J’ai tué, beaucoup, mais pour sauver d’autres vies. Une sorte d’échange cruel en faveur de ceux qu’on me demande, depuis l’enfance, d’appeler les miens. J’aurais voulu que l’on puisse se contenter de se mettre à table, avec les ennemis, que l’on mange des fruits et du faisan, et que l’on trouve la paix, ou autre chose. Mais non. Il a fallu porter les armes, trancher la chair, percer les corps, briser les os pour protéger ce qui nous rassemble.
Pas de femme, pas d’enfant. Aussi, je m’étonne du nombre que vous êtes autour de moi, à me veiller, mes amis. Ce que je vous présente n’est pas joli à voir. Je sais avoir souffert sur la fin, mais je ne m’en souviens déjà plus.
J’ai aimé l’odeur de l’étable et les fromages que fabriquait ma grand-mère. J’ai aimé ajouter des pierres au château pour y faire entrer des visages alors inconnus. J’ai aimé — vous me pardonnerez — redessiner les cartes.
Parfois, plus rien de tout cela n’avait de sens et je prenais d’importantes décisions à l’aveugle. Non ; pas à l’aveugle, plutôt dans un brouillard épais comme de la crème. Dans ces moments, j’essayais de me persuader que le soleil et le vent finirait par dégager la piste. C’est ce qu’ils font toujours, le soleil et le vent. Soyez en sûrs. Cependant, plus je m’approchais de la mort, alors même que je la savais encore éloignée, je me suis aperçu que j’aimais la pluie. Sous un abri, à l’écouter, autant que dans les montagnes, quand elle faisait blanchir mes vêtements. Méfiez-vous davantage du soleil que d’une route mouillée.
Sable, mon chameau, vous le savez, est parti avant moi. Gardez en tête l’imbrication de sa drôlerie et de son courage : c’était à la fois une leçon et un joyau.
Je ne voulais pas d’une grande cérémonie, ni d’une grande fête. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. Buvez demain, si le cœur vous en dit toujours. Je voulais partir sans que l’on s’en aperçoive, comme lorsque je m’éclipsais des bals de mes jeunes années. Je suis resté sur le trône plus longtemps que dans les auberges et espère avoir mieux vécu que dansé.
Je ne regretterai jamais d’avoir tant lu et écouté chanter.
Je regrette, peut-être, de ne pas avoir voyagé davantage lorsque mes jambes étaient fortes.
Ma couleur préférée restera le vert. Un vert très particulier, qui, je crois, n’existe qu’à un endroit bien précis de la châtaigneraie et seulement à quelques dates particulières du calendrier. J’aimais parler de mon vert humble.
Le son de la harpe lorsqu’elle est jouée par Bertrand me manquera.
Être roi vous coupe du monde. Si c’est votre tour, vous ne parlerez plus jamais à personne et deviendrait votre fonction. Alors, réfléchissez. Si vous trouvez sur la couronne, vous pouvez faire semblant de ne pas l’avoir vue. Je vous en donne le droit.