#anthologie #03 | Morceau choisi

C’était d’abord une idée, que j’ai eu sur le retour. J’ai demandé un morceau et c’est celui-là qu’on m’a donné. On l’a enveloppé dans un joli papier blanc, satiné à l’intérieur, un beau morceau tout en longueur, un « beau morceau », ce n’est pas moi qui l’ai dit, je n’ai pas d’œil pour ça, un « beau morceau », je l’ai cru sur parole. On me l’a coupé en deux pour une raison qui m’échappe encore et on m’a laissé partir avec. On m’a laissé le prendre à la main, sans sac ni rien, parce que j’ai dit que je n’étais pas loin, et c’était vrai mais ce n’était pas le sujet. J’ai pensé qu’on ne portait pas un morceau de viande sans aller quelque part et que c’était pour ça qu’on m’avait laissé repartir avec, sans sac ni rien. J’aurais voulu l’emmener sans le papier non plus, je l’aurais fait si on m’avait laissé le choix, je l’aurais mis dans ma poche, ma poche est propre, j’aurais précisé. Mais voilà on ne la porte pas la viande sans raison et sans aller quelque part avec, c’est ce à quoi j’ai pensé tout le chemin du retour en sentant dans ma main le morceau de chair, encore frais de leurs frigos à viande. Ça devait être quelque chose à voir tous ces gros morceaux, ces « beaux morceaux », c’est ce que j’aurais dit en les voyant, c’est ce que j’aurais dit si j’avais eu l’œil pour ça. Je ne pensais pas à leurs frigos, je pensais à mon morceau, celui que je tenais dans la main, celui que j’aurais voulu tenir comme ça sans rien, sans même le papier qui en faisait un paquet comme un autre alors que c’était devenu avec le temps, mon morceau, oui mais pour combien de temps ? Très peu en vérité, alors pourquoi tant de précautions j’ai pensé, en regardant le paquet posé devant moi entre mon café et mon téléphone, en terrasse avec mon morceau de viande à moi, porté sans sac, ni rien.  

A propos de James Hardy

Auteur imaginé par un scénariste de télévision. Le premier n'écrit pas assez au goût du second qui, lui, devrait balayer devant ça porte. Tous les deux font des fautes mais se trouvent toujours des excuses.

2 commentaires à propos de “#anthologie #03 | Morceau choisi”

  1. Plus je lis les textes qui viennent de cette proposition, plus je constate leur inquiétante étrangeté savoureuse.

    J’aime beaucoup l’idée que les réflexions du personnages (les élucubrations? ) prennent racine dans ce petit interstice, ce petit décalage entre ce qui se fait, et ce qui ne se fait pas…

    Le sujet m’a fait penser au livre « Viande » de Martin Harnicek

    • Un ami m’en a justement parlé il y a quelques jours, avec pas mal d’angoisse dans la voix. On dirait bien que quelques images m’en sont restées…
      Merci d’être passé par ici !