#anthologie #31 | Cours préparatoire

C’est moi qui t’ai appris à lire. À lire et à écrire. Tu avais cinq ou six ans, comme tout le monde dans la classe, et moi soixante de plus. C’était ma dernière année à l’école, en juin pour moi, ce serait les très grandes vacances. Je n’en ai pas profité longtemps de mes très grandes vacances, mon cœur n’était pas assez solide, il avait déjà beaucoup lutté pour vous apprendre à lire, surtout à aimer lire. Je me souviens qu’avec toi ça n’avait pas été facile, tu regardais plus souvent par la fenêtre que sur les feuilles que je vous distribuais, les petites histoires que j’écrivais pour essayer de vous intéresser. Pour toi j’avais même écrit des histoires de nuages. Je me souviens que ta mère était venue me voir et m’avait dit que tu étais insupportable, toujours insatisfait, intranquille, instable, qu’il te manquait toujours quelque chose. Maintenant qu’il te manque une main, elle pourrait encore rallonger sa liste. Je n’ai jamais exactement su ce qui te manquait, ce qui te chagrinait, te rendait intranquille, même si j’ai quand même ma petite idée. Vous, tous mes anciens élèves, je vous ai suivis de loin, de là-haut comme on dit quand on croit à là-haut. Pour certains, le suivi a été plus attentif, pour ceux qui m’intriguaient, que je ne comprenais pas. Comme toi. Toi, je t’ai vu encore longtemps tourner, hésiter, foncer, regretter, toujours dessiner, beaucoup, mais pas lire ou à peine. Et un peu te calmer, te tranquilliser, regarder la mer, les nuages, pendant de longs moments. Mais tu lisais si peu, je pensais m’être trompé avec toi. Et puis, doucement, tu t’y es mis. D’abord avec Cendrars, cette infirmière qui t’avais surnommé Blaise, prénom qui t’es resté, que tu as adopté. Ça te va bien, d’ailleurs, Blaise, mieux que B. je trouve, et tu gardes les mêmes initiales, alors va pour Blaise. Tu as picoré chez Cendrars, La main coupée évidemment, celui par lequel tu as commencé, à cause du titre, puis les deux autres livres qui font un peu autobiographie, ensuite la banlieue de Paris puisque ton voyage te déposait justement aux alentours de la capitale, crochet spécial par la grange de Méréville. Et maintenant, Stevenson, l’Écosse, les Cévennes où ton voyage t’as fait passer, tu as même fait un détour par les Cévennes, exprès, par Monestier, David Balfour, l’ile au trésor, Jekyll, Hyde et les autres, encore la mer et les îles, tu ferais une fois de plus mentir ta mère pour l’instabilité. Si j’osais l’humour noir, je dirais que je peux remourir tranquille, tu lis et tu aimes ça. J’ai bien fait mon travail

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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