Il a quatre-vingt-dix ans, il est aveugle, couché sur son lit d’hôpital, il sort du coma, arrache sa perfusion, il veut embrasser sa fille qui recule devant ce mourant en couche-culotte, je déteste les histoires de famille tout le monde a une famille il dit c’est l’heure de vérité. C’est d’une banalité désolante Demain, il sera de nouveau dans le coma. Dans deux semaines il sera mort.
Il a deux ou trois ans, tout le monde a un père et une mère c’est d’une banalité désolante il porte une chemise blanche ouverte sur la poitrine dont le retoucheur a souligné les plis, une boule de cheveux frisés, s’il y a une chose qui m’horripile, ce sont bien les histoires de famille des yeux que le retoucheur a maquillés, un sourire d’enfant sage, un petit corps qui se perd dans le flou. Inceste, viol, captation d’héritage, maltraitance et maladies, c’est d’une banalité désolante
Il a quinze ans, désespérée de ses résultats scolaires, sa mère le retire de Jeanson de Sailly et l’envoie un an en Angleterre dont il reviendra bilingue. Oui, tout le monde a un père et une mère, c’est d’une banalité désolante
Il a vingt-trois ans, il est membre des Croix de feu, son beau-père juif s’écroule mort dans ses bras dans le train en direction de Vintimille. Les secrets à deux balles on en a plein les médiathèques et les bibliothèques, c’est d’une banalité désolante
Il a deux ans, la sœur de sa mère s’enfuit avec son père. Inceste, je l’avais prédit, d’une banalité désolante
Il a vingt ans, sa mère l’a casé dans le cinéma, il deviendra régisseur et travaillera au studio de la Victorine, sur la photo il porte des lunettes à monture épaisse et un clap de cinéma, impossible de déchiffrer le titre du film. En septembre, il est conscrit, en Syrie pour deux ans, sur la photo, il porte une gandourah blanche et un turban, il est nonchalamment accoudé sur un lit de camp colonial, il découvre un pays et prend beaucoup de photos, à huit jours de la quille il est mobilisé et doit rempiler. Un peu de guerre pour corser l’affaire d’une balité désolante
Il a huit ans, son beau-père lui demande où est sa mère, il répond dans mon cul et se prend l’unique baffe de beau-père tendrement aimé.
Il a dix-huit ans sa mère lui présente une sympathique fille de diamantaire avec l’intention de le caser mais ils ne se plaisent pas, ils plaisantent sur la vanité des arrangements parentaux. Les amours arrangés ou fruits du hasard, on ne se renouvelle pas
Il a vingt-six ans, il approche une amie pour qu’elle le fasse entrer dans la résistance elle le mouche : trop tard.
Il a dix-sept ans, sa mère le case dans la publicité, il vend des encarts dans la presse, ça ne l’emballe pas.
Il a vingt-sept ans, il est éducateur auprès de jeunes délinquants, sur les photos, il est en uniforme, il a l’air de s’amuser beaucoup. Plus tard il dira j’étais un sacré petit con.
Il a vingt-huit ans, il se bat dans le massif du Vercors et reçoit une balle sous la clavicule. Famille patrie, même délire d’une banalité désolante
Il se réveille sur le billard, une jeune femme brune avec une mèche blanche éponge son sang le chirurgien hurle mais épongez mademoiselle épongez ! Il tombe amoureux. il pleut des vérités premières tendons nos rouges tabliers
Il a vingt-neuf ans, au chômage, il remonte sur Paris, trouve un logement minable à Vincennes et adhère au parti communiste qu’il ne quittera jamais. Il trouve un emploi de guichetier à la sécurité sociale.
Il a trente-quatre ans, il se marie à Vincennes avec la jeune femme brune à la mèche blanche.
Il nait à Passy où il passera toute sa jeunesse en endurant la bougeotte de sa mère qui le fera déménager 43 fois. Tout le monde a un père et une mère, je ne vais pas me répéter
Il a trente-cinq ans, il est Papa et très heureux de l’être même s’il eut préféré avoir un fils. banalité banalité
Dix-huit mois après, ils perdront un fils. Dix-huit mois encore et une deuxième fille nait. Il trouve un emploi aux allocations familiales. Tout le monde a un père et une mère mais Dieu merci, tout le monde ne commet pas d’enfants
… Quelle audace ces commentaires, ciselés, tranchants, décapant! le mot banalité est judicieux pour le propos tenu, à la fois raccord et en total décalage. Merci pour ce texte percutant.. comme un banal coup de poing…
on n’y échappe pas…
mais l’était pas si banale cette vie (aucune vie ne l’est d’ailleurs)