Il y a presque quarante ans, je suis mort. Mais aujourd’hui on dirait plutôt : il est parti. Ce n’est pas faux, puisqu’il y a ceux qui restent. Et toi en particulier. Comme tous ceux dont j’étais proche, tu n’y as pas cru: quand tu as appris, tu as pleuré, la nouvelle a tourné dans ta tête, tu as tourné en rond, disant comme une folle ce n’est pas possible, pas lui, pas à trente-trois ans, pas dans un accident avec choc frontal sur une petite route ensoleillée. D’accord, c’est cruel, fou, impensable, inadmissible, injuste. Je sais. Il vous a fallu du temps, les amis, pour accepter l’inacceptable, comment faire autrement ? Et surtout du temps pour que tu comprennes : dans les poèmes que j’ai laissés, j’ai semé des ponts, des sourires, des appels, la possibilité de passer de l’autre côté sans passer à côté. Tu m’appelais l’Espiègle et je l’étais, je le suis toujours quand on me lit entre les lignes et même dans les lignes. Ni homme ni bulle le titre d’un recueil ; le souffleur de vers, un autre. L’homme aux doigts d’initiales, vendeur de murmures, je m’appelle aussi. Et même : je suis Jésu ressuscitu. Coïncidence troublante : j’ai quitté à l’âge christique les scènes que j’arpentais avec mes alliés l’accordéon de la belle, ma guitare et la contrebasse. Ce n’est pas un sacrifice mais un accident de parcours. Tu vois bien, en parlant de moi tu ne peux pas échapper aux jeux de mots que j’ai semés partout et qui fleurissent toujours après l’apparente disparition. Toi, la fille de cultivateur, tu sais qu’il faut bien semer pour moissonner. Là, tu me donnes la possibilité d’attirer l’attention de ceux qui ne m’ont pas connu, qui ne savent pas à quel point la langue était mon terrain de jeux — jeux floraux, ivresse de l’enfant qui joue avec les vagues, et même avec le vague à l’âme. Tu vois, dans ce qui s’écrit à travers toi, je suis toujours là, le même et puis un autre. Je n’ai jamais eu peur des mots, ce n’est pas maintenant que je vais commencer. Avant de te laisser, je vais te souffler ce petit signe que tu vas déposer dans quelques secondes dans le monde des mots que je sillonne toujours, à ma manière.
Hommage à Philippe Garnier (1951-1984)
5 commentaires à propos de “#anthologie #31 | parti”
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C’est très beau. Merci !
« le souffleur de vers » : formidable
j’ai semé des ponts, des sourires, des appels, la possibilité de passer de l’autre côté sans passer à côté.
Les mots qui restent comme une présence.
Suis touchée
Quel bel hommage ! Merci, Christine !
oui bel hommage
mais dur pour celle qui écoute … avant qu’elle admette