#anthologie #29 | l’impossible départ.

… ils me retenaient, ils ne disaient rien, ils pesaient dans mon corps. Ils me contenaient, me retenaient et toujours se taisaient, ça évitait les questions. Ils riaient, souffraient, se sacrifiaient… ils m’attrapaient. Ils étaient là pour moi, je faisais leur joie. Ça me suffisait, me maintenait. Famille, proches, patrie — j’appartenais.

On voit venir de nouveaux voisins, on les voit s’installer. On les entend. Parfois on ne les voit pas mais ils sont là. Six étages et le rez-de-chaussée. Le sous-sol. Le voisinage comme deuxième famille. Sans certitude de stabilité, on les voit quitter, se faire remplacer. On perd contact avec certains, d’autres reviennent prendre un café et des nouvelles. L’immeuble comme maison aux pièces disparates. On a été les pionniers, l’immeuble se construisait encore, il a fallu habiter (contrainte de guerre et d’exil forcé). On veut garder ça, le prestige de l’ancienneté. On se débrouille pour accueillir les nouveaux occupants.

… il fallait rendre visite, les voisins étaient gentils. Nos compagnons de tous les jours. Il fallut accueillir mais ça ne suffisait pas, il fallait inviter — café et gâteaux, entretenir le lien. S’entraider, parler. J’écoutais ces assemblées d’adultes. Je faisais partie, ça me retenait.

On se fait l’amie du sixième. L’unique, elle ne veut pas connaître les autres étages. Une veuve très coquette au goût classique. Elle drague un peu les hommes, sobrement irréprochable, elle tient à sa réputation. On fait semblant de ne pas la voir séduire notre mari. On est amies. On ne va pas chez elle, elle se débrouille, anticipe les visites, nous rejoint. On aurait envie de connaître ses meubles, voir sa cuisine et dans quelles tasses elle sert le café. Son lit, son miroir du matin. On voudrait ouvrir ses placards, vérifier la taille de ses vêtements. Regarder dans son frigidaire. Tous détails qui nous ferait comprendre sa vie solitaire dans ce grand cinq pièces. De l’entrée de l’immeuble, on aperçoit par moment sa tête impeccable (elle va chez le coiffeur les mardis et vendredi matin). On sait qu’elle regarde le quartier de son balcon haut comme de nous éloigner d’un doigt qui surveille. On a été présentée à son fils unique, il sourit peu. Elle le voit le dimanche, parfois la belle-fille vient aussi. Elle nous raconte leur difficulté à avoir des enfants. On n’ose pas donner d’avis, on ne sait jamais avec elle.

… ils parlaient de ma chance, mes atouts comme monnaie et garantie. Ils me déroulaient sans trembler un avenir brillant — poussiéreux, usé avant la vie. Je me savais extérieure sans parler encore ma langue. Je ne pouvais me séparer, ils me retenaient, ils m’aimaient.

On ne défend pas l’amie du sixième quand la voisine du premier étage la traite de prétentieuse. Mais on n’en rajoute pas, on ne veut pas être la mauvaise langue. On n’admet pas se sentir privilégiée (sa seule amie). On est d’accord avec la voisine, elle est hautaine mais on l’envie, on voudrait comme elle ignorer les gens de l’immeuble. Avoir ce choix. Nous éviter les visites quotidiennes du premier. La facilité du premier à nous solliciter pour ses besoins de tous les jours. Ce trop familier qui envahit. Tout de cet étage-là nous est accessible, les odeurs des plats. Le salon chargé de meubles et de bibelots. Les cris des enfants, leur plaisir à partager les disputes. Les tapis au sol chargés de motifs, couleurs foncées. L’absence de lumière par excès d’objets. Les rideaux, l’étouffement probable. Tout d’eux, excès et désordre. Chaque parcelle de l’appartement autant que les mots de la mère, le débit de sa voix aiguë.
Tu n’aurais pas un citron ? Je cherche un marteau, je ne trouve pas le nôtre. Tu connaitrais une recette légère de maamouls ? J’ai besoin de ton avis sur un problème intime, je te fais confiance. Tu regardes toi ce feuilleton ? J’ai raté l’épisode d’hier tu peux me le résumer ? Ma fille ne comprend rien aux maths, tu penses que ton fils peut l’aider dans ses devoirs ? Tu sais où je peux acheter la viande à un prix raisonnable. Ça ne te dérange pas que je me confie à toi ? C’est intime mais je te le dis comme à une grande sœur.

… ils avaient besoin de moi pour être heureux. Ça me retenait. Il fallait entretenir les apparences, jouer à la fille qu’ils voulaient. Il fallait les rassurer, m’inventer autre. Me cacher. Ou m’échapper ?

Voisins comme famille. Et les énigmes parfois. On ne sait rien du cinquième. Ils refusent de nous rejoindre quand ça bombarde. L’abri est au sous-sol de l’immeuble, tous les étages sauf eux. On ne les connaîtra pas, même s’ils font partie des anciens comme on dit. On a vu passer les meubles le jour du déménagement. On se souvient n’avoir rien distingué, tout ayant été soigneusement emballé. On aperçoit les sacs de courses tous les samedis. Ils ont ça, la régularité de l’ennui. On regarde leurs tenues (le sport chic des jeunes bourgeois), on ne voit pas leurs yeux derrière les lunettes de soleil par tous temps. Ils sont deux, on ne les entend pas se parler. Un couple sans enfants.
On en a quatre, trois garçons et une fille. On les a installés au troisième. À peine éloignés d’eux, un étage c’est facile même sans électricité. Ils ont des chambres séparées et un salon pour recevoir leurs amis. Une cuisine avec un frigidaire (il nous sert aussi à stocker les réserves) et une table d’appoint. L’évier et quelques vaisselles de dépannage. Leur appartement est comme dortoir, le reste se passe dans le nôtre. On les appelle pour les repas, on a installé un téléphone intérieur (on en abuse par fierté, dans le pays les lignes externes fonctionnent difficilement). On récupère leur linge, on fait leur ménage : ils font des études. On essaie de leur simplifier la vie, grandir en guerre, c’est déjà bien malheureux.

… la guerre aussi me retenait. Je n’ai pas quitté à cause d’elle, je ne pouvais pas, elle l’empêchait. Il fallait durer auprès de la famille, s’entretenir solidaires. Fragiles et puissants autour d’un même absolu. La résistance au sort en partage. Être à la hauteur du destin. La guerre nous soudait. La guerre me tenait dans sa surdité. Je me retenais, m’obstinais à leurs côtés, même combat nébuleux.

Peut-on parler de chance ? Le quatrième par exemple, un étage maudit. Les locataires changent sans nous laisser le temps de les approcher. Les mouvements se résument à des valses de familles et de mobiliers. L’instabilité des locations ? On n’a jamais vu le propriétaire. Seul le concierge le connaît.
Le concierge, sa femme et leurs trois enfants en bas âge. Ils occupent le petit logement de fonction, au rez-de-chaussée. À droite de l’entrée de l’immeuble. L’ascenseur (souvent arrêté, coupures nationales d’électricité) est à droite ; l’escalier au milieu. Ils ont la charge de l’entretien des parties communes. De la sécurité (fermer le portail de nuit, l’ouvrir à six heures du matin). Les messages parfois. Le couple se partage les tâches. Et la permanence. Leur porte entrouverte en journée sur la télévision allumée, sur un canapé, quelques chaises et des jouets. Les gosses traînent au seuil comme prisonniers devant des fenêtres qui respirent le ciel. On leur donne un bonbon, une caresse. Les plus grands hâtent leur bonjour de politesse volontaire. Impossible de traverser l’entrée de l’immeuble sans certains de leurs yeux.

… ils ne me retenaient pas en le disant. Ils ne demandaient pas. Ils n’avaient pas besoin. Il leur suffisait de m’aimer, ça ne me laissait pas de choix. Ils n’interdisaient pas, ils me regardaient me cajolaient me nourrissaient. Ils ne me disaient rien, ils parlaient de moi et les voisins approuvaient. J’étais favorisée, la guerre serait provisoire, il y aurait l’après. Ils m’enfermaient sans intention. C’était plus simple que ça, plus immédiat. Ils m’épuisaient d’attente muette mais bruyante ; je leur devais reconnaissance. L’inexorable. Je ne quitterai pas.

Et plus bas, les parties cachées. Plus bas, l’appartement improvisé abri. Jamais loué, souvent envahi par nos bousculades, même quand on résiste à la panique. Ce lieu de preuve : le voisinage est famille (sauf le cinquième). Les efforts collectifs en accentuent l’étrangeté : meubles disparates, doublons parfois. Ou manque qu’on se promet de combler. Disproportion, disharmonie, présence humaine. Notre abri, essentiel.

… ils ne me voulaient pas otage, leur amour me sanglait. Ils m’aimaient, le répétaient. Ça m’attachait plus fortement encore. La guerre n’aidait pas à la séparation, elle nous soudait. Tribu à vie. Tout mouvement eût été trahison, abandon. Elle surtout. La voix de ma mère, ses gestes. Je n’avais pas besoin de plus. Qu’elle soit elle me suffisait. Je restais, consentais. Je vivais entre deux. Je vivais deux.

Mais plus bas encore, les salles techniques. Tableaux électriques, réservoirs de fuel et autres machineries. Les cafards. Les toiles et les araignées. On se demande si des chauves-souris s’y cachent. Les fourmis sûrement. On ne rentre pas sans torche. Mais on ne regarde pas les détails, juste de quoi poser son corps. On n’y va pas sans prévenir (si je ne suis pas de retour dans un quart d’heure…). On ne referme pas la porte, on bloque le portant contre le coup de vent. On rentre doucement comme pour surprendre les mauvais esprits. On porte des chaussures fermées (on les retirera au seuil de chez nous, ne rien ramener d’en bas). On se force à se rendre dans ce plus bas encore, vérifier que tout fonctionne, quand à l’étage ça dysfonctionne. Et parfois c’est simple, il suffit de remettre en place le disjoncteur. On se force à descendre vérifier. On se force parce que personne d’autre ne veut s’y risquer. On se demande à quoi servent les hommes dans ces moments-là. On ne dit rien pour ne pas en rajouter. Que nos enfants respectent les pères. Le silence parfois et retenir plus bas en soi, encore plus bas ces mots qui feraient mal. On n’est pas comme ça.

… je pensais que rien ne me retiendrait. Personne. Il le fallait, quitter. Longtemps je pensais être partie, je ne voyais pas le pays me retenir. Mon corps avait voyagé. Le petit sac à dos avec le peu d’affaires. Une fugue en apparence réussie. Ils avaient été surpris, effarés. Je pensais avoir quitté. Passifs, ils m’avaient retenue ; en apparence séparée d’eux. Ils m’avaient empêchée sans m’arrêter. Comme toujours, je demeurais loin de moi ; au plus près d’eux. Ils sont comme ça, ils le font par amour. Cette espèce de religion incarnée.

reprise de la #23 | encore plus bas ces mots

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

4 commentaires à propos de “#anthologie #29 | l’impossible départ.”

  1. « Il leur suffisait de m’aimer, ça ne me laissait pas de choix. »
    oh Gracia le tout est beau et c’est si vrai

    Mais même quand, sans guerre, sans autre pays, juste avec vies divergentes on est parti et qu’on doute un peu de cet amour au premoer retour on est repris et avec l’âge on trouve cela très doux.

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