Je suis là aussi souvent que tu penses à moi, je suis dans ta douche si tu règles la température un peu trop chaude, dans ta cuisine pour glisser dans le four un plat de gratin et dans ton regard chaque fois que mon regard rejoint la photographie de l’escalier, tu me compliques la mort, tu me convoques et tu m’enchaînes, tu ne parles plus de moi, mais tu écris sans cesse, tes yeux ne brillent plus quand tu penses de moi même si je suis là quand tu prépares une tasse de thé comme je suis à tes côtés quand tu surveilles l’eau des pâtes, l’aliment que tu me regardais manger, que nous partagions parfois sans y penser. Je visiterais le monde sans aucune peine, je suis une morte légère, j’aime me joindre à une foule et je m’y fais discrète, seulement tu m’appelles. Le thé est prêt, j’en ai perdu le goût, aucune odeur ne pénètre mes narines sèches et inutiles, je suis la morte fragile partie dans la fleur de l’âge, la morte au corps défait par la mort, au corps qui creuse le manque, corps chevauchée fantastique ou corps gymnopédie, parfois voix de vielleux dans le voyage d’hiver, je suis de ces mortes dont les départs révèlent des trous dans la toile, des maelströms au rythme des marées. J’ai rejoins la confrérie des jeunes mortes, nos mères nous pleurent et oublient les vivants, nos frères nous cherchent dans les filles qu’ils croisent, nos soeurs regrettent nos affrontements et nos réconciliations, nos pères se taisent et là rien ne change. Nous emportons avec nous une part de ceux et celles qui nous aiment, une part de vie dont nous avons manquée. Cette histoire est la mienne, elle n’est pas celle que j’aurais racontée si j’avais vécu, elle ralentit ma mort, rend ma mort languide, nos énergies, nos rêves, nos gestes ne s’accordaient plus, nous sommes les amies séparées, toi vivante peut-être, et moi morte sans rattrapage, les amies fâchées que la mort sépare et qui pèsent par leur absence. Ma mort digère nos souvenirs, vole mes formes et ma voix, je ne suis plus là, mon corps est manquant à l’appel, sur la photo de classe mon nom est rayé, un coup de plumeau suffit pour dissiper la poussière d’étoile et l’oubli s’installe dans les rangs, si mon nom résonne parfois il se démode, tant de choses ont changé. Ton visage penché sur la boisson brûlante est un miroir, j’y vois mes épaules couleur soleil dans une robe d’été, ma main sur un couteau et la chair d’un fruit mur, tu sembles y lire le dernier chapitre de notre histoire, un biscuit de dentelle craque sous ta dent, les miennes ne ressentent rien, dents sans gencives ni lèvres, dents sans leur bouche. La bergamote parfume le thé, tu y humes la trace de mon odeur et te reviennent celles de mes tristesses profondes. Ce n’est pas se faire mal dis-tu à qui essaie de te distraire de tes voyages vers moi. Tes rappels sont des pièges, je suis la morte à tes côtés, tu visites les lieux de mon corps, écoles, classes, maison du Mont, appartement du bord de mer, route de la Côte, musée et jardin suspendu, tableaux, sculptures, installations, noms des œuvres et noms des artistes, traversées de la nuit en voiture, toute chose convoquée sans régularité et sans chronologie, un matin où l’air est plus chaud au début de la saison des fruits d’été ou au milieu de l’hiver. Pendant des heures tu me parles et tu me racontes ce que tu fais, je suis la jeune morte, la femme qui fête quarante ans, mais toute chose je la vois, je la connais, je suis auprès de toi dans ce que tu appelles tes rêveries, j’occupe un fauteuil, je me glisse dans un lit, je peste après le pommeau de douche qui coule de travers, j’allume une cigarette fade, je te regarde écrire que le sommeil me fuit, que le soleil me mange, tout ce temps je me tiens derrière toi, tes mots froissent la feuille et je lis une histoire où, alors que je meurs, tu te noies.
3 commentaires à propos de “#anthologie #31 | forme volée, voix perdue”
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C’est tres beau… et le mort qui regarde l’écrivant par dessus l’épaule à la fin… merci du partage
un coup de plumeau suffit pour dissiper la poussière d’étoile…. quel texte ! des mots comme ceux-là peuvent bien froisser la feuille…merci!
même tardivement je lis ce texte si profond, aussi profond que la mort elle-même lorsqu’on la reconnaît, elle connaît les mots.
merci