#anthologie #31 | Léonie (4)

Ton texte, des bribes de mon histoire… Très touchée. Soixante ans nous séparent. Avec tes mots (le temps de la lecture de tes mots), je ne suis plus tout à fait morte. Étonnée des traces que tu as trouvées. Internet, c’est quoi ? je n’ai pas compris, mais cet outil me semble fabuleux. Une encyclopédie sur tous les sujets ? Tout cela me semble bien étrange, mais magique. Comment cette encyclopédie a pu te livrer des morceaux de mon histoire, moi Léonie D. morte à vingt-deux ans, ma vie est pourtant d’une grande banalité ? Pourquoi ton internet s’est intéressé à moi ? Parce que mon histoire pendant la Grande guerre – oui je sais, je t’ai lue, tu n’aimes pas que l’on dise Grande guerre, pour toi elle n’est pas grande, d’ailleurs tu ne mets pas de majuscule à grande, tu vois je t’ai bien lue, tu écris cette première guerre n’a jamais été grande, mais une véritable boucherie – mon histoire donc rejoint celle de milliers de personnes. Donc ton internet m’a recensée comme une parmi des milliers. Difficile d’imaginer. Des trous dans le récit, mais par où commencer ? Te dire ma terreur quand on a quitté le village en 1915. Jamais je ne pensais revoir mes parents, ma petite sœur Marie-Louise, elle avait cinq ans, elle me cramponnait, ne voulait pas que je parte, criait Léonie tu pars pas, pleurait, hurlait, a échappé à ma mère, elle était déjà très vive à l’époque, elle a courru derrière la voiture, je la voyais, ne pouvais rien faire. Un déchirement. La reverrai-je ? Mes parents m’ont laissée partir en exil avec madame C. Au village c’était la misère. Un mois après la déclaration de la guerre, les boches ont occupé le village ; oui d’accord pas les boches, les allemands, je sais vous vous êtes réconciliés après la deuxième guerre mondiale. Mais quand tu as connu le bataillon de Von Hausen, c’est dur de dire les Allemands. Ils venaient de bombarder et saccager Reims, la cathédrale, quand ils sont venus se replier au village. “Nous sommes propriétaires de vos biens, de vos récoltes et de vos animaux. Nous vous en laissons provisoirement l’usage “ disait un officier allemand. ”La première priorité est pour l’armée allemande, la seconde aussi, la troisième également” disait un autre. Ils ont détruit les villages alentour. Quand mes parents ont su que madame C. cherchait une jeune fille pour l’accompagner et s’occuper de son intendance en exil, mon père n’a pas hésité, malgré l’inquiétude de ma mère. J’étais tellement jeune, 14 ans. Nous n’avions jamais quitté le village. L’ailleurs c’était l’inconnu et pour rejoindre l’inconnu, la côte d’Azur, il fallait traverser un pays en guerre. Une bouche de moins à nourrir disait mon père, et la sécurité sur la Côte d’Azur, ma mère a cédé. Je ne voulais pas partir, j’avais l’impression de les abandonner. Je suis fatiguée ce soir.

Remuer ces souvenirs, je ne pensais pas que ça me bousculerait autant. Oui je reviendrai. Encore trop de trous dans ton récit. Tu es la première à t’intéresser à moi. Tu me parleras de la petite Marie-Louise, tu me diras quelle grand-mère elle a été.

A propos de Isabelle Vauquois

Née la même année qu’Obama et Sophie la girafe. Vit à Mérignac, à deux pas de Bordeaux. Souvent sur les routes du Périgord dans des Sites aux paysages remarquables pour le travail. Depuis 2018, découvre l’écriture avec les ateliers de Claire Lecoeur. Première expérience Tiers livre en 2023 avec "le Grand carnet". Deuxième, cet atelier d'été 2024. Plus j'apprends à écrire, plus j'apprends à lire ! .

Un commentaire à propos de “#anthologie #31 | Léonie (4)”

  1. ces « trous dans le récit » que le personnage évoque plusieurs fois, ne serait-ce pas là une piste, une porte d’entrée pour structurer, organiser, installer le récit ?
    c’est ce qui m’est venu à ta lecture…
    aller plus loin encore pour qu’elle se révèle
    merci Isabelle pour nous donner cet élan vers cette fille morte si jeune qui ressemble à des personnes de nos propres familles…

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