces et me préserver mes salades. Enfin on verra bien. Je ne sais pas si dans mon manuel on m’expliquera comment garder ce crapaud à la maison. J’ai envie de m’en faire un bon allié. Il n’est pas difficile à nourrir et il n’est pas encombrant. Il doit coasser de temps en temps. Je ne sais pas pourquoi, mis j’ai envie de le garder et de le protéger. Peut-être parce qu’il est tombé sur mes pieds. Comme une espèce de proximité. Il m’était déjà familier. Serait-ce l’âme d’un mort que je connais ? Pour l’instant, je n’en connais pas vraiment. L’avenir me le dira. Il va falloir que je compulse mes manuels pour savoir comment y faire avec un crapaud.

19 mars 1943

Je suis retournée à l’atelier continuer mes semis de printemps. Il était un peu moins tôt qu’hier et il faisait un peu moins chaud. Le ciel était clair, pourtant. J’ai laissé la porte de l’atelier ouverte. Je suis retournée à la cave. Il n’y avait pas de crapaud. Enfin pas encore. Je ne l’ai pas retrouvé immédiatement. Ce n’est pas comme s’il m’attendait. C’est moi qui m’attendais à le voir. Il s’est approché de l’escalier au bout de cinq minutes. Moi, je le cherchais vers mes carottes ensablées. Ce crapaud-là n’est pas farouche, assurément. Je me demande si j’arriverais à le domestiquer. A la cave et à l’atelier, il a toute la nourriture dont il a besoin. Il lui manque un point d’eau. Je peux peut-être lui trouver une bassine avec quelques plantes aquatiques que j’irai arracher près du Loir. Pourquoi pas quelques nénuphars ? Je pourrai lui donner l’illusion qu’il vient ici pour s’accoupler. Tout d’abord, je dois définir s’il s’agit d’un mâle ou d’une femelle. Il me semble un peu petit pour figurer une femelle. Je le désigne en tant que mâle. Je ne veux pas qu’il s’en aille. Je ne veux pas qu’il aille rejoindre une quelconque femelle pour se reproduire au risque de se faire écraser par une automobile ou une charrette. Je sais que la mare des roncettes n’est pas loin et que cela lui suffirait pour y trouver ce dont il a besoin. Mais moi, je ne veux pas qu’il aille retrouver une quelconque crapaude. Je veux qu’il reste avec moi. Je ne peux pourtant pas l’enfermer, seulement lui trouver un endroit où il aura le gîte et le repos. La cave et l’atelier sont tout trouvés. C’est le meilleur endroit. Il ne me reste plus qu’un petit point d’eau, un accès au jardin il y a pour qu’il aille manger les escargots et les limaces. Il peut passer par le côté, dans ce boyau d’herbe où poussent le lierre et le chèvrefeuille sauvage. Lui seul pourra passer par là. Il faut qu’il apprenne les contours de mon terrain. Evidemment, il ne sortira que la nuit. Je lui ouvrirai la porte de mon atelier le soir. Il n’y rentrera qu’au petit matin. Il va falloir que nous nous mettions au diapason. Un petit abri pour le jour, un autre pour la nuit. Et à manger le jour et la nuit. Ernest, avec moi, a trouvé son nid. Je crois que j’ai trouvé un compagnon pour quelques années. Sera-t-il mon meilleur ami ? Sera-t-il mon meilleur voisin ? Je suis persuadée que nous allons nous apprivoiser. J’en suis même sûre. Je me donne encore deux ou trois jours d’essai. Ce sera mon ami de l’atelier et mon allié du jardin. Encore quelques temps le nez dans mes livres et quelques matériaux pour construire un nid et j’aurai mon ami pour la vie. Un ami rien qu’à moi. Je ne veux pas le partager celui-là. Ce sera mon secret, mon mystère. Je sais que c’est encore un truc de sorcière. Il faut croire que je ne puisse pas m’en empêcher. Et comme on dit : la bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe.

20 mars 1943

Avais-je hâte de le revoir ? Oui, je crois, mais je ne me suis pas précipitée. J’y suis allée avec nonchalance et aucune précipitation. Le retrouver dans l’atelier puis dans la cave. Sera-t-il là ? Sera-t-il au rendez-vous que j’avais envie de lui fixer tous les jours ? J’ai décidé d’aller à sa rencontre tous les matins, vers 7h30. Ce ne sera pas possible lorsque je ferai le marché de Brou mais pour l’instant, il est hors de question d’y aller puisque c’est la guerre. Nous sommes rationnés. Tout ce que j’ai à lui offrir à Ernest, ce sont quelques araignées que j’ai dans ma maison. J’essaierai d’en attraper une chaque matin pour la lui donner. A moins que je ne lui fasse don d’un cloporte. Il y en a à foison à côté de la remise, dans le jardin, sous les briques et les pots de fleurs en terre cuite. J’ai envie qu’Ernest soit ma plus belle rencontre. Certains auraient pitié de moi. Je vis tellement coupée du monde que la moindre présence, même animale, me fera sentir encore plus humaine. Je suis à l’écart de tout système, encore plus depuis le début de la guerre où tout le monde se méfie de tout le monde. Moi, je suis la sorcière. C’est à peine si je suis la faiseuse d’ange. On me collerait cette étiquette si personne ou presque ne vient chez moi. Les Beslay font quelques incursions chez moi l’été ou entre Noël et le Nouvel an. Le petit Bernard Talbot me rend visite au moins une fois par semaine. Je vais chez ses parents une à deux fois par mois pour mon petit ravitaillement. Donc, Ernest sera mon confident, comme ce carnet. Je suis sûre qu’il ne répétera rien et qu’il aimera le son de ma voix. Il faut bien que je la fasse fonctionner. Est-ce qu’un crapaud est mieux qu’un chat ? Il y a des chances pour qu’il vive plus longtemps et qu’il soit parti moins souvent. Un crapaud revient toujours à son point de départ. Pour Ernest, je serai son point de départ. C’est ainsi qu’il vivra non loin de moi. Je suis souvent dans mon atelier et mon jardin, un peu moins dans ma cave. Je le protégerai pour qu’il ne soit pas importuné par le sale chien des voisins. Donc ce matin, j’ai vu Ernest. Il m’a bien vue aussi. Je lui ai tendu une araignée très en pattes et un cloporte. Il n’en n’a fait qu’une bouchée. Je crois qu’il a apprécié car il m’a regardée et fixée de ses yeux dorés. Il est venu, je ne l’ai pas touché. Je l’ai juste approché, je me suis penchée et j’étais suspendue à ses moindres faits et gestes. Il ne s’est pas enfui. Il s’est dirigé vers la bassine où j’ai planté un nénuphar. Je crois qu’Ernest et moi, c’est pour sa vie. Et la mienne aussi.

25 avril 1944

J’ai reçu la visite du petit Bernard ce matin. Il est arrivé assez tôt. Il n’est pas allé à l’école. C’est assez souvent qu’il se fait dispenser. Il préfère le café-épicerie de ses parents, c’est certain, mais ce n’est pas une raison pour manquer l’école. Il sait uniquement compter. Il a toujours autant de mal avec les lettres. J’essaie, comme je le peux, de l’initier avec des leçons de choses. C’est pour ça que, parfois, ses parents le laissent venir chez moi.  Avec la pêche, avec le jardin, avec la cuisine, je lui donne des notions de lecture. Je lui prête quelques-uns de mes manuels, des livres de recettes, nous suivons ensemble ce qui est écrit dedans. Il faudrait que je lui laisse plus d’autonomie dans ses lectures. Il ne lit que les images. Il devine simplement ce qui lui semble qui est écrit. Il va falloir que je lui apprenne le B.A.-ba. Avec lui, il faut rabâcher. Il a peur de l’échec et il sait qu’avec les lettres, il est en échec. En revanche, il aime tout ce qui a trait à la nature. Il comprend tout tout de suite. C’est un enfant des bois qui deviendra certainement un homme des bois. Enfin presque. Il a juré fidélité au café-épicerie. Peut-être qu’il commence à comprendre ce qui est écrit sur les boîtes en carton et les paquets de pâtes. Je crois qu’il le devine. Je vais essayer avec lui les associations d’idées. Il faut que ce soit pour lui aussi ludique que les mathématiques.

 Ce matin, Bernard est donc venu chez moi. Ce sont ses parents qui me l’ont amené. Ils me l’ont confié. Il aurait dû aller à l’école mais il n’avait pas envie de s’y rendre. La veille, il s’était pris une punition et un bonnet d’âne pour ne pas avoir su écrire le mot coing. Il l’avait écrit coin. Il pensait que c’était le coin de la cour de l’école et non le fruit. Il ne percute pas tout le temps. Il est distrait et s’ennuie parfaitement en classe. Son maître lui a donné des lignes à faire. Il doit écrire cent fois le mot coing ; Je ne suis pas sûre que ce soit très pédagogique. Ses parents m’ont dit qu’il ne l’avait pas fait hier soir alors, comme il redoutait de retourner en classe, ils m’ont amené leur petit récalcitrant. Il doit faire ses lignes chez moi. Evidemment, chez moi, il y a des livres avec des coings dedans, et aussi des coins, mais ce ne sont pas les mêmes manuels. Je lui ai ouvert ma bibliothèque dès la première heure. Ensuite, je suis allée dans mon atelier que j’ai laissé ouvert quand je suis allée dans le jardin. Apparemment, Bernard pensait me trouver dans l’atelier alors il y est entré. Il commence à faire chaud en ce printemps 1944. Les bombardements sont incessants. On entend les avions anglais et américains tourner autour de nous, au-dessus de nos têtes. Ce n’est pas un bruit incessant mais c’est fréquent. Ils doivent se poser sur du plat, dans les plaines de Beauce. Je les vois bien se poser à Logron, près de chez Lucienne et Camille Dellier, la fille et le gendre de Léon Daviau. Toujours est-il que le petit Bernard est entré dans l’atelier pour voir si j’y étais. Un avion passait en rase-motte au-dessus de ma maison. Il m’a raconté en panique qu’un crapaud était tombé sur lui comme une feuille morte. Il m’a dit qu’il avait eu très peur, qu’il avait pris ça pour une créature maléfique. Je l’ai rassuré en lui affirmant que ce crapaud était très inoffensif mais le gamin n’a pas voulu me croire. « Je vais le dire à mon père », m’a-t-il crié en pleurant. Il fallait absolument que je sèche ses larmes. Je lui ai dit que les crapauds, c’était comme les grenouilles, que ça vivait au bord de l’eau et que l’hiver, ça vivait dans une cave, à l’abri de la lumière, pour ne pas assécher sa peau. « Le crapaud est notre meilleur ami », lui ai-je ainsi certifié, en lui annonçant qu’il mangeait les escargots et les limaces, les araignées et les cloportes. Comme il n’aime pas vraiment ces petites bêtes-là, il a fini par hoqueter. Je lui ai dit tout doucement : « tu sais, tu as vu ce crapaud mais il ne faudra pas dire aux autres que tu en as vu un chez moi. C’est mon arme magique contre le mauvais œil et les mauvais plaisantins. Ernest, c’est mon meilleur ami, un peu comme toi. Désormais, ce sera notre secret ». Le gamin n’a visiblement pas cafté à ses parents. Mais je crois qu’il a vraiment eu très peur qu’Ernest l’attaque et lui envoie un poison dans le sang. On aurait dit un petit citadin. Bernard, tout de même, est un petit de la campagne et c’était son premier tête-à-tête avec un crapaud. Je lui ai ensuite montré des livres. Il a été un peu rassuré mais je pense que ce sera la plus grosse frayeur de son enfance, encore plus que la présence des Allemands sur les routes et des avions qui larguent des bombes dans le ciel.

09 février 1955

Se lever tôt et constater qu’ils ont déjà commencé le sale boulot. C’est aujourd’hui qu’ils éliminent la mare. La mare des roncettes qui a toujours existé. Combien croyez-vous de mètres cubes d’eau font cent mètres carrés d’un trou d’une profondeur de 1,50 mètres ? J’espère au moins qu’ils vont en baver, les pompiers. Je sais bien que de nos jours, il n’y a plus autant de bêtes à abreuver et que depuis qu’ils ont installé des bornes à incendie, la mare est moins utile. J’allais toujours y pêcher quelques gardons, surtout depuis que je vais moins dans le pré de la Samaritaine de Léon Daviau. Je maudis les Kuntz sur plusieurs générations. Avec l’argent sale qu’ils ont amassé pendant l’occupation, ils peuvent se permettre d’acheter du terrain à rebours. Là, ils ont racheté le terrain de la mare à la commune. Ils veulent la condamner pour y construire une maison qu’ils mettraient en location. Ils disent qu’ils en ont ras le bol des bruits des grenouilles. Moi, elles me berçaient et me rassuraient aux beaux jours. Que va faire Ernest au printemps ? Vais-je devoir lui construire un petit bassin ? J’ai peur qu’il me quitte. J’inventerai bien quelque chose pour mon crapaud. Les pompiers sont là depuis sept heures du matin. Leur pompe fait un boucan du diable. Mais que vont devenir tous ces mètres cubes d’eau ? Ils ont fait une sacrée capture de poissons il y a une semaine. Ils n’ont rien donné aux voisins. Tout à été relâché dans les plans d’eau d’Ancise. Les pompiers n’ont pas l’habitude de faire ce type de sale boulot. Le garde-champêtre est là. Il est de leur côté. Moi qui n’ai jamais accepté d’habiter à côté de ces gens bruyants et violents vont continuer à me pourrir la vie. Ils s’installent encore un peu plus dans le courant des roncettes. Ils ne font que du dégât derrière eux. Heureusement, j’ai mes voisines d’en face qui sont gentilles avec moi. Deux sœurs qui habitent un ancien couvent. Notre-Dame de la garde s’appelle leur maison. Elles non plus n’ont jamais aimé leurs façons d’être et leur grossièreté. Ils passent leurs journées à boire et à contrôler ce qui se passe dans la rue. Lui ne travaille plus, elle fait encore quelques ménages, du lavage et du repassage. Chez elle, c’est une souillon. Je vois bien qu’ils ne font pas grand-chose. Ils font des affaires la nuit. Leur salon reste allumé une bonne partie de la nuit. Ils vivent la fenêtre ouverte, même l’hiver. Je sais qu’ils trafiquent de l’alcool, ils ont mis le garde-champêtre et le maire de leur côté. Parfois, quand je suis dans mon jardin, j’entends quelques conversations s’échapper de leur fenêtre ouverte. Quand je désherbe, ils y vont bon train. Ils trafiquent avec le club de football d’Aurelcastel. Ils font souvent des fêtes jusqu’à pas d’heure après les matchs.

Les pompiers ont pompé l’eau toute la journée dans un bruit d’enfer. Je n’ai pas voulu aller voir ça. Quelle tristesse. Je vais rester chez moi pour quelques jours. Et ces mètres cube d’eau qui s’échappent vers les égouts. Ils iront dans le Loir. Ils ont pompé, pompé, pompé toute la journée. Que va-t-on devenir avec une maison de plus dans la rue ? A qui vont-ils la louer ? A des gens comme eux ? Tels que je les connais, ils vont avoir intérêt à payer. Les affaires sont les affaires avec eux. Je n’aimerais pas être leur locataire. Ils vont faire construire une maison de 100 m² sur l’emprise de la mare. Juste sur la mare. J’espère juste une chose : qu’elle soit bien humide pour que les fondations s’abîment. Mais ce ne sera pas avant une ou deux décennies. Ils ne seront peut-être plus de ce monde d’ici là. Et moi non plus.

10 février 1955

La mare a été entièrement vidée. Ils ont fini à 10 heures du soir. Ils en ont bavé. Ce matin, au petit matin, je suis allée voir ce trou géant. Quelle béance. Quelle folie. J’ai appris dans la matinée qu’ils voulaient tout remblayer aujourd’hui. Quelle bande d’abrutis ! Ils n’attendent même pas que la terre s’assèche. Ils ont tout arraché, toutes les plantes aquatiques. Quel désastre. La folie des hommes à son summum pour l’appât d’un petit gain. Et la commune qui autorise ça. Ils ont remblayé avec des gravats. Quelles fondations pour une splendide future maison.  Et c’est une entreprise de maçonnerie qui est venue livrer les gravats. Il y en a eu des camions. Ca a fait un sacré grabuge dans la rue. On sentait les trépidations des lourds véhicules chargés à bloc qui ont déchargé leurs contenus avec pertes et fracas. Et bien entendu, tout ce charivari n’a rien couté aux Kuntz. Elle ne va pas leur coûter cher leur maison. Encore une combine pour la construire à l’œil. Le terrain, déjà, ne leur a pas coûté cher puisque c’est la commune qui leur a rétrocédé la mare et ses bas-côtés. En tout, il y a quatre cents mètres carrés de superficie de terrain. Tout avoir à pas cher. Mon crapaud semble déboussolé. Il n’est pas tout à fait sorti encore de sa réserve et de sa petite hibernation. Il est dans son abri dans la cave. Il a entendu tout ce bruit depuis hier. Ernest s’est terré. Je vais certainement construire un petit bassin dans mon jardin pour lui apporter de l’humidité, à Ernest. Ce sera moins bien qu’une mare mais j’espère attirer les grenouilles pour embêter les voisins. De toute façon, lorsque je suis au fond de mon jardin, j’entends déjà des grenouilles derrière la haie. Ça doit venir de chez Van Hée, des Belges qui se sont installés ici pendant la première guerre mondiale. Eux non plus ne portent pas les Kuntz dans leur cœur. Eux aussi doivent faire avec mais ils ne me parlent pas non plus. Ils essaient de s’arranger avec eux pour ne pas être trop envahis. Quant à moi, je suis trop près de chez eux. Nos maisons sont jumelles et j’entends tout. Les engueulades, les beuveries, la trompette et la caisse claire, les chiens féroces qui aboient à tout bout de champ, un berger allemand et un malinois. Ils veulent être protégés s’il y a une intrusion des gendarmes chez eux. Ils y vont fort sur le schnaps et la bière. J’ai hâte de voir comment sera leur maison. Je crois qu’ils posent le premier parpaing au mois de mars. Au 15 mars je crois, d’après ce que m’ont dit les Van Hée, avec qui j’ai parlé quand ils ont rebouché la mare. Ils ont une mare au fond de leur jardin. Il faudrait les payer très cher pour qu’on vienne leur reboucher. Avec ça, ils arrosent leur jardin en été, le potager et les fleurs. Moi, je n’ai pas de mare mais j’ai tout de même une citerne d’eau dans le sol que l’ancien propriétaire avait fait construire. Elle est assez conséquente mais je ne peux pas aller jusqu’à mon champ avec cette citerne d’eau. Mes cultures suivent les aléas du temps. Je n’ai pas l’argent pour me moderniser et m’acheter un Mc Cormick. Déjà, j’ai mon Vélosolex. Pour moi, c’est un grand progrès. Je peux aller plus loin. Comme mon champ me suffit et que je n’ai pas envie d’expansion, je me contente de mon soc et ma charrue et des chevaux de Fernand Daviau. Dans cinq ans, je serai en retraite. Je suis bien comme je suis, sans grand appétit mais avec toujours l’enthousiasme de profiter des petits instants de la vie.

#39 Ces fresques

Je ne suis pas pieuse et pourtant, pour moi, les églises ont de l’importance. Leur caractère sacré ? Est-ce juste un jugement esthétique ? J’aime les églises qui ont des fresques. Il y en a plusieurs dans ma région. Leur état diffère. Elles ne sont pas toujours bien conservées. Évidemment, c’est religieux avant tout mais pour moi, c’est de l’art. Je ne me déplace pas souvent, je n’en ai pas les moyens. J’ai avec moi mes souvenirs. Pas de photographie mais des cartes postales me rappellent ce que j’ai vu. Elles ne restituent pas ces couleurs du passé, ces ocres et ces rouges qui avivent des murs qui avaient été blanchis à la chaux autrefois.

Meslay-le-Grenet, sur le canton d’Illiers. Une danse macabre. « Tel je fus comme tu es, tel je suis comme tu seras ». Nous y sommes allés avec mes parents quand j’étais enfant. Il y avait une fête paroissiale. L’église est petite. Nous y sommes entrés, j’avais été impressionnée par tous ces squelettes, tous ces morts qui m’ont interpellée. J’ai posé beaucoup de questions à mes parents ce jour-là. Ils n’avaient pas forcement la réponse. Il n’y avait rien à la hauteur des yeux d’enfants. Un cheval, des hommes, des femmes et en bout de course, un enfant. En méditant sur cette fresque, je sais bien que la mort me prendra. Comme tout le monde, je ne sais pas quand. Je me dis que j’ai encore des actes et des gestes à accomplir. On n’est pas toujours maître de son destin. Suis-je comme un petit oiseau sur la branche ? Peut-être. Je suis seule et sans attache. Je ne sais qui me découvrira quand je vais mourir.

Un parvis très minéral. Des chélidoines qui s’insèrent dans les interstices des marches. L’église Saint-Valérien à Châteaudun est toujours en plein soleil. Je m’y rends une à deux fois par an, la plupart pour des messes d’enterrement. J’y vais aussi pour les fresques. Je me dis que ça me fait une occasion de les revoir, avant qu’elles ne soient irrémédiablement effacées. Plus rien ni personne pour les restaurer. On préfère faire la chasse aux pigeons. C’est une question de priorités. Je sais que cette fresque se fait oublier. Les paroissiens l’effacent un peu plus chaque jour par leur inactivité. Fuiraient-ils leur propre mort ? Qu’ont-ils à cacher ? Que veulent-ils oublier ? Moi, j’essaie de toutes mes forces de m’en rappeler, de la garder en mémoire, de la conserver dans mes carnets. Je crois tout simplement qu’ils n’y comprennent rien ou qu’ils ne l’ont que trop comprise. Ils préfèrent s’arrimer à leur clocher.

La cour est minérale, pleine de graviers malgré un bout de pelouse au pied de la Sainte-Chapelle, dans la cour du château. Elle a été accrochée au donjon du 12ème siècle. A l’intérieur, de belles statues polychromes chères à Jehan de Dunois. Et une drôle de fresque. Un Christ en majesté et, sur le côté, tout en bas de l’échelle, Satan dans un chaudron accompagné d’une cohorte de damnés. Je ne vois que ça. C’est à peine si je remarque les anges et la litanie de saints. Non, moi, je ne vois que Satan. Suis-je condamnée comme une damnée ? Je veux conjurer le sort. Tout est à ma portée.

On m’explique la Bible en ocres jaune et rouge. Église Saint Pierre de Lutz-en-Dunois. C’est une église à dix kilomètres de chez moi. J’y suis allée deux ou trois fois, en retour de moisson. C’est en pleine Beauce, que du plat, après l’aérodrome de Châteaudun. Oh, le graphisme est grossier, presque enfantin mais au 12eme siècle, on s’adressait à des paysans illettrés. Les pigments sont encore très beaux. Plus tard, on m’a dit qu’il y avait un Léviathan. Il faudrait que je révise mon histoire religieuse et que j’y retourne avec mon carnet. J’ai dû rater des choses.

#40 Hypothèses

L’autrice, qui est-ce ? Est-ce Marguerite ou est-ce Hélène ? Est-ce celle qui a été invoquée un soir d’été, alors qu’on était au lit et qu’on a vu une silhouette à travers le miroir de la chambre ? Ou est-ce celle qui a provoqué l’autre, qui a tenté de la faire sortir d’elle-même ? L’auteur, est-ce Marguerite ou moi, Hélène, qui ai tendance à laisser parler les gens pour qu’ils me racontent des histoires, pour qu’ils me racontent leur vie que j’écoute patiemment ? Est-ce la femme que je prenais pour une sorcière quand j’étais petite quand je passais devant sa maison que j’occupe aujourd’hui ? Est-ce inventé ? Oui, sans doute mais ce n’est jamais volé, c’est juste intercepté. A moins que l’auteur ne soit Pierre. Et là, tout est remis en jeu.

Des trous, des pages manquantes, des dates qui ne se remplissent pas. Des dates qu’on préfère oublier et celles qui ont marqué. Ces journées très remplies dont on voudrait qu’elles s’éternisent, celles qu’on passe sous silence. Ces nouvelles qu’on aimerait apprendre ou comprendre et celles que l’on préfère ne pas dire. Ce manuscrit est forcément lacunaire. Il y manque peut-être l’essentiel, l’action. Mais est-ce le sel et l’essence de la vie ?

Ce livre qui s’esquisse est-il un livre du passé, de l’histoire, d’anecdotes racontées au fil de l’eau, de souvenirs qu’il faut raviver ? Ce livre pourrait aussi être un livre du contemporain auquel il faudrait parfois se tenir. Revenir à une réalité, moins surannée.

Un manuscrit ? Des pages volées ? Des carnets retrouvés ? Un placard rempli de boîtes en fer contenant des feuillets, des cartes postales, des lettres, des tickets d’épicerie, des petits carnets en moleskine, des carnets des quatre saisons.

A propos de Elise Dellas

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16 commentaires à propos de “#anthologie #40 | Rester là”

      • Merci Brigitte de pointer du doigt cela, je n’avais pas encore remarqué qu’elle était peut-être trop exigeante. C’est peut-être une radicale en fait comme on dit de nos jours. Je ferai attention à cela dans l’avenir. Bonne soirée Brigitte

  1. Et les orties, et l’ail des ours, oublié, l’ail des ours, vraiment je ne comprends pas ! Question de terroir, sans doute, mais bravo collègue pour ce texte vivifiant pour pas cher. JM

    • Les orties sont à un autre endroit, elles sont au fond du jardin. Il n’y a pas d’ail des ours par ici, il faut aller au fond des bois pour ça, et Marguerite n’y va pas. Merci Jean-Marie de cette petite visite.

    • Je ne sais pas s’il y aura de l’action. Pour l’instant, quelques journées se remplissent, des collections vont se compléter et des objets vont peut-être raconter une histoire. Je comble quelques trous, elle est là l’action. Merci Eve d’être venue. J’irai voir ta 40eme proposition.

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