… et toujours on me retient et je ne peux rentrer dans ma patrie. On me tire par ma chemise, on m’oblige à m’asseoir.
… et toujours on me retient. Les habitants sont étranges, pareils à moi et si différents de moi.
Il faut être là, il ne faut pas se tromper d’endroit. Seulement là, pas vraiment à sa place, mais ayant choisi cette place. C’est l’été. La marée est basse. Le ciel gris bleuté se fond à l’horizon avec la mer. Bientôt onze heures.
Les habitants sont nombreux, extrêmement nombreux. Les occupants journaliers de la plage sont tous là. Parlons d’abord des oiseaux, ce sont les plus bruyants : goélands argentés, goélands marins et mouettes rivalisent de cris rauques, parfois plaintifs ou aigus et rieurs. En loopings gracieux, affairés, imprévisibles, ils se croisent, se poursuivent, se parlent, puis soudain atterrissent pour se reposer ou fouiller la plage à la recherche de quelque nourriture. Une colonie de petits échassiers tricote, zigzagant à la limite du sable mouillé. Qu’ils sont rigolos, le bec en avant, tout le reste en arrière ! Les mêmes, à marée haute, voleront en escadrilles au ras des vagues.
Il faut, sans quitter sa place, envoyer un message. Mais quel message et à qui ?
Les habitants de la plage sont occupés, extrêmement occupés. Un dernier cheval de trot tire son sulky, tout là-bas, à droite, sous le cimetière, dans lequel dorment à jamais près de dix mille soldats américains. La tache orange qu’on aperçoit c’est la casaque de son jockey. L’entraînement journalier des chevaux est terminé. Ne resteront, pour quelques heures, que les empreintes de leurs sabots sur le sable mouillé et ferme et ça et là un peu de leur crottin.
… et toujours on me retient et je ne peux rentrer dans ma patrie. Je dois rester assis là, je dois regarder, je dois juste me souvenir
… et toujours on me retient. Les habitants ne se posent pas de question, ne me posent pas de questions. La plage d’Omaha Beach est désormais à tout le monde.
Il faut patienter. Il faut accepter, il faut se contraindre, rester digne, avoir mal dans sa poitrine et dans sa jambe martyrisée. Regarder et attendre. On ne peut pas revenir en arrière : on ne refait pas l’Histoire.
La plage se partage entre ses différents habitants : place maintenant aux familles, les mêmes que sur toutes les grèves. Les voici avec leur fourbi : parasols, fauteuils, bouées, seaux et pelles des enfants, filets à crevettes, sans oublier la glacière. Les enfants se mettent sans tarder aux fondations de leur château du jour ou courent vers les flaques que la mer a laissées en se retirant. Les mamans les poursuivent avec la crème solaire, les hommes installent le matériel. Quelque belle expose sa poitrine au soleil. Un courageux, sa planche à voile sous le bras, se dirige vers l’eau. En voilà un qui espère rattraper la mer. Et sur tout cela la brise marine et ses effluves iodées.
… et toujours on me retient, je demeure dans la souffrance loin de ma patrie, loin de celle dont la sérénité égale celle de cette mer étale au fond du paysage.
Les habitants ont des tracteurs attelés à des remorques qui attendent sur le sable. Il n’y a pas de ponton à Omaha Beach. Les pêcheurs, professionnels ou amateurs, mettent leur bateau à l’eau à l’aide de tracteurs. Ils vont pêcher et veillent à rentrer avant la marée montante pour sortir leur matériel à temps et regagner la terre ferme avant d’être dépassés par les flots. Ils pêchent le bar et le maquereau à la ligne, après avoir attrapé leurs vifs à la palangrotte (terme plutôt marseillais mais que tout pêcheur connaît). Ils relèvent leurs casiers, espérant y trouver tourteaux et homards. Il y a de nombreuses épaves au large d’Omaha Beach, vestiges du Débarquement de Normandie et ces épaves sont devenues des îlots de vie. Les anémones de mer se sont fixées sur les tôles martyrisées, les homards se cachent dessous et tout autour les poissons pullulent.
… et toujours on me retient, on me retarde. On me tient par des détails : grand, le regard clair, le cheveu ras, l’allure martiale.
Ainsi, ces équipements militaires ont changé de destination. On ne peut pas regarder Omaha Beach, sans penser à ce qu’il s’est passé là. À marée basse, on voit des restes de pontons en ferraille construits par les Alliés pour débarquer du matériel, des morceaux de chars ou de navires qui dépassent du sable. Désormais, Omaha Beach est un univers tranquille. Seuls ces quelques vestiges rappellent la fureur du Débarquement et ces milliers d’hommes qui, attendus sur la grève par leurs ennemis, sont tombés par centaines devant les barbelés et les « hérissons » disposés sur la plage pour arrêter les chars, les véhicules amphibies et les hommes. On n’oublie jamais les images du film Le jour le plus long, notamment celle qui fait apparaître à l’horizon l’armada des bateaux alliés. Un soldat allemand aperçoit d’un bunker de la Pointe du Hoc des centaines d’embarcations qui s’avancent vers la Normandie. Son regard est incrédule, il n’en croit pas ces yeux. La pointe du Hoc, on la voit de la plage d’Omaha Beach, elle se dresse tout à fait sur la gauche. Tout le monde connaît l’histoire, n’est-ce pas ? Quand les chaloupes sont arrivées au pied de la falaise, pilotées par des hommes qui pour la plupart n’étaient pas des marins, dans une mer grosse et des rafales de vent chargées de pluie, les Allemands qui défendaient la plate-forme, se sont dit : « C’est impossible, ils sont fous, ils n’y arriveront jamais ! » Et bien ils y sont arrivés, et tout d’un coup au milieu des « Schnell, schnell ! », on a entendu : « Run, run, go ahead boys ! » Ils étaient là, ils avaient réussi. Quel courage, quelle audace, quels soldats !
Les habitants sont corrects. Les habitants ne sont pas mauvais. Les habitants sont évasifs. Ils ont compris. J’ai été un combattant allemand. Ils ne savent pas que je suis de ceux qui ont défendu la Pointe du Hoc.
Les habitants profitent de leur plage.
… On ne me retient plus.