#13#
… il me fascine comme une ombre je le suis du regard pendant ma lecture je lève les yeux au-dessus de mes lunettes, il m’ignore, lui-même ombre mouvante et insaisissable il ne sait rien de l’autre il ne partage rien de ce monde, une brume de paysage japonais l’absorbe tout entier..
L’attrait irrésistible du gravier chauffé – que je dérange, une espièglerie, de mes pas furtifs ébranlant l’ordre paisible du silence – au soleil de l’été à la chaleur douce qui monte, le besoin irrépressible d’y plonger les doigts de sentir les pierres écraser des secrets rouler glisser entre ses phalanges comme un torrent apaisé, une rivière tranquille après la furie, bordée d’érables verts aux feuilles finement dentelées, la lavande cette touffe échevelée dont les bras tombent avec la grâce alanguie d’une danseuse se mêlent aux galets polis recouverts là d’une couronne de fougères ici quelques buis, sphères sombres et denses que chaque semaine il taille, me fascinant par cet ordre obsessionnel, par sa respiration un témoin muet, côtoyant des pins nains aux pives miniatures, une bordure de pierres serpente pour se perdre dans le fouillis des bambous ce désordre maîtrisé, le lotus au calme séculaire immobile sur le plat de ses feuilles reposoirs pour libellules tandis qu’un lierre serpent souple vient lécher ces surface avec une lenteur étudiée presque amoureuse, je m’allonge sur le silence de l’eau, il n’en voit que la transparence une fascination un vertige proche de l’hallucination.
Les deux dalles de granit glissantes de leur pellicule de givre enjambent la rigole ; il avance prudemment dans l’air vif le souffle court vers le pin tortueux alourdi de neige tellement ployé qu’il semble confier un secret à la bruyère violette ses fleurs serrées les unes contre les autres les feuilles de l’érable tapissent son pied et comblent les espace entre les galets pour les tenir au chaud, le flamboyant annonce la fin de l’automne et le silence imminent de l’hiver. Il s’arrête un instant une main dans la poche de son manteau l’autre tenant sa pipe en écume, ce vieux marin me fascine d’avoir naviguer les mers, de ses yeux brûlés il contemple ce tableau figé mariage de couleurs et de textures, du regard il caresse les pierres par ses soins arrangées et il me fascine lui le presque muet parle au vieux pin comme à un ami. Il s’agenouille effleure les feuilles glacées, laisse ses doigts courir sur les galets froids, mon corps est-il trop chaud ? Le monde semble suspendu chaque son étouffé par le givre.
Le bambou chante l’écoulement de l’eau. Sous la caresse légère du vent les tiges s’agitent d’ une mélodie apaisante, elle emplit le jardin japonais de résonnances subtiles presque imperceptibles, il s’arrête un instant pour les écouter accoudé sur le manche de son râteau après son inlassable va et vient d’un geste sans temps. Le lierre taillé de l’hiver plongera dans quelques semaines ses branches vigoureuses dans l’étang en un rideau de verdure et caressera sa surface d’une délicatesse presque cérémonieuse. Les azalées roses et verts encore en boutons commencent à sortir de leur torpeur hivernale annonçant l’arrivée du printemps ils viendront égayer les fougères jaunies par le froid, un contraste saisissant entre passé et renouveau. Ce moment est crucial, chaque année il observe avec une patience infinie la lente métamorphose une attention sourcilleuse, chaque détail déplace quelques galets les ajuste, loge chacun à sa meilleure place créant un chemin de blancheur pour conduire le regard du visiteur vers des recoins cachés, des merveilles discrètes. La glycine blanche couvrira bientôt la pergola, union de pureté et de grâce d’une cascade de fleurs pendantes au parfum enivrant. L’eau s’écoule des canaux aménagés avec une précision millimétrique. Les carpes Koï aux couleurs vives émergent de ce long hiver sous la glace, il leur lance quelques graines de nourriture.
… il me fascine à la fois lointain et proche sa présence à peine perceptible incrustée dans chaque texture, l’esthétique, signature discrète inscrite dans la matière comme une empreinte… Chaque plante chaque pierre chaque élément portent la marque de son dévouement silencieux et invite à la méditation. Microcosme miniature du monde où chaque geste a une signification, un espace sacré qu’il crée pour le plaisir des yeux et des cycles de vie et de mort au passage des saisons. Une histoire, un poème de pierre et de végétation, une œuvre vivante et pour moi une fascination.