#anthologie #29 | il n’y a rien

23 : Plus bas, il y a la grotte. On pourrait y entrer par la cheminée que le père avait creusée. Elle n’y voit rien, tout est éteint depuis longtemps, il reste à peine quelques traces de charbon. On tomberait sur le feu, sur la couverture, sur les enfants grelottants, sur un lit de feuilles mortes et de paille éparpillée, sur la pierre friable d’un sol poreux où traineraient des tasses ébréchées, des fourchettes, des bouts de cartons, des os de poulet, des éclats de verre, des cailloux lisses dont on servait pour jouer aux billes, des flaque d’eau croupie, des traces de pas, grosses chaussures et pieds nus, de petits monticules de terre, des brindilles brisées, de la ferraille rouillée, des rats. Elle ne voit rien, tout a disparu, la terre est lisse, seules quelques traces de pas, les siens sans doute, viennent troubler ce vide.

Plus bas encore ça grouillerait de vers dans des tanières grattées par des pattes patientes et des mains ensanglantées. Elle revoit les doigts maigres des enfants qui dessinaient sur les murs des cœurs et des fleurs. Elle cherche ce qu’il reste, mais il n’y a plus rien. Elle tâte la molasse pour y trouver des aspérités, en suit la courbe monotone du bout de son index, mais il n’y a rien, toujours rien. On y trouverait de lignes tracées par de longues règles dont des fragments s’accrocherait parfois aux parois de molasse. On y trouverait des clous tordus, des grillages, des jeux de cartes déchirées, des prénoms gravés puis effacés puis recouverts par d’autres prénoms, des mottes de terre, de l’humidité, du moisi, des mouchoirs en loques, un petit panier plein d’œufs pourris.

Et plus loin encore, plus au fond de la vallée, la rivière charrierait des troncs que de laborieux castors rassembleraient pour bâtir un barrage où s’agglutineraient des plaques de tôle ondulée, des débris de nids d’oiseaux, de l’écume sale, des bouchons, des têtards et des libellules, des bouts de ficelle de botte nouées et renouées cent fois, une sandale en plastique passée trop près d’un feu, de l’huile stagnante, un fil de canne à pêche autour duquel tournoieraient des truites cherchant une brèche dans la muraille de branchage. Elle s’est assise sur une pierre, au bord de l’eau. Les castors sont partis, les poissons sont morts, il n’y a que cette eau qui coule entre les cailloux, paisible, régulière, froide.

Plus bas encore, d’autres grottes s’ouvriraient, ornées de dessins : bonshommes rachitiques à tête ronde, chevaux cabrés, hiéroglyphes indéchiffrés composés de serpents, d’yeux fermés, de vagues superposées transpercés par des rayons de soleil, formes mi animales mi humaines, surlignements à la craie des anfractuosités de la roche esquissant çà et là des béances obscènes ou des sourires édentés, petits trous réguliers piqués de poinçons acharnés, restes ébranlés d’échafaudages rongés de termites, crânes fendus de rongeurs et d’enfants, autels votifs surmontés de photos effacées. On devine une barbe, une lampe torche, une peau de cerf. Elle revoit le père, un homme rude, une barbe rêche, puis elle s’empare de la lampe torche, qui ne fonctionne pas. Ce n’est pas une barbe, se dit-elle, c’est de la mousse. Ce n’est pas une lampe, c’est un bâton. Il n’y a rien d’autre.

Plus bas encore, l’eau, la boue, l’écoulement incessant, l’écho des gouttes, un tibia qui aurait servi de flûtes à des gamines dont on devinerait les robes déchirées, tissus brodés de fleurs et de fruits en grappes, une table effondrée couverte de poupées dont on aurait coupé les cheveux, escargot géant fossilisé dont un doigt couvert d’ocre a suivi la spirale, changeant parfois de couleur, passant du rouge au noir et du noir au violet, usant pour ce faire de matières inconnues. Elle ne voit rien, se dit que c’est dans son imagination, qu’elle se raconte des histoires pour se faire peur, que sous la grotte personne n’est allé, jamais, et que dans la grotte, ces enfants non plus n’ont jamais existé. Il n’y a jamais rien eu.

Et tout en bas, une araignée aurait tissé sa toile que déchireraient des squelettes de chauve-souris dans une chaleur sèche et puante que des fumées venues d’on ne sait où tempéreraient parfois, libérant des hordes grouillantes d’êtres indéfinissables dont on se demanderait si cela n’avait pas, couvert de crasse et de poussière, quelque chose d’étrangement humain. Elle a peur. Cette impression d’humanité, d’où vient-elle ? Elle voudrait creuser plus profond mais elle a beau creuser, il n’y a rien, tout cela, c’est dans sa tête, rien que dans sa tête.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

Un commentaire à propos de “#anthologie #29 | il n’y a rien”

  1. formidable votre « plus bas » Vincent que je découvrais (puisque n’ai à peu près rien lu de l’atelier, honte)
    me suis reposée avec celle qui ne voyait rien (ou le prétendait) et mêle si les enfants venaient de son imagination ils étaient