#anthologie #31 | Le chocolat américain

La maison s’était écroulée le 6 avril 2009 à 3h 32 mn et 42 secondes. La secousse a tout détruit. A la place, un trou béant. Quand elle a été reconstruite, j’ai tout reconnu. Je veux dire que j’ai tout revu, comme c’était avant, bien que rien n’y ressemblait. 

Giovanni était mort depuis le 27 juillet 1983. Je m’en souviens très bien, j’avais déjà quinze ans. C’était le matin, c’est ma mère qui a répondu au téléphone. Mon père était à la maison. Elle nous a dit : “J’ai une mauvaise nouvelle.” On attendait. “Le nonno est malade”. Mon père a dit : “Pourquoi tu leur dis pas la vérité ?”. 

Il est mort. 

Mon père n’est pas allé travailler. 

Il a décidé de partir immédiatement. De prendre le train. En Italie, les enterrements ont lieu très vite, le lendemain ou au plus tard le surlendemain de la mort. 

J’ai dit “Je viens avec.”

Mon père a dit oui. 

On a pris le train le soir à Thionville, comme quand on partait en vacances. Ma mère avait sûrement préparé de quoi manger, de quoi boire. On arriva le lendemain matin à Rome. C’est l’oncle Dino qui est venu nous chercher à la gare. On avait pas le temps de prendre l’autobus, on serait arrivés trop tard pour l’enterrement. C’est moi qui l’ai aperçu la première. J’ai ressenti une grande joie. Je voulais l’embrasser dans cette joie et le serrer dans mes bras. Mais c’est mon père qu’il embrassa, en éclatant en sanglots. Durant tout le trajet, j’étais à l’arrière, je ne disais rien. Dino raconta comment mon grand-père avait été malade. Ma grand-mère Teresa était morte avant lui. Mon père ne disait rien non plus. 

Quand on est arrivés, toute la famille était déjà présente avant la fermeture du cercueil. Mena, ma tante, me dit Viens embrasser ton grand-père pour lui dire au revoir. Je n’avais jamais vu un mort. Quand je le vis allongé, blême dans son costume noir, j’ai eu peur. Je n’ai pas voulu l’embrasser. Mena dit : “C’est mieux, elle a raison, comme ça elle se le rappelle vivant.” Il n’avait pas son chapeau. 

Si je pouvais m’asseoir dans la cuisine au petit matin, boire une tasse de café avec lui, il me raconterait les champs, la guerre, le départ du fils. Je ne posais jamais de questions. Il me dirait quand je suis né, ma mère avait laissé mon berceau sur le balcon. Il a plu, il a plu, il a tellement plu. Le berceau s’est rempli d’eau. 

Je n’ai pas marché avant trois ans. J’avais peur de poser les pieds sur le sol. 

J’ai travaillé aux champs. 

Avec les vaches et la charrue, et ma fille Mena qui arrachait les herbes derrière. 

Les Allemands nous ont pris les vaches. 

On ne trouvait pas de chaussures. Les Allemands raflaient tout. On ne trouvait pas de chaussures. Ma fille avec des semelles toutes cassées. Elles prenaient l’eau. En hiver, la neige, la glace, on marchait pieds nus. Tout près de chez nous, il  y avait un petit menuisier. J’y allais souvent en hiver pour être au chaud parce que dans l’atelier se trouvait un fourneau. On parlait de choses et d’autres. Les semelles des chaussures de ma fille sont foutues. Elles prennent l’eau. Il m’a dit : “Apporte du bois, je lui ferai des sabots”. Il lui a fait ça. Le bois glissait sur la glace. J’ai trouvé un vieux pneu de vélo, usé, chez quelqu’un qui m’en donna un morceau. Je l’ai clouée sur les sabots pour éviter que ça glisse. Un voisin m’a fait connaître un cordonnier à l’Aquila. C’était un petit cordonnier qui réparait les chaussures qu’il trouvait. Je lui apportais du lard, de la farine, pour avoir des chaussures pour ma fille et mon fils. Lorsque je suis allé chercher celles de mon fils, les Allemands réquisitionnaient tous les cordonniers, partout. Tous les cordonniers. Komm, Komm, Komm. Et moi avec, j’étais là. Les Allemands m’ont pris avec. J’étais sur le camion. Après, le cordonnier a dit que je n’étais pas cordonnier. Que j’étais un ami qui était chez lui. Ils m’ont relâché. 

On ne trouvait rien. 

Les Allemands occupaient une ferme dans les bois. Ils ont tout laissé. Ils se sont sauvés. Ils sont partis. 

Ma fille a racheté des boîtes de conserves allemandes. C’était pas bon. On ne les mangeait pas. On les avait cachés en dessous du lit dans la chambre. 

Un Américain est venu un soir, on était dehors. C’était la fin du mois d’avril. 

Il est rentré chez nous. On lui a donné à manger. Il nous a donné du chocolat. C’est la première fois qu’on en a goûté. 

Il reste assis à la table, avec son café.

2 commentaires à propos de “#anthologie #31 | Le chocolat américain”

  1. Grazie, Thérèse, c’est un texte très émouvant, on suit bien la narratrice dans son voyage et ses attachements. Merci.

    • Grazie tantissimo. Ce sont des souvenirs de mon père mêlés aux miens, à ceux de son père et à ceux de ma mère.