#anthologie #29 | toujours plus bas avec elle

Tu es comme un immeuble de plusieurs étages, des caves aux greniers, je te connais à chacun de tes étages des cadavres aux souris. … Elle te regarde et voudrait sortir de toi, elle voudrait sortir de cet immeuble qui l’enferme comme une prison. Je monte les grands escaliers et j’atteins tes étages nobles, là où la langue est policée, vive, virtuose, là où les relations semblent être, là où la conversation s’impose … elle voudrait partir de là, elle voudrait du silence, elle ne peut pas supporter tout cela, voudrait crier fort, mettre ses musiques punk et rock, faire exploser toute la vaisselle et jeter du goudron sur les divans … mais tu es urbaine et mondaine, brillante, c’est là à ces étages nobles que tu vis avec passion, avec tes lectures, tes talents, tes études, … elle te regarde t’exciter dans tes savoirs et se demande comment, pourquoi, elle te voit là où tout est salon, divans, fauteuils, tables, fleurs, couverts, assiettes, verres de cristal, plats, mets, tableaux, livres lus, livres non lus, expositions vues, exposition à voir … elle voudrait partir de cet immeuble, sortir là où les fenêtres prennent toute la lumière de l’extérieur et toute la chaleur de la journée se transforme en une nuit étoilée douce… elle voudrait devenir cette nuit douce et ne pas rester là dedans… mais tu es sourde, tu la retiens par la manche… elle doit rester là où tout est enfoui sous les tapis persans et que rien ne se dit, les invités arrivent, j’ouvre la porte à tes invités … elle me regarde ouvrir la porte… je retires les boîtes de chocolat … elle me regarde retirer les boîtes de chocolats… et étant prise par ta soirée, tu m’abandonnes à moi-même, à mes jeux solitaires, … elle te voit m’abandonner … elle voudrait faire quelque choses pour sortir, mais tu la retiens par le bras, les enfants sont devant la télé, devant Fantastico, heureux eux aussi, heureux de regarder la télé, … elle le regarde assis dans la chambre plus loin sur ce même étage, heureux de rentrer eux aussi dans un monde fantastique où la douleur ne se dit pas, … elle la voit cette douleur … enfouie dans les danses effrénées des soubrettes et dans la joie des présentateur, là où je vis les samedis soirs. … elle voit les plumes de soubrettes, les plumes qui la retiennent… Plus en hauteur, je te connais à l’étage de ton bureau là où tout est silence et concentration, là où tes livres forment des chaînes de montagnes sur ton bureau et tout autour de ta table et j’époussette la poussière et j’extermine les mites, … elle me suit à cet étage, en cherchant une voie de secours… tu ne m’entends pas quand je te parle et tu ne l’entend pas… tu ne me parles pas… tu ne lui parles pas… tu vis dans les œuvres de tes livres et dans les images de tes livres, … elle te voit feuilleter tes livres… tu es là et je te vois aussi, les pupilles fixes, je te vois concentrée, … elle me lit le livre que tu lis… elle me montre les images des tableaux… et encore plus en haut, je te connais à l’étage de ta chambre, quand allongée sur le dos tu t’abandonnes au journal, … c’est là qu’elle se dit que c’est plus calme… puis quand tu t’allonges sur le côté et que tu t’endors et tu dors … elle s’endort aussi … et la nuit peut enfin s’abandonner à sa noirceur de nuit et on ne voit plus le tapis persans et les livres et la vie est suspendue et tout se tait au sein de ton corps … au sein de son corps aussi. Dans ton immeuble il m’arrive de prendre l’ascenseur et monter encore plus en hauteur … ne pouvant plus sortir de toi, elle t’explore aussi cet immeuble… au niveau de ta salle de bain à petites fleurs rose et bleu, avec le miroir rond … elle se reflète dans ton miroir … et tu prends ton temps et tu deviens silencieuse, … elle ferme la porte… la porte est fermée, je ne sais pas ce que tu laves de toi, tu dois te déterger, déterger ta parole, … elle lave les mots avec toi… et là tu ouvres la porte, je te retrouve dans tes objets, tes bigoudis et tes talcs parfumés, et tu me laves dans la baignoire … elle attend et nous regarde… et tu frottes la serviette sur moi, j’aime cet étage de la salle de bain, ce parfum du savon, mais je peux monter encore plus en hauteur et arriver à tes combles, … là à nouveau elle espère pouvoir s’enfuir … là où tout est sombre et il faut marcher la tête baissée, là je te vois pencher, là haut tu ne sais plus marcher, tu perds ton équilibre, tu ne comprends plus tes passions, là elles s’enfouissent tes passions, tu ne montes jamais par là où nous nous cachons, là où tout s’ouvre vers le ciel, là où on peut s’enfuir sur le toit et laisser l’immeuble s’écrouler, là où l’on peut se jeter vers le ciel ou vers la terre, … elle essaye de s’échapper par là… mais là tu deviens un fantasme, un spectre, dans les combles tu perds tes repères et tu disparais … elle ne peut pas partir… tu la retiens avec ta disparition… et alors pour te retrouver je prends l’ascenseur de ton immeuble et je descends à ton rez-de-chaussée là où tu es porte d’entrée, ouverte sur la rue et elle est  prête à sortir de toi-même et là je retrouve la parole là c’est possible de parler avec toi, tu sors de toi-même, … elle sort de toi… c’est mon étage préféré de ton immeuble et alors je reste là, dans le hall de l’entrée, je m’assois sur les marches et je te parle et parfois il arrive que tu entends mes mots et que tu me répondes aussi et que tu sois prête à te promener avec moi, … et elle aussi peut enfin se libérer, elle pourrait partir et quitter l’immeuble pour toujours, mais tu la retiens par ton regard… et je te connais encore plus en profondeur, quand je prends l’ascenseur et je descends plus en bas, encore plus en bas de toi-même, … là elle a peur … ou quand je descends à pieds les marches étroites sous l’ascenseur … elle me regarde descendre, essayant de me retenir… et j’explore tes caves, là où tes caves deviennent caniveaux et tout est noir … elle est terrorisée… et tu as peur, vraiment peur, mais tu ne dis jamais que tu as peur, tu cries que j’ai peur et tu m’agresses, … elle entend les cris… là ce n’est plus les étages nobles, là la vie n’a plus de mode d’emploi, ou alors son mode d’emploi est différent, … elle ne le connaît pas… les tapis sont roulés et tout ce qui est caché dessus se libère et tu sors tes couteux et tes poignards et commences à me massacrer, là  tu t’abats sur moi et tu me déchires à cou de machette, … elle entend tout, elle crie….tu m’éventres, mi squarti, et à la fin tu me pends comme un morceau de viande au grand crochet de la cave, … elle entend le silence maintenant… elle ne pourra plus jamais fuir… puis tu remontes avec ton ascenseur art déco et laves le sang de tes mains dans ta salle de bain… elle t’aide.

A propos de Anna Proto Pisani

Passionnée par la création et l’écriture, j'ai publié des textes et des articles sur différentes revues et les ouvrages collectifs sur la littérature postcoloniale Les littératures de la Corne de l’Afrique, Karthala, 2016 et Paroles d’écrivains, L’Harmattan, 2014. J'ai créé et fait partie du collectif des traductrices de Princesa, le livre de Fernanda Farìas de Albuquerque et Maurizio Iannelli (Héliotropismes, 2021). Je vis tous les jours sur la frontière entre la langue italienne et la langue française, un espace qui est devenu aussi ma langue d’écriture.

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