On ne devrait pas mourir avant sa mère, surtout si la mère est veuve d’un fermier mort étouffé sous une stère de bois. On ne devrait pas mourir avant sa mère. Surtout si on est fils unique. C’est pourtant ce que j’ai fait. Je ne savais pas que l’alcool tuait aussi vite, des tas de vieux buvaient plus que moi, depuis bien plus longtemps. Je venais d’avoir 31 ans.
On ne devrait pas aimer sa mère comme ça. Au risque de comprendre vite qu’il faut partir loin. J’ai voulu partir loin. La ville, elle avait peur pour moi. Elle m’imaginait rester dans la vallée, devenir contremaître à la filature où elle gagnait difficilement sa vie.
La ville. L’oncle m’a fait embaucher à l’usine, un bon travailleur il a dit au patron, même s’il m’a toujours traité de fainéant, il a menti pour que sa sœur reste pas avec ce gamin trop gâté dans ses jupes. Le garni loué chez une ancienne institutrice, les premiers salaires mais j’étais trop grand, maigre, maladroit, les ouvriers me traitaient de paysan, ils venaient pourtant tous de la campagne, j’essayais de me faire une place parmi les plus jeunes mais je ne savais pas jouer au basket, nager dans le canal, parler rock and roll. Le dimanche, j’achetais Le Progrès pour les pronostics du tiercé et je jouais au bistrot. Là, ils ont bien voulu de moi, je payais des tournées.
Au bout de quelques mois, j’ai commencé à revenir au village chaque fin de semaine. Ma mère me manquait trop, je ne lui ai jamais dit, prétendant ne pas pouvoir vivre sans pêcher la truite dans l’Albarine et retrouver les copains.
Le bistrot, les tournées, je dépensais tout l’argent que je gagnais.
Je ne sais pas quelle photo de moi elle a posé sur le buffet.
20 – Pêche à la truite