Avant de mourir, il aurait fallu se dire une dernière fois les choses, c’est ça qu’il aurait fallu faire, ne rien attendre de l’avenir puisque qu’on n’avait plus le temps de se raconter des histoires, alors j’ai dit à ton père que je voulais mourir, qu’il ne fallait pas compter sur moi pour vivre avec elle, enfin plutôt crever, oui j’ai dû dire plutôt crever parce que m’infuser sa mère après les années de mépris accumulées, ce n’était plus du tout envisageable. Il a froncé les sourcils comme il fait souvent avec les choses qu’il ne veut pas entendre, et je lui ai ordonné de m’écouter, d’entendre les mots que je devais prononcer, pas ceux des autres, pas ceux que toi tu faisais semblant d’entendre, non, simplement mes mots, les mots que j’ai à dire, les phrases qui tapent tout au fond du corps, toutes celles que je pensais oubliées dans la mémoire, dans mon corps d’enfant figé sur une photographie en noir et blanc, et sur laquelle je souris. À présent la maison est tellement silencieuse, on perçoit juste le clapotis de l’eau qui vient taper contre le bord des parpaings, le long des plinthes de la véranda. Je lui avais dit qu’on devait partir, qu’il ne fallait pas attendre aussi longtemps, mais il ne m’a pas écoutée, il a préféré se terrer dans le silence, se murer comme il fait toujours quand on aborde le sujet de la maison devant toi. On pouvait aller chez vous. Ta femme nous avait dit qu’on était les bienvenus, que ça lui faisait plaisir de nous aider le temps qu’on trouve une solution, le temps qu’on se retourne, mais ton père n’a rien répondu, il a juste fait un petit hochement de tête en regardant par terre, alors quand tu as dit qu’on allait encore se retrouver pris dans les inondations, que tu avais vu aux informations régionales que la crue allait monter bien plus vite que la dernière fois, j’ai senti ce désespoir en moi, si dense que la nausée est venue, j’ai d’abord cru que j’allais m’effondrer, me répandre comme une flaque de boue sur le plancher, et ça devait se voir que je vacillais un peu parce qu’elle m’a soutenue, au moment où j’ai senti mes jambes se plier, elle a posé sa main sous ma nuque humide, et tu as bondi aussi parce que sans ça je l’aurais entrainée dans ma chute. C’est pas un gros gabarit la petite, pas comme celle qui ne faisait rien d’autre que de te raconter des histoires. Je dis ça mais j’aurais aimé en écrire, moi, des histoires, j’ai même aimé quelqu’un comme ça, un professeur aussi, qui remplissait les murs de phrases, il avait tapissé sa chambre avec les pages de La peste d’Albert Camus. Tout ça tu le sais déjà. J’ai dû te le dire au moins mille fois. Je radote. Je raconte toujours les mêmes vieilles anecdotes. Ça me fait du bien d’en parler, de feindre d’oublier juste pour me donner l’illusion de les revivre un peu dans le dialogue. Tout ça c’est loin à présent. C’est sûr que parfois je me dis que j’aurais dû rester en haut avec ton frère. Mais je voulais que tu aies un père. Alors j’ai accepté de redescendre avec lui et aujourd’hui je me retrouve prisonnière (sans doute pour l’éternité) de ces murs qui suintent de partout, avec cette satanée odeur de laiton qui plane dans l’air, pendant que ton père est parti je ne sais où, peut-être sur l’une de ses îles pour faire ses réserves ou alors chez sa mère pour récupérer sa foutue maison. Il rêve. Elle n’en partira que les pieds devant.
Très bel équilibre Camille entre le parler, le silence et le non-dit; merci;)
Merci Nolween pour tes mots et ton passage ici. J’ai essayé de faire parler la petite morte d’une de mes précédentes séquences. Je ne sais pas si je réponds complètement à l’exercice mais c’est ce qui est venu. A bientôt !
Beaucoup d’émotion et du non dit qui plane. Merci. Et j’aime beaucoup le titre.
Merci Romain pour ta lecture, vraiment très touché… à bientôt !
« les phrases qui tapent tout au fond du corps »
merci Camille. très fort.
Grand merci cher Ugo pour tes mots encourageants et tes lectures précieuses de mes petits textes. A très vite !
ce qui m’a frappée aussi
Merci Camille pour cette voix qui se lève : « non, simplement mes mots, les mots que j’ai à dire, les phrases qui tapent tout au fond du corps, toutes celles que je pensais oubliées dans la mémoire, dans mon corps d’enfant figé sur une photographie en noir et blanc, et sur laquelle je souris.« merci.
Et merci à toi Nathalie pour ta lecture attentive ! A bientôt dans nos textes.
C’est très fort Camille .
Oh merci vraiment Nathalie… ce genre de commentaire ça aide à continuer, à avancer malgré la fatigue et le reste… la vie pas toujours compatible avec l’écriture. Bref merci à toi et à tous les compagnons du TL pour cet élan collectif si précieux qui nous permet de tant écrire de là où on est. Je t’embrasse
oui d’accord avec les commentaires les voix qui se lèvent comme dit Nathalie dans tout ce passage autour de « …les phrases qui tapent tout au fond du corps »
Merci Liza pour tes mots qui résonnent avec les autres commentaires et donnent évidemment l’énergie quand on commence à aborder le fameux mur du marathon et qu’il devient de plus en plus difficile d’écrire au quotidien. Cette énergie collective elle donne un élan pas possible… À très très vite !
ils sont déjà passés par là, ce matin je pensais que tu avais sûrement écrit quelque chose, alors me voilà !
il ne me reste plus qu’à te lire à la lueur d’un nouveau jour…
et voilà qu’elle se met à parler…
et beaucoup de choses s’éclairent ! probablement une scène majeure pour ton projet…
(j’ai du retard, viens juste de poster la parole de mon mort…)
Oui elle se met à parler. J’ai longtemps hésité entre le narratif à la troisième personne et les monologues intérieurs. Et puis finalement je m’aperçois que les deux points de vue se complètent, s’alimentent et convergent. C’est pratique, après la structure qui a fini par émerger grâce aux prises de tête de la trentième proposition, je commence aussi à y voir plus clair sur la forme de mon texte ; ça avance, on avance, ensemble, en parallèle (chouette vais courir lire ses paroles alors !). A vite !