Quand je pense à Tony, je ne pense pas à un bébé de 5 mois mort sur le lit de mes parents dans la cité de Chanzy. Si Orhan Pamuk dans un appartement qui ressemble à celui de son enfance a comme il dit toujours eu dans un coin de son esprit l’idée qu’il existait un autre Orhan son semblable, son jumeau, son double, moi j’ai Tony et il a tout juste un an de plus que moi.
Il a grandi comme moi j’ai grandi. Il ne dit rien. Il reste une présence fantomatique dans ma vie qui revient quand je pense que j’ai eu un jour avant de naître un frère. J’étais sa petite sœur à venir. Il est grand et maigre. Il porte une chemise de couleur kaki. Il est à mes côtés presque penché vers moi une grande liane protectrice. Quand mon père est mort à son tour, ma sœur cadette nous a certifié qu’il était présent et qu’il fallait le laisser partir. Elle nous a annoncé qu’il était parti pour de bon trois mois après sa mort en nous racontant un rêve que j’ai aussitôt oublié. Je ne parle pas de Tony. A personne. Je n’ai pas dit qu’il n’était pas parti et qu’il avait grandi avec nous, avec moi, comme dans un monde parallèle. Il me demande après être resté des années entières silencieux:
Est-ce que dans ce monde parallèle j’ai une vie à moi ou suis-je le grand frère d’un an plus âgé qui regarde ta vie enfermé dans une bulle où j’ai l’âge que tu me donnes parce que tu ne veux pas de ma mort? Est-ce que tu refuses ma mort? Est-ce que tu nies ma mort? Est-ce que tu sais ce que tu veux de moi? Est-ce que je te rassure ? Est-ce que tu m’attends? Est-ce que tu me cherches? Est-ce que je dois être grand pour ne pas être mort? Est-ce qu’il faut que j’ai toujours un an de plus que toi? Est-ce que tu connais mon visage? Est-ce que tu connais mes peurs? Est-ce que tu m’as vu pleurer ou rire? Est-ce que tu m’as vu dormir? Est-ce que tu sais qui j’aime? Est-ce que tu m’as déjà vu ailleurs qu’à tes côtés ? Avec d’autres gens? Parti en voyage? Est-ce que j’ai pris l’avion? Est-ce que je sais conduire une voiture? Est-ce que je lis des romans ou est-ce que je préfère lire les journaux?
Mon frère ne ferait que ça me poser des questions. Il ne saurait s’exprimer qu’à travers des questions, avide des réponses qu’il lui serait impossible de se donner à lui-même. Mon frère serait un condamné à l’interrogation. Ses questions seraient le lien qui nous attache. Il ne peut pas partir comme mon père est parti parce que toutes les questions l’habitent et sortent de sa bouche quand je pense à lui. Question après question il plaide dans le monde des vivants pour la mémoire des morts dont personne n’a fait le deuil.