#anthologie #29 | Rien n’est moins sûr

Hanoï. Dans un décor de bambous serrés, assis à un bureau, il écrit.
On pourrait imaginer que chaque moment de liberté était dédié à l’écriture. Personne et encore moins cet homme à ce moment-là de son existence ne peut imaginer que ce sera l’image que l’on gardera de lui, la plus prégnante, un stylo à la main, devant un bloc Rhodia à petits carreaux, ou devant une liasse de papier à lettres, ou le budget familial ou, enfin, devant les mots croisés de sa revue télé. 

Il a le visage émacié, long, aux pommettes haut placées, une peau cuivrée qu’aucune barbe n’assombrit, il est parfaitement rasé. Il a vingt-six ans. Son nez, fort déjà, divise en deux son visage fin, alors que sa bouche fermée n’esquisse pas un sourire. Il aime cette heure matinale et la fraîcheur du lieu, propices à la clarté des idées. Il écrit à sa mère.
Dit ainsi, on pourrait croire bien sûr qu’il n’a fait qu’écrire à sa mère, ce qui est faux. Mais tout de même, c’est ce qui paraît le plus probable compte tenu du nombre de courriers qu’il lui adressait. Toutes les lettres retrouvées sont adressées à cette mère aimée, une seule l’est au couple de ses parents. Parmi ces lettres, bien des fois sont mentionnées d’autres lettres envoyées à une grand-mère, une sœur, une amie.

Il a reçu sa dernière lettre mais d’autres ont été perdues.
On pourrait penser que nombre de courriers ne parvenaient pas à leurs destinataires. Soit que la censure s’exerçait aussi de ce côté-là, soit que les courriers étaient interceptés par l’armée opposée. Quarante-huit lettres seulement constituent l’héritage de la grand-mère paternelle, sur dix ans de correspondance. C’est peu. Quand on sait qu’il lui écrivait quasi quotidiennement, on n’ose pas penser à toutes les informations qui manquent à ce récit pour être au plus près de la réalité. 

Il parle de mandats reçus, envoyés. Et surtout du petit garçon recueilli par sa compagnie dont il suit les progrès à l’école. « Le petit P. V. C. a 10 ans, toujours aussi gentil, il semble apprendre assez bien en  classe. Je ne saurais en dire grand-chose car c’est à l’école annamite qu’il va. Pour le parler, je comprends encore un peu, mais pour lire et écrire, c’est bien différent…« 
On a l’impression à rebours d’avoir toujours connu ce petit garçon. On en connaît le nom, bien sûr, écrit de la main de l’homme au dos d’une photo. C’est, on peut le penser, ce petit Vietnamien qui lui fera regretter presque sa vie entière de ne pas avoir eu de fils. De cet enfant, il a parlé en peu de mots pour dire que la compagnie l’avait adopté. Il faut avoir vu les photos de ces deux-là – où leur complicité est évidente – pour comprendre à quel point il était attaché à ce petit gars, lui qui à ce moment-là de sa vie est célibataire, sans enfant.

Derrière lui, accroché à la paroi végétale, la photo colorée, contrecollée sur un carton bis, d’une chaumière au toit à deux pentes, aux palmiers dressés que cache en partie sa tête aux cheveux bruns, ras, au front dégagé.
Impression d’avoir toujours vu cette image sans vraiment se souvenir où ni quand. C’est une photo format 30 cm x 15 cm, contrecollée sur un carton. En couleurs. Sauvée d’un vol de cantine durant un trajet en bateau, à ce qui s’est raconté. Peut-être était-elle entreposée dans une autre malle, avec ce magnifique tissu brodé qui orne aujourd’hui un mur d’appartement. Il écrit.

De ses yeux bleu lagon parsemés de grains mordorés
– la photo est en noir et blanc, et l’on ne peut leur attribuer une telle couleur que parce qu’on a été vu par le regard de cet homme. C’était un bleu étrange, peu commun pour une paire d’yeux, et que l’on ne pouvait vraiment décrire que si l’on croisait ce regard sans lunettes

Sa lettre est datée du 27 mars 1952. Il part s’engager volontairement pour 5 ans à l’Intendance militaire de Bourges, au 1er régiment d’infanterie.
On croit savoir qu’il était commun alors pour les jeunes – et les moins jeunes – souhaitant s’engager de rejoindre le camion des FFI qui passait régulièrement dans la ville. Lui saute dedans alors qu’il circule à proximité de la maison de ses parents. C’était connu, on savait que les FFI recrutaient et il avait décidé de les rejoindre pour échapper à l’enfer du quotidien avec un père malade, paranoïaque, violent. Il a souvent dit à ses filles, à son épouse, qu’il aurait tué son père s’il était resté. Il avait appris à boxer (un de ses oncles l’entraînait qui était à l’époque champion de France de boxe, (Georges Martin) et avait suffisamment grandi pour tenir tête à son père.

C’est un dimanche. Il n’a d’ailleurs pas demandé l’autorisation de son paternel, il a signé lui-même son engagement. Sa mère entoure la date sur le calendrier de la cuisine: 15 octobre 1944. Il a dix-huit ans et cinq mois. Ce 1er régiment d’infanterie est auréolé d’un passé mémorable dont il ignore encore tout.
Rien n’est moins sûr ! Cet homme très tôt passionné d’histoire en savait sans doute bien davantage qu’on ne le suppose ici.

Créé sous la Révolution, c’est l’un des Vieux-Corps de 1479 qui portait le nom de « bandes de Picardie ». L’infirmier le ramène à sa chambre, il est le patient du numéro huit, assis sur un fauteuil roulant. Il sourit, se tient les mains. Il garde son pied droit posé sur son pied gauche. Quand il descend du fauteuil, on voit le trou sur la chaussette gauche. Il a soixante-douze ans.
Quelques mois avant sa mort, lors d’une séance de chimiothérapie, à l’hôpital de P.L.M, où il vivait avec sa femme, trimballé dans un fauteuil roulant, il arbore un air facétieux, un petit sourire sur les lèvres, le pied posé du bout des orteils sur l’autre pour recouvrir la chaussette trouée ! Il y a sans doute quelque chose comme de la honte dans ce geste, honte d’avoir enfilé une paire de vieilles chaussettes, et le petit plaisir personnel de la cacher au reste du monde !

Dans les archives au papier cassant, trois pages dactylographiées datées du 20 avril 1959 sur un papier pelure jauni racontent l’historique du 21e RI, tamponné par le chef de bataillon BARBOTIN, et certifié « copie conforme ». Il a vingt-trois ans. « Pour exploitation sous forme de causerie dans le cadre de l’action psychologique à mener auprès de la troupe. »
On peut se demander où il avait pu se procurer ce genre de document ! Encadrait-il déjà des hommes, il semble que non, il s’était vu attribuer une compagnie à l’âge de vingt-cinq ans d’après ce que l’on constate dans ses lettres. Il a « fait du trou«  plusieurs fois pour rébellion envers la hiérarchie. À sa plus jeune fille il a confié qu’en Algérie, il avait refusé d’administrer « la gégène«  à un « fellagha«  ce qui lui avait valu un mois de prison dans une cellule étroite, sans visite, le repas balancé par un huis minuscule dans la porte. Sorti de là, il avait cédé à la demande de ses supérieurs. À sa deuxième fille, il a raconté qu’en Indochine, il avait interrompu une séance de torture car l’homme qui était en face de lui se comportait comme il l’aurait fait, lui, dans des circonstances analogues. Il respectait ce soldat, ils avaient fumé une cigarette ensemble. Il n’avait pas poursuivi la séance. Il l’avait payé aussi d’un séjour au trou.

Sans nouvelles de sa mère, il lui écrit le 25 avril 1953 combien ces derniers mois avant la permission sont les plus longs pour lui, comme pour tout un chacun ici. « Le temps toujours maussade, ciel très couvert et bas, de l’eau, et toujours de l’eau, il est vrai que la saison des pluies commence. » Il a joint à cette lettre des photos de lui dans son abri, fait de caisses superposées. Pour éviter le passage des rats, ce qui est à peine dissuasif…
Et je suppose que cette photo est celle dont il est question au tout début de ce fragment.

Il aura bientôt vingt-sept ans. Il passe sa vie avec ses tourments, recroquevillé sur des souvenirs impossibles à raconter, que tous les témoignages ne permettent pas de mettre en mots,
– bien que l’on puisse s’y essayer, en recoupant les quelques informations glanées au hasard d’une question à laquelle il consentait à répondre ou d’une situation particulière. Par exemple, lors de l’un de ses derniers anniversaires, alors qu’il passait en revue quelques photos de l’armée, il avait commenté l’une d’elles – un officier souriant, bel homme – d’un seul « c’était un salaud, il tirait dans le dos des gars à qui il promettait la vie sauve« , ce qui ne pouvait que rappeler ce que l’on savait alors de la « corvée de bois«  –, 

dans la détresse à constater quarante ans plus tard que ce destin aura été le sien, qu’il l’avait choisi, et qu’aucun pardon ne pourrait l’en exonérer.
On pouvait le croiser la nuit, penché sur les comptes de la maison ou devant une page vierge ou réfléchissant, les larmes dans les yeux. Combien de fois s’est-on demandé ce qui pouvait bien le tenir éveillé et lui valoir cette tristesse.

Il part vivre en Allemagne, puis en Algérie, et revient dans le nord de la France. Il quitte l’armée dix-huit ans après y avoir été incorporé.
Il part à la demande de sa femme qui ne supporte plus ses affectations dans le nord de la France. Elle rêve de sud, de mer, de soleil et de ciel bleu. Plus tard, elle regrettera d’avoir arraché son mari à cette famille qu’il s’était constitué, qui lui avait donné le sentiment d’être utile à son pays, d’être fier de lui.

Il a trente-six ans. Comment se prénommait cette jeune femme vietnamienne, à la coiffure relevée sur le devant en un rouleau lisse, aux boucles d’oreilles et au collier de perles, qui pose sans regarder l’objectif ? Le format de la photo n’est pas celui des autres. Il rappelle plutôt les photos d’identité bien que la femme ne pose pas de face, mais de trois-quarts. Les yeux écartés, en amande, la bouche pulpeuse, fermée, le nez long épaté. Sans date mais dans un lot de photographies du début des années 50. Il a environ vingt-cinq ans. À quarante-cinq ans, son front s’est dégarni et son visage est émacié. Il se marie en octobre 1954 avec une jeune femme rencontrée deux fois qui a été l’une de ses marraines de guerre et correspondantes.
Cet homme aurait eu vingt-huit correspondantes, selon sa femme. Chiffre qu’il confirmait lui-même. En tout cas, aucune lettre de ces jeunes femmes ne se trouve parmi le lot des rescapées. Les courriers à sa femme non plus ne sont pas parmi cet héritage. Ils ont disparu lors d’un déménagement que celle-ci effectua après la mort de son mari. Oubliés dans le tiroir d’une vieille armoire, et emportés par les services d’Emmaüs ! 

Il a vingt-huit ans et cinq mois. “Dans le fond, le village de Do Kuan brûle. Treize des nôtres sont tombés hier, d’autres blessés. Nous venons de perdre le lieutenant Nim. Le village a été incendié.” La petite photo aux bords dentelés livre ainsi, avec ses commentaires inscrits au dos, toute l’horreur de la bataille. La dernière phrase glace le sang. “Le village a été incendié.”
C’est tout cela que l’on aurait aimé questionner, ces règlements de compte, ces exactions… qu’avait-il à faire dans tout cela ? Quels ordres avait-il donnés, suivis, dans ces batailles rangées où les populations n’avaient aucun moyen de défense ? En dehors de ces renseignements donnés dans ses lettres sur les pertes de l’armée française, et l’on comprend bien qu’elles étaient douloureuses aussi, quelles étaient celles de l’adversaire dans le même temps ?

Sans date. Lui-même ne sait plus quel âge il peut bien avoir. L’année de ses quarante ans, il tombe dans une dépression où il réclame de manière obsessionnelle une cravate noire.
On l’avait ramené en ambulance de son bureau et il était resté prostré durant des jours, quand il ne délirait pas. De cela non plus, il n’a jamais été question avec lui.

Que fait-il durant le mois ou plus exactement les trois semaines entre le 29 février et le 20 mars 1945 ?
On peut supposer qu’il est en permission. Avait-il le temps de rentrer chez lui pour si peu de jours ? il semble que oui à en croire sa plus jeune sœur âgée de 85 ans au moment de ces lignes.

À Kenchela, il fait partie des forces de maintien de l’ordre – il signe une lettre en novembre 1954 – et des années plus tard, à quelques mois de sa mort, à sa petite-fille il lâche cette information « alors qu’au Maroc c’était la paix parce qu’il y avait eu un accord avec le sultanat ».
Il reconnaissait ici implicitement qu’il s’agissait bien d’une guerre en Algérie, bien que toujours il parlait d’opérations de pacification ! C’est une des contradictions de cet homme d’avoir défendu une certaine idée de l’armée – sa deuxième famille disait-il – à l’extérieur, de n’avoir jamais craché dans la soupe, alors qu’il laissait entendre s’être rebellé pendant qu’il en faisait partie. D’autres anecdotes en attestent.

La lettre est écrite sur un papier à en-tête intitulé 2/8e ZOUAVES et porte un logo qui figure une tête d’animal au-dessus d’une croix de Lorraine, un Z un 8, et comme une lune renversée. El Hajeb, le 4 août 1948. Il règle ses comptes : « Maintenant cette lettre vous semblera peut-être bizarre, dure ou injuste, mais il était nécessaire que je vous dise ce que je crois vous dire pour l’instant… Comprenez bien votre fils, ne voyez plus en lui un gosse, mais un homme et un soldat. » Il a vingt-deux ans. 

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

2 commentaires à propos de “#anthologie #29 | Rien n’est moins sûr”

  1. il aurait pu croiser des que j’ai connu ou dont je n’ai conu que des ilages

    je ne sais s’ils se seraient entendu

    mais je sais que j’aile la profondeur qu’ajoute à ce récit de vie les « on… »