– Je n’aime pas qui tu étais tête brûlée !
– Je n’aime pas ce que tu es devenue, froussarde ! Elle veut me tourner le dos mais où qu’elle aille, quoi qu’elle fasse, je suis là. Je l’ai surnommée Prudence, elle déteste. Ça l’agace quand je grimpe à la cime des arbres et que je redescends en flèche pour battre mes records de vitesse, ça l’agace quand je m’approche des précipices en faisant mine de tomber Attention les crocodiles ! ou quand je traverse la route sans me préoccuper de la couleur du petit bonhomme, ou quand je je fais le mur et que je m’enfonce dans la forêt la nuit pour guetter les oiseaux nocturnes ou quand je prends seule le dernier RER le soir ou encore quand je fais des acrobaties sur la poutre du gymnase avec un bras dans le plâtre.
– Arrête ! tu me donnes le tournis !
Quand elle monte s’enfermer dans sa chambre je me glisse sur le large rebord de la fenêtre, je lui parle derrière la vitre.
– Regarde.
– Encore toi !
Je tends la main vers les fils électriques qui courent sous l’avant-toit de la vieille maison. Je lui dis :
– Si tu en touches un, tu ne risques rien, si tu en touches deux tu es morte. Regarde.
J’avance mes doigts vers les fils.
– Non !
Avec elle c’est toujours non. Pourtant elle devrait le savoir, je suis morte tant de fois, une de plus, une de moins, qu’est-ce que ça change ? C’est dommage, on aurait pu s’amuser à vivre et à mourir ensemble. Comme la fois où elle est tombée dans la rivière, elle était petite, le courant l’a renversée, entraînée et si elle n’avait pas crié, Loulou ne se serait pas retourné, il n’aurait pas plongé, il ne l’aurait pas sauvée et tout aurait été différent. Mais ce dont je suis sûre c’est qu’elle n’aurait plus jamais eu peur de mourir. Elle aurait pu nager comme une sirène avec ses longs cheveux sombres autour du corps. On aurait pu faire semblant de couler à pic, on aurait navigué longtemps au fond de l’eau avec les truites, les goujons, les chevesnes, jusqu’à Orléans peut-être et pourquoi pas jusqu’à la mer ? Mais elle a crié, Loulou s’est retourné, il a plongé, l’a rattrapée, l’a ramenée sur la berge où elle a vomi et elle s’est faite gronder :
– On ne saute pas dans l’eau quand on ne sait pas nager !
Je n’étais pas d’accord :
– Pour une fois que tu te jetais à l’eau, je regrette que tu aies crié, tu aurais pu bouger les bras et les jambes, peut-être que tu aurais flotté. Comme je regrette que tu aies refusé de monter à cru sur Fasnett, on aurait fait du rodéo, tu te serais accrochée à sa crinière ou bien il t’aurait éjectée d’une ruade et tu te serais brisée en mille morceaux. Mais tu aurais galopé, même un court instant !
Elle lève les yeux au ciel.
– Tais-toi !
– Je ne sais pas ce qui te retient. Timorée va ! On n’a qu’une vie.
– Justement !
Elle ne comprend pas que vivre à l’économie ce n’est pas vivre. Elle est loin la petite fille qui cavalait à quatre pattes au bord du précipice sans se soucier de basculer dans le vide ni sans craindre le sol rugueux qui râpait les paumes de ses mains, écorchait ses genoux.
– Froussarde ! –
– Tête brûlée !
Elle a du mal avec ses morts d’antan.
J’aime beaucoup ce dialogue, enlevé, entre cette fille qui est et la même qui avait été. C’est une très bonne idée. Bravo !
qui a été, pardon !