#anthologie #29 | si être

… et avec ça, comment continuer à tracer cet improbable portrait de l’amie alors que plus le portrait avance plus il se fond, se dilue, plus je le précise plus les aplats de couleurs efface les aplats précédents, je pense au Chef d’œuvre inconnu de Balzac mais l’excès d’orgueil me fait rougir et je refoule cette pensée hors de ma tête enflammée.

Nous séjournons parfois aux mêmes endroits, et nous partageons des sommeils communs dans les locations de vacances, la maison du Mont, en voiture, dans des trains, à l’appartement de Cannes. 

… et avec ça elle m’échappe, finirai-je comme le peintre de Balzac, presque folle, à ne plus pouvoir montrer d’elle qu’un carré de peau, quelques doigts et une paume…

L’amie dort avec l’Amour, dort avec les enfants, dort comme on dit dormir debout, baille à se décrocher la mâchoire, frotte ses yeux, s’étire et elle dort, tête renversée sur un appui sorti de nulle part.

…et avec ça, son corps s’efface de le raconter encore et encore, il se recompose par fragment, la bouche gourmande et bavarde, les mots qui nous enivrent, la nourriture sous contrôle, et ses mains jamais à l’arrêt, à écrire des listes, des litanies de possibles, des solutions envisageables, des pense-bête, des rappels, des observations majeures, des données sûres, des points à observer.   

Aux heures diurnes elle dort vite, la tête en arrière, un coussin dans le cou ou même autour du cou, un de ces cousins de voyage qui maintiennent la position. 

….et avec ça, je lis Jeannette Bouton Réapprendre à dormir un succès de 1976. Plus dix ans déjà.

Son sommeil nomade est un sommeil redressé, elle dort assise, elle dort pour quelques minutes, son corps, son visage offert au sommeil, la mauvaise dormeuse fait de la sieste un art premier, elle arrache au repos quelques instants, un quart d’heure d’abandon, une recharge d’énergie. 

… et avec ça, l’été son corps vêtu léger, ses épaules découvertes, ses jambes nues et ses robes évasées quand l’hiver ce sont les épaisseurs toujours plus nombreuses, écharpes, pull épais sur pull fin, sous-vêtements de laine mérinos, chemises de bûcheronne, manteau ou anorak, corps à trembler, à gémir, à maudire le froid, l’humide, la lumière déclinante.

En voiture elle nous dit Dormez, je m’arrêterai pour faire la sieste, j’ai du chocolat, je tiendrai. Avec sa permission, nos corps s’amollisent, résistent un peu, se  reprennent et sombrent dans la somnolence, nous décrochons du réel, bercées par le moteur poussif, et les vibrations de son mauvais véhicule, elle dit Dormez, je ferai la sieste si j’en ai besoin, j’aime conduire, je dormirai en arrivant. 

… et avec ça la nuit n’est plus un problème, la traversée du temps et de la géographie combine des dimensions physiques, translation, vecteurs, vitesse relative, et des données métaphysiques, celle d’une conscience matière molle, sucrée et plastique. Nous la triturons comme une pâte à modeler, y creusons des trous, y modelons des cratères, aucun axe précis, seulement un équilibre précaire. 

Nos corps fondent dans les sièges pourtant inconfortables, nous tournons sur nous-mêmes, nous glissons dans le creux des banquettes. Nos bras pliés sous nos joues, un rêve semi-éveillé nous envoie des visions de mer et d’espace qui remplissent nos yeux perméables, flottent devant nous les noms de Picasso, Giacometti, Ribeyrolles, Klein, Viola, Buren, Fontana, Léger, Matisse, Weiner, Long, Ben, Opalka, Arman, Cesar, Cragg, Poirier, Morellet, Mitchell, Orlan, Saint-Phalle, Bourgois, Messager… 

…et avec ça, demain le musée ferme, dernière chance de voir collection et expo annuelle. Le temps est à la douceur d’été indien mais les calendriers du temps humains sont intraitables, la contingence bat à plate couture les données du réel, l’ajustement est impossible, politique et nature ont divorcé depuis longtemps. 

Dans le rêve éveillé, le château Grimaldi s’imprime sur un ciel aux nuages de toutes formes, en émergent des fragments d’arcs en ciel, et depuis notre sommeil balbutiant nous avons du mal à mettre de l’ordre entre nos préférences et la modernité, nous hésitons à propos de quoi ressentir, de comment reconnaître, de qui aimer, de quand admirer, de laquelle préférer, duquel découvrir.

…. Et avec ça une ritournelle pour nommer les artistes dont elle détaille la liste qui nous obsède, dans un bruit de papier de tablettes de chocolat qui agace les oreilles, dormons-nous à la fin ?

 Elle le répète Dormez, le reste c’est demain, mais la liste est si longue, et il y aura le thé à infuser et boire lentement, thé de chine fumé à vous arracher le palais, à chambouler tout ce que vous pensiez savoir du goût, la langue râpeuse à y revenir, goût traversée du temps, intensité plus jamais retrouvée. 

… et avec ça, un arrêt brusque du moteur.

La voiture stoppe sur le bas côté, elle en descend et nous autres sommes immédiatement réveillées. Je fais une sieste, ne parlez plus. Nos genoux se déplient, nos paupières tirent, nos mains, nos poignets, nos doigts craquent. Elle ne bouge plus, yeux mi-clos à croire qu’ils ne se ferment jamais, ses cheveux répandus sur son visage, les boutons d’un gilet fermés sur la poitrine, les bords de travers tiraillés par son corps mal installé, elle ne sourit pas, elle ne semble ni triste ni gaie, elle frémit comme de froid, mais il est trop tard pour la couvrir, nous restons sans réaction, obéissantes à l’ordre de nous taire, nos silences faits de petits mouvements, d’à peine bouger, de respirer sans bruit, dans cinq minutes elle ouvrira franchement les yeux, repoussera sa frange, prendra une autre carreau de chocolat noisettes En route, une heure et on y est

…et avec ça, il manque de l’essence, quitter la ville a un coût. 

Nous ne dormons plus, ni elle ni nous, le ciel s’étire dans le noir de la nuit, rien ne nous arrête, les fantômes des artistes et l’ombre de leurs œuvres tournent autour de nous, ils ont l’air de bien s’amuser de nos hypothèses esthétiques, de nos présupposés et de nos préjugés, ils ne nous font pas grande confiance mais nous cajolent comme on cajole des petits chiots, pour leur maladresse, leurs couinements, leurs bouches avides, et leur fourrure juvénile, la douceur de la soie sous la caresse. 

…et avec ça, d’autres siestes sont moins drôles, non pas repos partagé, mais pugilat, affrontement, disparate manière de traverser la journée, repère changeant, confiance mise à mal.

Dans la maison du Mont, on peut dire que la sieste est autre chose, un moment sacré, une échappée sensuelle pour elle et l’Amour mais alors pourquoi suis-je là ? J’attends leur éveil mais ils n’ont pas dormi où alors d’un sommeil lourd et instantané, celui de leurs corps repus l’un de l’autre, mais pourquoi m’a-t-elle dit d’arriver si tôt ? A quoi joue-t-elle à exhiber ses siestes amoureuses ? Je suis assise dans la salle sans charme sauf d’avoir été habitée, la sieste n’en finit pas, ils dorment cette fois, mais que faire de leur sommeil sans phase, assommé du plaisir partagé, quelle attitude dois-je prendre, je ne peux en aucun cas me détendre ou dormir à mon tour, je veille, sur eux et sur moi, je me console de la savoir heureuse, je repense à d’autres siestes, à d’autres sommeils, au voyage de mer, à elle qui toujours dit Je dors mal. 

…et avec ça, un dodelinement me prend et je fonds presque en larme tant la force de la vague envahit tout mon cerveau réclamant plus de repos, un répit.

A propos de Catherine Serre

CATHERINE SERRE – écrit depuis longtemps et n'importe où, des mots au son et à la vidéo, une langue rythmée et imprégnée du sonore, tentative de vivre dans ce monde désarticulé, elle publie régulièrement en revue papier et web, les lit et les remercie d'exister, réalise des poèmactions aussi souvent que nécessaire, des expoèmes alliant art visuel et mots, pour Fiestival Maelström, lance Entremet, chronique vidéo pour Faim ! festival de poésie en ligne. BLog : (en recreation - de retour en janvier ) Youtube : https://www.youtube.com/channel/UCZe5OM9jhVEKLYJd4cQqbxQ

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