#anthologie #29 | impossible arrivée


…et toujours je l’accompagnerais au marché, toujours je marcherais à ses côtés sans pouvoir l’aider, toujours je  tremblerais de la voir tomber et toujours je l’y renverrais au marché, toujours je la laisserais emprunter ces ruelles vides, ces trottoirs cabossés… Il lui faut se hâter de rentrer. Elle a tant de choses à faire. Est-il réveillé? Elle n’a pourtant pas fait de bruit en partant, et elle a fait vite. Autant qu’elle peut. Mais elle est si lente la poissonnière, et celle-là devant elle dans la queue qui ne se décidait pas, à la fin elle a bien cru que la tanèque allait acheter toute la baudroie. Il aurait plus manqué que ça. Ne pas oublier de monter la mayonnaise au dernier moment demain. Sont pénibles ces trottoirs qui n’arrêtent pas de monter et descendre. Font caguer tous avec leurs garages, et va-z-y que le trottoir redescend pour qu’ils garent leur voiture. …et toujours je lui ferais prendre ces trottoirs…Elle a jamais eu de voiture elle. Des bonnes jambes, oui? Enfin, maintenant elles avancent plus bien vite les jambes, elle se hâte pourtant. Heureusement elle peut s’appuyer sur le charreton, il l’aide bien ce charreton, il manquerait plus qu’elle se mettre cambal, ça la fait rire la petite quand elle dit se mettre cambal, comment il faudrait dire, se ficher en l’air, les quatre pattes en l’air, elle s’y voit, et personne dans la rue, faut arrêter de se mettre martel en tête, de s’imaginer pareilles bêtises, allez oust, la pintade a l’air assez grosse, elle a demandé la plus grosse, c’est qu’ils seront neuf demain, et faut pas leur en raconter, manquerait plus qu’ils partent en ayant faim, et ils sont bien contents de partir avec le panier de la prison comme ils disent, ils n’auront pas à cuisiner pendant deux jours, de la baudroie ils aiment ça, et les escargots de mer aussi, des pointus elle a réussi à avoir, ils seront contents, c’est ceux qu’ils préfèrent, ah cette roue qui part de travers, allez oust elle est bientôt arrivée, le plus dur aussi, va falloir les monter les paquets maintenant, c’est pas que, mais va, ils sont raides les escales, allez oust bientôt les pantoufles, et les orteils seront contents. …Mais il fallait qu’elle marche encore, enfermée dans ces ruelles, à pousser son charreton, à pousser son charreton, à espérer d’arriver, à rêver de ses pantoufles mais toujours je prolongerais son trajet, toujours je la regarderais appréhender une nouvelle déclivité de trottoir, toujours je regarderais ses mains s’accrocher au charreton, et toujours je reculerais son arrivée…

Une vieille femme marche au milieu de la rue défoncée, poussant un charreton. Personne dans la rue pour la voir, personne pour la secourir si elle trébuche. …Mais moi il fallait que je la voie, il fallait que je la voie sans pouvoir l’aider, sans pouvoir lui parler, sans pouvoir la soulager…Une vieille femme, au corps tassé, aux mains noueuses. Mais dans la tête, ça avance à toute bringue, les tâches à accomplir dans la journée, le repas à préparer, les images des uns et des autres, de son monde, dans sa tête les paroles s’enchaînent, la parole est fluide, continue, la parole virevolte, virevoltent aussi les images, les souvenirs, le souci de celui qui l’attend, de celles à qui téléphoner tout à l’heure. Une vieille femme avance laborieusement, poussant un charreton et trimballant avec elle tout un monde, quatre-vingt-dix ans de vie, d’histoire, d’histoires. …mais il fallait qu’elle le fasse et le refasse ce trajet, que je la voie, que je l’entende, pour que je les note ces mots, que je les devine ces pensées, que je l’éprouve ce trajet, que je les monte avec elle ces trottoirs, que je les espère ces pantoufles qui n’arriveraient pas.

Cent-vingt-et-un, cent-vingt-deux, elle va y arriver. La roue du charreton s’est coincée dans le caniveau. Tirer, pousser. Arriver enfin à la dégager. Cent-vingt-trois? C’était bien à cent-vingt-trois qu’elle en était? Il n’y a plus personne qui l’attend, plus personne pour lui tenir la lumière, plus personne pour s’inquiéter de son éventuel retard. Cent-vingt-quatre, cent-vingt-cinq. Un appartement vide elle va retrouver. Elle tapera à la porte de la voisine en arrivant, pour lui dire qu’elle est arrivée. Elle appellera sa fille. Il ne faut pas qu’elle l’appelle plus de deux fois par jour sans quoi elle va encore se faire engueuler. C’est un chameau parfois sa fille. Elle travaille d’accord, mais sa mère peut quand même l’appeler, non? T’as qu’à appeler ton fils, elle lui dit. Mais un fils c’est quand même pas pareil. Mais une mère et une fille quand même! Elle s’en est bien occupée elle de sa mère, jusqu’au dernier moment elle s’en est occupée, elle n’avait qu’elle la pauvre femme, elle n’avait que sa fille, bon d’accord elle ne lui téléphonait pas, mais c’est qu’elles avaient pas la chance d’avoir le téléphone. Bon avec tout ça elle a perdu le compte, tant pis. Elle est bientôt arrivée.  … Combien il  faudrait encore que je lui en fasse faire  de trajets pour trouver les mots, les mots qui rendraient la solitude, un trop grand mot celui-là, un mot faux, combien il en faudrait de trajets pour trouver les mots, les mots qui rendraient sa vie, cette vie qu’on vit seul, cette vie bavarde dans le silence, cette vie  invisible des sensations, cette vie ordinaire, extérieure, lisse, pour les autres… combien il en faudrait de mots, de temps, pour la rendre visible elle, elle marchant seule dans ces ruelles, elle allant et rentrant du marché, elle et pas une silhouette anonyme… combien il en faudrait encore de temps et de mots, de temps pour trouver les bons mots, combien de temps encore pour la laisser enfin arriver chez elle et l’autoriser à se reposer, à reposer… 

A propos de Betty Gomez

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