Je pourrais me mettre à leur place à tous. Je pourrais me mettre à sa place à elle. Elle est morte avant ma naissance. Tout ce que je sais d’elle c’est qu’elle a eu trois fils, tous sportifs, et qu’elle a presque traversé la Manche à la nage. En tout cas elle l’a tentée, et aurait pu la réussir sans ce courant contraire qui l’a fait dériver. Ce qui en soit est une audace et une prouesse. Une lubie pour la famille de paysans, peut-être sa seule folie dans une existence ordinaire. Un exploit si l’on veut, le Jamborée était un événement en soi. J’estime, moi, qu’elle n’a pas failli. Et j’imagine bien que qu’elle dirait, l’aïeule morte. Je la vois parfois en rêve et je l’entends. Elle a sa tenue de nageuse – bonnet compris – son arcade sourcilière droite se lève, elle entrouvre la bouche et elle me parle. Il faut continuer à avancer pour les autres.Tu digères tout, la vie ne te laisse pas le choix. Elle esquisse un haussement d’épaule et a ce petit sourire que je lui vois parfois sur les photos, un sourire moqueur, un air détaché et serein. Rien n’est grave. L’échec n’atteint pas le cœur mais le cul, coup de pied et ça repart. L’échec touche l’orgueil surtout, Demoiselle. Ne le crains pas, il te construira. Accepte-le. Je n’ai jamais eu peur de l’échec, j’ai eu peur du jugement. Celui de la famille surtout m’a pesé. Je passais pour l’hurluberlue, la folle. Peut-être pas bonne à enfermer mais de celles qui ne trouveraient jamais de mari parce que pas assez sage, pas assez à leur place. J’aurais pu partir, je ne l’ai pas fait. Je suis restée auprès d’eux. Puis j’ai fondée une famille, et tu en fais partie. Tu es ma descendance, soit fière de ton parcours et n’abandonne rien aux chiens qui te jugent. Après elle s’est tue. Parle-moi encore, s’il te plaît, parle moi de tes épaules larges de nageuse, parle-moi de l’effort physique, de cette fois où tu t’es luxé l’épaule, parle-moi de ta respiration sous-marine, de ton crawl parfait. J’avais envie de lui parler de la douleur musculaire et articulaire, de mon genou, de mes tendons, savoir comment on endure ça en plus de l’humiliation et la frustration. Elle n’a plus parlé mais m’a regardé avec une drôle d’intensité. J’ai su qu’elle serait là, en soutien.
4 commentaires à propos de “#anthologie #31 | l’aïeule”
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« et n’abandonne rien aux chiens qui te jugent » merci Perle
Très beau portrait. Merci Perle
Merci Muriel pour la lecture.
Merci Cécile, il y a là sans doute quelque chose à creuser, à poursuivre