Coup d’oeil dans le miroir : t’es blanc ? Vérifions le nom quand même, au cas où je me sois trompé de corps : Ly, c’est bien ça. Je distingue quelques traits de chez moi mais jamais je n’aurais deviné seul que tu aies du sang chinois. Ly aussi était chinois. Me souviens encore de son visage, avant qu’on le jette à la mer. On se ressemblait en rien mais grâce à la barbe sur sa carte d’identité, c’est passé. Étant presque imberbe, ils ont dû se dire que je m’étais rasé, Quand on m’a controlé, j’étais loin d’être certain de mon coup. Mais finalement, ils n’ont même pas jeté un oeil sur la photo. J’aurais pu être une femme, ça n’aurait posé aucun problème. Avoir des papiers suffisait. Peu importe lesquels. Son nom, pas eu d’autre choix que de le garder. Ta signature porte encore son cadavre. Les premiers mois je rêvais de son corps flottant dans les profondeurs sous-marines. Il me regardait les yeux ouverts, cherchait à me dire quelque chose, j’ai bien tenté de lire sur ses lèvres mais jamais compris ce qu’il essayait d’articuler sous l’eau. Pendant longtemps, je craignais qu’il revienne me réclamer son nom. Et quand j’ai eu des enfants, le voir encore sur leurs certificats de naissance me mettait mal à l’aise. Jamais su s’il avait de la famille, quelque part. Il était assez jeune. Je me doute qu’il ait eu le temps d’avoir une descendance, lui. Alors te voir dans le miroir six générations après, toi qui ne parles même pas ma langue, qui n’as jamais visité mon pays, toi qui ignores tout de ce qui se passait, puisque ton père l’ignorait aussi. Entendre les voisins t’appeler monsieur Ly, en pleine campagne française, c’est quelque peu déroutant, retrouver si loin le nom du mort à qui j’ai volé l’identité il y a deux siècles, un nom mal prononcé dans votre langue, même par toi. Parles-tu au moins chinois ? J’ai vaguement compris que tu balbutiais du vietnamien, de l’anglais mais du chinois ça, je ne vois de traces nulle part. Ah si, sur la bibliothèque, quelques poètes quand même, Li Po, Tu Fu, Po Chu Yi… quelques livres sur la peinture chinoise. Des condiments de chez moi aussi, dans la cuisine. Voilà ce qui reste de moi. Il te reste une photo de ma petite fille, je la reconnais, même âgée. Me demande si elle vous aurait pas raconté elle, l’histoire du nom que vous portez. Au cas où tu ne saches rien, mon nom, et donc le tien, Lê. Ça me soulage de te le dire. Que le nom de mon père tombe dans l’oubli, je ne l’ai jamais accepté. Ainsi, j’aimerais te le confier, toi qui écris. Tu sauras bien en faire quelque-chose.