#anthologie #29 I ceci n’est pas un auteur

Son appartement n’était pas bien grand mais il permettait d’accéder à tous les quartiers importants de la ville. L’entrée était étroite et sombre, un grand miroir en repoussait les limites. Une foule de portraits en noir et blanc, de part et d’autre, sur un mur parcouru de fissures. A gauche, une ouverture sur le vif du sujet. A droite un battant de bois peint qu’il poussait pour se rendre aux portes de la ville. Cela provoquait un bref mais fort éblouissement avant qu’il n’arrive sur le boulevard, au croisement avec la rue Murakami, rue qui était l’entrée la plus agréable sur la vieille ville. L’auteur de ce livre était allé vérifier et en effet quel plaisir de fouler ses grandes dalles polies par les ans et les chevaux… de quitter la circulation des voitures et des sirènes… de s’enfoncer dans la fraîcheur des ruelles…  Il pourrait écrire la déambulation qui se profilait et le conduisait dans l’univers malléable des mots

Depuis la cuisine en passant par le placard à balais il débouchait directement dans le quartier des restaurants. C’était un quartier aux rues piétonnes où se déclinaient toutes les cuisines du monde… cent quatre-vingt- dix-sept pays, cent quatre-vingt- dix-sept gargotes. On y prenait un bain d’odeurs et de couleurs. Un arrêté récent demandait de ne pas laisser les musiques déborder des restaurants et se déverser dans les rues.  L’auteur était allé goûter, pour leurs noms exotiques, des plats des quatre coins du monde, le Mizuzu du Rwanda, le Buuz de Mongolie, la sopa de surubi du Paraguay, la Meat Pie d’Australie et autres merveilles gustatives. Il en avait saturé plusieurs de ses carnets, avec les recettes recueillies en discutant. Il ne pourrait pas – pensait-il – ne pas s’en servir dans ses fictions.

Depuis le couloir, en entrant dans le tableau qui représentait une guinguette au bord de la Marne, il arrivait sur les rives du fleuve qui traversait la ville. Il y passait les fins d’après-midi en attente du coucher de soleil qui le ravissait. Quand il pleuvait il aimait la chorégraphie des gouttes bondissant sur la surface de l’eau. L’auteur voulait intervenir et donner un nom à ce « il » qui aimait la pluie, qui aimait les couchers de soleil. Il était retourné dans la guinguette au bord de la Marne et avait reçu avec plaisir le prénom que lui avait négligemment dévoilé un garçon de café plutôt séduisant. L’utiliser ? Ne pas l’utiliser ? Il l’avait noté sur son carnet mais pour l’instant ce qui l’intéressait n’était plus dans la fiction.

Depuis le salon, en traversant la baie vitrée sans l’ouvrir il débouchait dans une sorte d’irish-pub très cosy, musique celtique et bière à gogo. Il préférait la Guinness. La première fois qu’il en avait bu, il avait fait rire le serveur qui lui avait expliqué que, chez lui, c’étaient les vieilles femmes qui buvaient des Guinness. L’auteur était allé chercher une bière dans le réfrigérateur. On ne peut pas parler de tout sans conséquence immédiate…

Depuis la salle de bain il pouvait rejoindre le hammam de la rue Louise Labbé. Conséquence immédiate ? Non ! Ce n’est pas un éblouissement qui l’y transportait mais un nuage épais de vapeur. Il aimait se confronter à la nudité dans sa multitude. Il flânait entre les trois salles et s’attardait dans celle où une main de crin parcourait la surface des corps les dépouillant de leur crasse invisible. Il s’y rendait une fois par semaine. L’auteur avait alors dessiné des corps nus sur son carnet pour faire surgir des souvenirs et nourrir sa fiction. Il n’arrivait pas à sortir de cet espace, l’appartement, sans se cogner aux limites de la ville. On ne peut pas, ou peut-être peut-on, réduire un univers à une ville ?

Depuis la bibliothèque, en choisissant une plage dans le rayonnage, il se retrouvait dans un musée ou dans une galerie. L’auteur était allé jusqu’à penser que c’était là la porte de sortie… le livre ! La dernière fois qu’il a franchi la colonne dite des livres de la Pléiade, il est arrivé dans la salle des expositions de la Mairie dans laquelle se déclinait en peintures le thème Visiter votre ville.

A propos de Claudine Dozoul

Se balade entre écriture et pratiques artistiques diverses. Animatrice depuis longtemps d'ateliers d'écriture.

Un commentaire à propos de “#anthologie #29 I ceci n’est pas un auteur”

  1. superbe le texte d’origine (pardon, comme presque tous je ne l’avais pas lu) et si astucieuses ces incursions de l’auteur.

    Mention particulière à « L’auteur était allé chercher une bière dans le réfrigérateur. On ne peut pas parler de tout sans conséquence immédiate… »

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