#anthologie #31 | qui se souvient de JojoParis ?

Je m’appelais Jojo Paris. Personne ne connaissait ma véritable identité ici. Je suis né à Singapour, que j’ai quittée à seize ans pour suivre un homme d’affaires à Shanghai, en Chine. Victor, c’était son nom, était fou de moi. Le soir, sur le perron de sa somptueuse villa de la Concession, il me demandait de revêtir un Qipao et de chanter « Mei Mei ». J’étais très mince à l’époque, un véritable éphèbe à la peau de miel. Sa grand-mère avait été chanteuse de cabaret dans les années trente. J’ai vécu deux ans avec lui, jusqu’à ce qu’il se lasse de moi et prenne un autre garçon. Cependant, il a changé ma vie. Victor m’a présenté à ses amis qui dirigeaient de grands hôtels à Shanghai. J’ai commencé à créer des bouquets pour les lobbys de ces hôtels. J’aimais les fleurs et j’avais du goût.

Shanghai dans les années 2000 était en plein essor. L’argent affluait de toutes parts, attirant des hommes avides d’argent et d’aventures sexuelles « exotiques ». C’est à cette époque que j’ai commencé à chanter. Les palaces ouvraient des clubs, où je susurrais des tubes de la chanson chinoise avec une voix de fausset. Mon répertoire s’est progressivement enrichi des standards des crooners américains, surtout Nat King Cole, et même d’Édith Piaf. Je n’ai jamais été un bon chanteur, mais j’avais le sens du spectacle. C’est ainsi que Jojo Paris est né. Car Paris est magique, n’est-ce pas ? Mes travestissements ont eu beaucoup de succès. J’ai eu quelques aventures avec des voyous de la pègre chinoise et des attachés culturels occidentaux. Les fantasmes des hommes ne vont pas chercher loin, crois-moi. J’ai vécu de belles histoires et d’autres moins édifiantes, j’ai été battu parfois.

Dix ans plus tard, Shanghai était devenue une mégalopole. Les gens, même les riches chinois, étaient plus sophistiqués. Ils mangeaient des tomates séchées et buvaient du Bordeaux. Ils avaient compris que s’habiller de pied en cap en faux Gucci les faisait passer pour des ploucs du Shandong. Moi qui chantais « All of Me » serré dans mon fourreau à paillettes, j’ai été progressivement mis sur la touche. Du très chic Bar Rouge sur le Bund, j’ai fini dans des night clubs désertés de Pudong. J’ai même chanté pour l’ouverture d’une pizzeria, accompagné par un accordéoniste italien débutant. Mais tous les musiciens faisaient cela à l’époque. Il fallait manger, payer le loyer et sa dose. On acceptait n’importe quelle « gig », cela n’avait pas d’importance. Il n’y a que vous, les Européens, pour accorder de l’importance à la « cohérence de la démarche artistique ». Quelques bouquets de Jojo Flower Artist, un concert de Jojo Paris, et je vivotais. Jojo Paris résistait malgré tout, avec son extravagance ridicule.

J’ai rencontré G en 2014. Quand elle m’a demandé de monter sur scène pour chanter « Mona Lisa » travesti en… Mona Lisa, j’étais aux anges. Elle m’a fait coudre une robe Renaissance et  acheté des escarpins en nubuck violet. Tout à ma taille ! Et bien payé. Ce fut LE moment de Jojo Paris. Après, j’ai reçu une brique sur la tête, et le choc m’a rendu malade. Je ne pouvais plus travailler, et fauché, seul et malade, j’ai squatté un box de parking. La dégringolade. Un soir, j’ai demandé à G de quoi acheter un billet pour repartir à Singapour et quelques semaines plus tard, ma ligne a été coupée.

A propos de Geneviève Flaven

Je suis née à Paris en 1969. En 2001 à Nice, j’ai fondé une agence de conseil en design puis suis partie à Shanghai pour développer mes activités. Le départ en Chine m’a mené vers l’écriture et la publication. Depuis mon retour en France en 2019, je me consacre à la création et à l’animation de projets collaboratifs de théâtre documentaire en France et dans le monde. Théâtre : The 99 project (http://www.the99project.net/ ) Blog de mes années chinoises : Shanghai confidential (https://shanghaiconfidential.wordpress.com/)

Un commentaire à propos de “#anthologie #31 | qui se souvient de JojoParis ?”

  1. Je ne me rappelle plus très bien de la proposition mais j’aime beaucoup votre texte Geneviève et l’histoire de ce Jojo de Paris dans un Shanghaï que je ne connais pas du tout et que je découvre à travers votre écriture. Merci et belle journée.