Je suis la femme au chapeau d’homme. Je suis l’enfant qui arrache les herbes des campagnes, la femme du dialecte, la femme de la cuisine, la femme des chants et des proverbes, la femme du fil et la femme des enfants, sans droits, la femme enfant arrivée dans la grande ville pour vivre avec les enfants et la famille, la femme qui a partagé lit et chambre avec la sœur restée vieille-fille, nous avons grandies ensemble toutes le deux, Ninni et Tattà, tel un couple, dans toute la conflictualité d’un couple plus qu’un couple, à la machine à coudre l’une, au tricot moi-même, toutes pour les autres, mortes l’une après l’autre, je suis morte après. Après la mort de Ninni, j’ai dû laisser la maison de la famille et je suis repartie dans les campagnes, à Giuliano di Napoli, dans cette terre devenue urbaine, dans cette terre devenue étrangère qui n’a trouvé que la solution criminelle pour s’affirmer dans la modernité des années 1970 et 1980, je suis revenue dans ce qui me restait de cette terre en 1978, dans ce qui restait de mes neveux, dans ce qui ne m’appartenait plus, étrangère désormais à cette terre sans plus d’herbes, étrangère à mes neveux et à ma famille et j’ai terminé ma vie dans la solitude d’une maison de retrait en 1982. Je suis la femme au chapeau d’homme, la femme qui parle, qui a parlé en vie, la morte qui parle en mort. Mon dialecte n’a pas été effacé, il s’est inscrit dans vos psychés, il résiste à tout oubli, il résiste à votre bourgeoise, il résiste à tout médicament après ma mort. Je suis la femme qui a parlé de la mort pendant toute sa vie et qui parle de la mort après sa mort. Il morto che parla, numéro 48 de la smorfia le mort qui parle, vous pouvez aller jouer au loto tous mes mots, tous mes mots de morte qui parle, tous mes mots de morte au chapeau qui vous parle. Je vous ai parlé de la mort, j’ai enlevé les tabous de la douleur, j’ai brisé les résistances de la mémoire, j’ai monté les escaliers et fait visiter les greniers aux enfants, j’ai montré les meubles anciens, j’ai ouvert les malles avec les lettres et les photos, j’ai gardé la mémoire de l’enfant, et depuis la mort je vous dis que nous sommes ici réunis et que d’ici on ne s’immerge plus dans tant de douleurs, d’accidents et d’incidents, dans tant de conflictualité, le corps ne fait plus mal, maintenant la mort nous appartient et quand un vivant franchit la ligne invisible et passe, ce n’est pas la tragédie, c’est la fête, nous faisons la fête, une grande fête silencieuse et invisible à vos yeux, à vos corps réjouissants, à vos corps douloureux, une fête qui se prépare pendant l’agonie, vent des vivants, par la respiration saccadée nous préparons la fête, nous recueillons chaque souffle dans nos mains, et dans ces souffles de plus en plus lents s’ouvre la fissure entre le monde des vivants et des morts, et dans ces moments là nous nous précipitons tous et toutes sur ce seuil pour vous voir, vous voir soffio lieve vieillis désormais après vous avoir quittés enfants ou jeunes, vous voir devenir, nous désirons votre désir dans un langage qui n’est plus fait de mots, nous ne sommes plus langage maintenant, nous sommes tout ce qui ne se dit pas, tout ce qui se cache, qui s’ensevelit, qui s’oublie, nous sommes cryptes.
4 commentaires à propos de “#anthologie #31 | Cryptes”
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Bravo pour ce texte d’entre les vivants et les morts, bravo pour cette femme incarnée, la femme au chapeau d’homme, j’aime. Merci pour ces mots forts et touchants Anna.
Merci Clarence, tellement important de lire ces notes de lecture, tellement!
« nous recueillons chaque souffle dans nos mains, et dans ces souffles de plus en plus lents s’ouvre la fissure entre le monde des vivants et des morts, et dans ces moments là nous nous précipitons tous et toutes sur ce seuil pour vous voir » si magnifique. Écrire n’est ce pas finalement fissurer ces deux mondes…
Oui, Anh, oui, je suis aussi convaincue qu’écrire signifie rentrer dans cet espace là, de fissures des mondes. Merci pour tes observations si précises, si importantes, merci pour ta lecture.