#anthologie #29 | Fatigue du mercredi soir

29-Fatigue du mercredi soir à partir de la 07-cette solitude là.

…le mercredi soir, on rentrait fourbu. Les autres jours aussi, mais on aurait pu lui faire avouer sans difficulté qu’aucun n’était de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir était un gros diamant brut. Il fallait se dire, pour se sentir de taille, que l’on était suffisamment fort, il fallait ajouter souvent les mots grand, invincible, en pleine possession de la totalité de ses moyens, sinon ça n’aurait jamais pu suffire. On se serait effrité, on n’aurait pas tenu. Le mercredi soir aurait très bien pu nous laisser sur le carreau, nous anéantir. Il suffisait d’y penser le jeudi, à rebours, ou bien le mardi d’avance pour que l’on sente tous les pores de l’épiderme frémir. Les pores de l’épiderme sont très réactifs à l’imagination, comme au souvenir.

…Il aurait certainement voulu dire quelque chose de cette fatigue inouïe s’il n’avait pas été fourbu. Il se serait dit à lui-même de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme Shéhérazade face au sultan, il se serait raconté pas mal de petites histoires à dormir debout pour ne pas que la fatigue l’annule, le biffe, le balance à la décharge, le piétine, l’étouffe, le tue. Il résistait assez bien les autres jours, le mardi un peu moins en prévision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.

… Il se demandait si cette maison était à lui, il en possédait une clé mais ça ne voulait rien dire. On pouvait tout à fait avoir une clé et avec cette clé ouvrir une porte, rien ne stipulait qu’au-delà de cette porte, on pouvait être tranquille, s’imaginer des pénates, être enfin chez soi. Nu. Enfin, on lui avait fourni une clé et aussi l’illusion d’un chez-soi. Presque tous les jours de la semaine, il pouvait s’en donner à cœur joie, seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.

…Il se racontait des histoires pour ne pas pénétrer de plain-pied dans l’effroi ou la désespérance. Ce soir-là, il aurait assisté à un spectacle, ce n’était pas un mercredi soir, c’est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l’obscurité.

On aurait pu dire quelque chose du spectacle pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s’était abstenu. On s’était contraint. Bien que fatigué, il restait encore un peu de ce côté bravache. Tu es un bonhomme ou quoi ?

…La musique de l’orgue de Barbarie continuait à jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s’accrocha un instant à l’idée d’une tranche de jambon qui le lâcha sans crier gare.

… Il ne voulait pas trop rapidement céder à la fatigue. Même si, d’accord, on était mercredi soir, d’accord, c’était le pli qu’il avait pris, il en était froissé un peu de s’en apercevoir. À quel point on subit les habitudes que l’on s’invente, à quel point la bave sort des babines sitôt prononcé le mot tranche, le mot jambon, à grand flot quand c’est toute la locution.

…Il résolut d’attraper un tabouret et de s’asseoir pour observer sa fatigue, laissant la porte du frigo close. Il tenta même de changer la chronologie de la semaine, après tout, on aurait très bien pu être dimanche soir. Ça changerait quoi ?

… Les autres habitants ne l’accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n’est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des règles strictes. C’était comme ça, on avait du mal à imaginer qu’on puisse les changer.

C’était aussi difficile de penser qu’on puisse changer les règles ici que d’imaginer que les riches paient plus d’impôts pour une meilleure justice sociale. C’était difficile mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s’asseoir posément sur ce tabouret. Et ne pas lâcher la fatigue du mercredi soir des yeux.

… Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus à la collectivité, était-ce si saugrenu tout autant. On pouvait rester encore un peu assis là en pleine fatigue à se le demander. Et à peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l’on n’avait cessé de nous raconter sur le sujet.

… S’ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez, les Américains, s’ils sont nés aux Amériques, et qu’ils partent une semaine après, c’est toute leur vie qu’ils paient le fait d’être Américains au fisc américain.

… Et l’on cherchait à résister, spécialement le mercredi soir, c’était une sorte de jeu, comme d’autres vont le soir au théâtre, au cinéma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soirée le cul sur ce tabouret, à se demander, à résister. Jusqu’au moment où l’on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu’au moment où l’on se disait que demain est un autre jour, Morgen geht loss si on veut le dire en allemand, il faut aller se coucher.

28-oeuvres, bibelots et autres paccotilles

Il faudrait tout recommencer, toujours. Je relis tous les textes et rien ne tient, ça m'agace et voilà tout. L'agacement comme tentative enfantine de s'extraire de la désespérance. Tape du pied, grattages, grimaces. Finalement on se reprend. Il faudrait créer une distance encore plus grande pour ne pas retomber dans les mêmes pièges. Parfois j'y parviens, parfois non. Il faudrait tenir un carnet ( encore un...et mettre en regard l'humeur et le menu ) Toujours de meilleure humeur quans le frigo est plein, oui mais justement quand il est plein, je ne fous rien. Puis la surprise, oh la la ( comme c'est pénible de se relire ) mais dis donc tout est déjà là, à peu près, plus qu'à recopier, dans l'ordre chronologique s'il vous plait. A modifier mais pas trop.Voilà le préchauffage s'éteint peux démarrer...

01-Tenir -Dégommer les plaques avec une éponge et de l’eau. Nettoyer l’encrier. Imprimer pour finir quelques macules. Oh tiens, un paysage chinois. Noir et blanc…un tiers de plein deux tiers de vide. Impeccable. Que t’aurais voulu toi le faire. Mais si. Convier ensuite, c’est trop de bonheur, à regarder. Regarder là, à travers, sur le papier, sur les murs, à travers la réalité. Réponse habituelle des collègues : T’as pas soif ? Gulp ! Pardon, je ne dis plus rien . C’était pour rire. Ravaler. La fermer. La boucler.

02-un point c’est tout- Je dessinerais le salon, certainement, lentement, avec la plus grande application, parfois avec un peu moins. Certains objets ne me diraient pas grand-chose, ne m’évoqueraient rien. Si je me demanderais pourquoi je n’ai jamais lu la seconde partie de Don Quichotte. Un point, c’est tout. Ou un blanc. Ainsi, j’arriverais certainement à détourner mon regard vers la bibliothèque, puis à tout oublier, enfin.

03- les gommes- L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. 

04-to live or not- Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres.

05-Sur la route d’Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s’ébaubit, se pâme, se jette dans une danse de Saint-Guy, éperdue. Certains tentent de la retenir, tous l’oublient vite. un objet laissé derrière elle, un genre de breloque, un petit coeur en toc au bout d’une chaine d’argent blanc.

27-un homme

Un homme qui ne tient pas compte de la fatigue, de l’expérience, qui chaque matin remet son ouvrage sur le métier, chasse son dégoût, le débusque et, au moment de l’achever, lui fait grâce.

Un homme qui fuit toute idée de projet. Dont l’unique combat est de réduire tout projet à néant. Puis qui soudain examine le ressort de ce combat, de cette prétendue nécéssité, Un homme qui croise le regard de la Gorgone. Pas de bouclier pour lui renvoyer son reflet. Pétrification en statue. Il devient un roc anonyme parmi les monts alentour, une île dans un archipel.

Un homme qui ne veut pas avoir de projet ni de méthode parce qu’il croit être un arbre. Parce qu’il espère en la patience. Parce qu’un pommier ne donne pas des poires. Parce que la vie est là avant lui, qu’elle sera là après lui, parce que c’est la seule évidence qu’il a trouvée.

26-l’insupportable bruit d’un cœur qui bat

En arrivant à la lisière du bourg, il constate que les rues sont désertes. Pas de lumière aux fenêtres, pas d’éclairage public. Les maisons se découpent en ombres sur le bleu nuit. Il s’arrête, tend l’oreille. Rien. Pas un bruit, sauf un battement presque imperceptible, boum boum boum, le battement d’un cœur. Il avance, le gravier crissant sous ses pas, absorbé par le silence. L’air nocturne est vif, piquant. Toujours ce tambour interne, incessant et oppressant, résonne du tympan à la poitrine.

Quand il atteint les premières baraques, le vent se lève, faisant danser les branches et soulevant des tourbillons de poussière. Juste après avoir traversé le pont enjambant l’Aumance, le léger murmure de l’eau s’estompe. Arrivé à la pancarte du hameau, il entend des battements de cœur tout autour de lui, impossibles à compter. Boum boum boum. Le bruit des feuilles mortes sur l’asphalte, le cri brusque d’un oiseau de nuit, des bruissements dans les haies de chaque côté de la route. Il n’est pas seul. Des cœurs battent autour de lui, des bêtes dans les fourrés, des habitants dormant dans leurs lits.

Devant une vitrine, il sursaute. Une silhouette immobile le fixe. Il met un moment à comprendre que c’est la sienne, une apparition fantomatique qui semble le juger en silence. Le battement de son cœur résonne dans son crâne, se répercutant sur les façades des maisons. Il a faim, un grand vide dans le ventre. Il mangerait la nuit et tout ce qu’elle contient. Les murmures, les plaintes, les chuchotements, les conversations étouffées… Il les avalerait comme un buveur sa bouteille, mais en serait-il rassasié ?

Cela fait plusieurs hameaux qu’il traverse ainsi sans voir âme qui vive, uniquement ce cœur battant. Sa poitrine, une autre, impossible à savoir. Le bruit s’amplifie, couvrant la faim, la peur, le manque… Boum boum boum. Il aimerait s’arrêter, s’asseoir, peut-être même s’allonger quelque part pour la nuit. Mais le bruit est insupportable. Il doit continuer, atteindre l’autre côté, la plaine, l’horizon, plus loin. Peu à peu, un maigre jour se lève. Les bruits s’amenuisent. Encore quelques pas, bientôt tout sera à nouveau silencieux.

25-« mais pas d’odeur vous monte au nez »

Il n’y a pas d’odeur fondamentale, pas plus que pour les couleurs. C’est leur usage, notre niveau culturel, l’emploi des mots correspondant à notre condition qui nous permettent, avec plus ou moins de chance de bonheur ou de malheur, de pouvoir les décrire. Lévi-Strauss lui-même, grand anthropologue qu’il était, disait que le Brésil sent la cassolette, en raison d’une homophonie avec « grésille ». Les odeurs sont étroitement liées à nos usages; on ne saurait guère remonter à leur source. Même Proust, quand il se trouve confronté au couvre-lit de tante Léonie, utilise des termes faisant plus référence à un usage (s’engluer, odeur médiane, fade) afin d’évoquer une « convoitise inavouée en sa présence » (le couvre-lit, pas la tante).

Pourtant, puisque nous devons désormais nous efforcer de tout catégoriser (« la catégorisation est principalement un moyen de comprendre le monde » (Lakoff & Johnson, 1985 : 132)), je pourrais essayer de créer mes propres catégories. Comment s’y prendre quand on ne sait absolument rien des grandes théories de la catégorisation qui parviennent à l’animal en partant du caniche nain, à l’oiseau en partant du canari, à l’essence du politique en se basant sur la pire chienlit ? Il faut du saillant, quelque chose qui mette tout le monde d’accord pour dire que c’est ça, que c’en est. L’odeur du jasmin ou celle des latrines sont ici sur le même plan, celui de la « saillance ».

Comme il est difficile de parler des odeurs, certains ne se cassent pas la tête plus que de raison. J’ai connu un meunier d’huiles qui, en reniflant ses tonneaux, disait : soit c’est bon, soit ça ne l’est pas. Et il semblait s’en contenter grandement.

Je devrais continuer à prendre des notes en parallèle de cet atelier d’écriture. Je sens qu’il y a là un monde encore bien éloigné de ma portée dans les mots. Peut-être faire des listes, par exemple, de toutes les façons que je connais pour caractériser une odeur, c’est-à-dire pour en faire un genre de personnage plus ou moins important à l’intérieur d’un micro-récit.

L’odeur de chou flotte dans la cuisine. C’est fou comme ça peut sentir mauvais et pourtant comme on peut se régaler ensuite quand la soupe est prête. Il faudrait que je m’approche, nez en avant, narines écartées, de certaines odeurs trop vite délaissées en raison de la répugnance immédiate qu’elles m’inspirent les yeux fermés. L’odeur du pognon par exemple, l’odeur des gourmettes de métal qui tintent au poignet des nouveaux riches, l’odeur abominable de bon nombre de parfums dits de luxe. Le parfum de la richesse a une odeur de pourriture, de décomposition, vous ne trouvez pas?

Certaines femmes sont des cassolettes à odeurs, et elles ne sont pas brésiliennes.

certains hommes puent à force d’être inodores.

On peut s’enivrer d’odeurs autant que de vin. Je ne sais pas si les poètes persans en parlent. Être excommunié pour avoir osé je ne sais quelle allégorie entre la rose et autre chose, pensez-vous que cela soit impossible? Bien sûr que non. Décapité en prime. La vilaine tête malodorante, celle de l’ivresse, de la liberté, de l’audace, exhibée en place publique. L’odeur de la bêtise se reconnaît presque immédiatement dès qu’elle pointe le vilain bout de son nez.

Chaque partie d’un jardin a ses odeurs. La tomate, selon les dires de certains grands chefs étoilés, peut tout à fait sentir « l’élégance, la vérité, l’honnêteté ». Ça peut aller jusque là. Moi, l’odeur de la tomate me rappelle les repas de famille antédiluviens, quand les tomates avaient encore du goût. Le radis pour moi a toujours eut le gout et l’odeur du radis, que disserter de plus sur le sujet ?

L’usage donc. À force de manger des tomates, j’y reconnais une odeur de quelque chose bien vrai, et que je pourrais facilement décrire comme indéfinissable, mais c’est parce que ce serait douloureux surtout de se souvenir vraiment.

Et puis, je sens bien que je m’agace à chercher des mots qui ne seraient pas les miens. Souvent, je dis tu sens bon, je ne fais pas de prose. Quand c’est mauvais, je le dis pareil, tu es puant. Est-ce que je m’en porte plus mal? Bien sûr que non. Si ce n’était pas le cas, j’aurais la nette impression de sentir l’odeur de la tromperie, celle de celui qui veut péter plus haut que son cul, et puis voilà.

Tu pourrais faire un effort, un peu de tenue dans ton langage quand même… c’est tout de même un atelier d’écriture… et voilà, tout de suite on vous classe, on vous catégorise, les gueux, les vilains, les nobles et les seigneurs, tout le tralala. Après tout, s’ils n’ont que ça pour se désennuyer, ça les regarde. Et bien je vais leur dire…ça leur passera avant que ça ne me reprenne.

Il pourrait même y avoir de la colère, ça pourrait carrément sentir le roussi. Je veux dire, vouloir classifier les gens de cette façon, à la manière dont ils se sentent le doigt et qu’ils en parlent, comme si ça ne suffisait pas d’être partout fliqué dès qu’on fait un pas.

Alors, réflexion faite, je garde mes odeurs pour moi. Les autres, je ne peux plus les sentir. Trop de traîtrise, trop de mensonges. On ne sait jamais si c’est du lard ou du cochon. Voilà la triste réalité dans laquelle nous vivons.

24-choses vues en dormant

— Mais quand donc va-t-il dormir ? C’est insupportable de l’entendre brailler ainsi. Intolérable… d’ailleurs je ne le tolère plus.

— Non Claude, je t’en supplie, ne le jette pas par la fenêtre…

Le bébé qui braille au lieu de dormir prend des risques. Plus tard, on opta pour les boules Quies. L’enfant put brailler la nuit tout son saoul, tout le monde s’en fichait comme de l’an 40.

Les hommes, quand ils ne font pas mine, dorment comme des souches, des loirs, des masses, sur leurs deux oreilles, comme des bébés. Les femmes, quand elles ne font pas gouffre, dorment au fond des mers, leurs cheveux se balançant comme des algues au gré des houles. Les jeunes gens dorment 15 heures sur 24 dans nos contrées, les vieux seulement 2 ou 3. Le temps que l’on passe à dormir jeune vous pète à la gueule à la soixantaine.

En cachette, on est bien mieux pour observer les gens qui dorment. Certains ne savent même pas qu’ils dorment. D’autres encore pensent qu’ils dorment mais ils se trompent, ils sont seulement morts. La pâte molle de leur visage quand ceux-là roupillent, la joue écrasée contre une vitre, dans les transports en commun. Ils s’abandonnent au sommeil, n’en ont plus rien à foutre de rien, surtout pas paraître ce qu’ils ne sont pas.

Il se lève tôt vers les 3 ou 4 heures du matin, il va bosser, il en prend plein la tronche, bosse bosse bosse, il rentre vers 15h, il mange, il va se coucher, pionce pionce pionce. Et ça tous les jours de toute une vie. Sans râler jamais s’il vous plaît. Et en prime il meurt dans son sommeil, il n’a pas souffert. Manquerait plus que ça.

Parfois on dort en marchant, cela arrive, il faut être terriblement fatigué, et ne plus en avoir quoique ce soit à faire. On s’accroche à une lanière, un habit, n’importe qui devant fait l’affaire. On s’accroche, on marche, une deux, et on dort les yeux ouverts. J’ai vu passer des cohortes d’hommes la nuit dans les terres bretonnes, le seul qui ne dort pas c’est le premier, le meneur d’hommes. Un jour il s’endort pareil, par inadvertance, il tombe au sol, que croyez-vous que les autres font à cet instant ? Ils l’enjambent tout simplement et arrivent au bord de la falaise. Quand ils sont là, ils font comme font tous les moutons : ils sautent, pas un seul bêlement, plouf et voilà tout.

Un jour j’ai vu un homme qui dormait en dessous de moi. On avait l’air d’être empilés dans des sortes d’étagères, j’étais au-dessus et lui en dessous. Enfin, j’ai mis un moment à comprendre que c’était moi qui me regardais alors que j’étais hors de moi. Ça fait bizarre, c’est vrai. On ne se reconnaît pas, mais alors là, pas du tout. C’est une expérience. On ne se voit jamais plus pareil après. On ne braille plus. On se la boucle. On écrase sa joue comme tout le monde contre la vitre, on tend le ticket de transport au monsieur, à la dame d’une façon mécanique. On s’écrase, immobile comme masse ou souche. Rien de plus idiot que de songer qu’une souche ou une masse dorment. Vous y croyez, vous êtes bien naïf, ou encore ce n’est pas votre faute, vous n’avez fait que suivre la pente sans réfléchir, en dormant.

On dit que certains dorment 40% de leur vie. Mais plus on vit, moins on dort. En tient-on compte dans le calcul du pourcentage ? Surtout s’il reste un an ou deux à vivre, si le plus gros est fait. Le sommeil vu de l’extérieur ressemble à la mort et vice versa. En dormant on meurt un peu tous les jours, en dormant on s’habitue à mourir. À sentir le relâchement électrique des muscles, vaisseaux, nerfs, bien respirer à fond les premières secondes peut aider. Le sommeil peut aussi ressembler chez d’autres à une sorte de noyade. On sent bien que l’on s’enfonce dans le sommeil comme dans des sables mouvants. On essaie de se débattre, certains gigotent des pieds et des mains, d’autres tournent et retournent leur carcasse de manière latérale en soupirant bruyamment. D’autres encore se laissent couler, tiens on s’enfonce, et bien advienne que pourra.

On n’est pas tous égaux face au sommeil, on n’est pas tous égaux nulle part, que ce soit dans la veille non plus. On flotte sur des fréquences, des niveaux de conscience divers. Déjà, pour ne parler que d’êtres humains, certains n’ont que l’apparence de l’humain, ils ne dorment que d’un seul œil, ne loupent pas une occasion pour pratiquer le croc-en-jambe, le meurtre, la trahison, leurs rêves sont toujours des rêves d’intérêts à préserver, de profits à faire grossir, d’actions à empiler, de gratte-ciel à ériger. Jamais été ma tasse de thé. Mais croquer dans la madeleine, oui oh ça… oui oui oui… en rêve évidemment, il y a des lois vous savez, je les respecte quand je n’ai pas le choix.

23-plus ( bas ou haut, aussi sur les côtés)

Le silo du père Debord se trouve à un jet de pierre de la maison. Désaffecté désormais, il conserve pourtant une présence imposante. J’y suis passé en coup de vent il y a environ deux ans, lors d’un voyage pour accrocher mes toiles à Montluçon. Peu importe. Ce silo convient parfaitement pour évoquer le système de nappes successives qu’utilise Perec dans La Vie mode d’emploi, notamment dans le passage sur les machineries de l’ascenseur. C’est ce lieu qui, contre toute attente, resurgit dans ma mémoire.

Pour comprendre, il faut revenir un peu en arrière. Après avoir relu le texte de Perec, j’avais pensé utiliser encore une fois mes souvenirs autobiographiques, concernant la petite porte noire au bas du bloc neuf de maçonnerie que mes parents avaient fait construire après la mort de l’arrière-grand-père Brunet. Ce bloc, conçu pour créer deux salles de bain avec baignoire, symbolisait une opulence incongrue alors que nos repas se composaient essentiellement de soupes au lait avec des pâtes et des pommes de terre.

Cette petite porte noire, dont la peinture s’écailla rapidement, montrait des traces de griffures, de morsures, des éclats en forme de continents. C’est par cette porte que je pénétrais sous la maison, où la paroi du fond possède encore probablement le trou par lequel s’engouffre l’air moisi de la cave un peu plus bas. Mais la frayeur de revenir à ces souvenirs, de sentir mon imagination s’emballer, m’a stoppé net. J’ai cherché quelque chose à quoi m’accrocher pour me ressaisir, et l’image du silo s’est aussitôt présentée. Voilà pour le mouvement des choses. Une pensée, une image, et puis, en l’écartant, une autre, et sans doute beaucoup d’autres au fur et à mesure.

On peut imaginer une forteresse de béton et de métal. Si on sort par le portail de la maison, on dépasse la maison des X, où vivent ces vieilles personnes dont l’homme, combattant de 14-18, y a laissé une jambe. On arrive alors face à un vaste terrain vague qui part de l’avenue Charles Vénuat et s’étend jusqu’à la lisière des champs appartenant à Y. C’est dans la partie nord-ouest de ce terrain que s’élève le silo. De gros camions viennent ici chaque jour pour y déverser dans des fosses profondes des montagnes de blé provenant des nombreuses exploitations des environs.

Et sur le quai de déchargement, à environ 1,50 m du sol, se tient la silhouette du père Debord en vêtements de travail, principalement gris avec une casquette grise enfoncée sur le crâne. Le maître du lieu. Nous jouons souvent ensemble, P., le fils Debord, et moi-même. J’ai longtemps cru qu’il serait mon meilleur ami, jusqu’au jour où il m’a dit qu’il trouvait ma mère si craquante. Et aussi qu’il suffirait de penser très fort à une fille pour l’obtenir. Bref, nous jouons ensemble avec des hauts et des bas, disons que c’est mon seul camarade, et ce sera très bien comme ça.

Personnellement, chaque fois que j’ai rêvé très fort à quoi que ce soit, y compris les filles, ça m’a glissé d’entre les mains presque immédiatement.

— Vous approchez pas des fosses, les gamins, sinon le crocodile va vous attraper, disait le père Debord.

Bien sûr que ça fichait la trouille, mais c’était excitant d’imaginer qu’il y avait là, sous nos pieds, des crocodiles et probablement tout un tas d’autres choses innommables. Mais attention, la peur, c’est comme le désir, ça glisse vite entre les doigts.

Je vois le père Debord, dos tourné, assis à son bureau à remplir ses papiers, à téléphoner, nous oubliant. Nous sommes là, debout dans le grand hall du silo avec ses pylônes de fer, ses escaliers aux marches trouées, ses passerelles là-haut dans les hauteurs, ses grandes cuves en inox en forme de biberon inversé, et partout l’air est chargé de trouées de lumière qui révèlent des galaxies de minuscules particules de poussière. Sans compter l’odeur du grain qui sèche quelque part, on ne sait pas encore bien où. Nous ne savons pas encore les montagnes, les gouffres, le danger qu’on risquerait à sauter à pieds joints dans cette matière mouvante qui nous engloutirait en un rien de temps aussi facilement qu’un crocodile.

La pénombre règne dans le vaste hall, avec par moments, des raies de lumière qui l’entaillent à travers les fentes métalliques des murailles. Nous montons des échelles, atteignons de hautes plateformes, traversons des coursives comme des ponts au-dessus de grands gouffres, arrivons au-dessus des fosses à grain, la hauteur est vertigineuse. On descend par une échelle à barreaux et à quelques mètres à peine au-dessus des sommets, on se jette pour atterrir dans la mollesse du grain, soulevant des nuages de froment. On reste là, immobiles, les bras et les jambes écartés, puis on rampe à nouveau vers l’échelle pour remonter et recommencer. À tout moment, un crocodile peut surgir, un ou plusieurs. Et quand on pense aux crocodiles, on ne pense pas à tous les autres monstres qui peuvent surgir ici par surprise et nous engloutir.

Je me laisse emporter par mon récit, par la mémoire, par je ne sais quoi. Je le vois bien, ça m’empêche, je m’accroche à ce récit tellement de fois autoraconté que j’hésite à le changer. Mais en dessous de ce récit, il se passe autre chose, certainement.

Admettons que soudain on replie bras et jambes, admettons que l’on sente le corps s’enfoncer lentement dans le blé comme dans des sables mouvants. On aurait peur bien sûr avant tout de suffoquer, de ne plus pouvoir respirer. On sentirait l’air nous manquer, le grain et la poussière s’insinuer dans les narines, dans la gorge, dans les poumons, on se laisserait étouffer progressivement, peut-être jusqu’à en mourir rien que pour savoir ce que ça fait de mourir étouffé par ces montagnes de blé. Ce serait une sorte de sacrifice à la déesse des moissons, non, ce serait plutôt un pied de nez à la fatalité.

Et manquant d’air, on s’asphyxierait petit à petit et le manque d’air, la pauvre oxygénation de la cervelle produirait alors ce genre d’hallucination dont elle est coutumière quand elle est en panique. On se sentirait glisser doucement dans un infra-monde. Les cloisons de la peur et du désir s’abattraient, on se sentirait étrangement libre, atteint comme un plongeur en apnée par cette sorte d’ivresse des profondeurs. Des créatures translucides et phosphorescentes s’élèveraient des profondeurs vers nous, on comprendrait à mi-mot leur langage. Dans cette descente progressive, on pourrait apprendre des langues oubliées, le biturige et autres dialectes, peut-être même des langues antédiluviennes, des langues cryptées au fin fond du grain, de la cellule, nous deviendraient étrangement familières.

En s’enfonçant de plus en plus lentement, profondément, on laisserait derrière soi les méduses, les étoiles de mer, les conques, les vers marins, toutes les races connues et inconnues, arthropodes, tout ce qui se déplace avec un pied ou mille, pour atteindre des strates où la pensée seule crée le mouvement. Où la pensée n’aurait pas de frontière avec le rêve. Où le rêve serait un navire spatial, une caravelle stellaire dont le déplacement fonctionnerait à l’envie. On aurait à peine le temps de songer qu’on y serait déjà plus bas, mais ici le bas et le haut n’ont plus vraiment la même importance, l’orientation ne s’effectue plus selon les vieux critères.

Encore quelques strates à peine, on atteindrait une nouvelle atmosphère, on se retrouverait en haut en croyant être tombé si bas. On apercevrait peu à peu les côtes d’un gigantesque continent apparaître sous nos pieds. La fameuse Pangée s’étendrait alors à perte de vue, on y apercevrait sortir de la canopée d’énormes têtes de doux monstres, s’échapper des milliers d’oiseaux multicolores, jaillir ça et là des floraisons spontanées de plantes inconnues.

Et on ne s’arrêterait bien sûr pas là, le mouvement pourrait continuer à l’infini. On comprendrait que notre existence, avec un début et une fin, nourrit cette possibilité d’infini. Que sans naissance ni mort, le cosmos tout entier serait dérisoire, que le monstrueux néant aurait gagné définitivement sur le quelque chose quoi qu’il soit.

On traverserait aussi ça, on continuerait, on se désintégrerait progressivement et ce serait l’un des plus grands délices jamais éprouvés dans notre pauvre existence. Des milliards d’atomes s’éparpillant ainsi, se volatilisant, et chacun de ces atomes bénéficierait de toute la conscience des choses vers lesquelles nous aurions œuvré le si peu de temps que nous avons vécu. Et on donnerait cette conscience comme un cadeau à l’univers tout entier.

Après, ce serait probablement du domaine de l’indicible. On ne saurait en rien nommer quoi que ce soit car ça ne servirait à rien. Conscient soudain que tout sait ce que tout sait depuis le début et à travers mille et mille fins, on se sentirait bien calme, reposé de toutes les fatigues. Et on ne serait pas seul, ça ne voudrait plus rien dire.

22-zone grise

1969

Probablement l’été, il y avait cette luminosité si particulière, une luminosité que l’on ne rencontre qu’à Paris, des clartés qui percent les feuillages se répercutent sur les façades, rendent beaux les grisailles des toits, rouges les enseignes, pur le ciel. On m’avait laissé dans une voiture, près de la place de la Bastille et, de mon point de vue, je crois que je voyais le génie tout en haut de sa colonne, et la trouée de la rue Saint-Antoine. Mais bien sûr, je ne savais rien du génie ni même du nom des rues à cette époque. Mais j’aimais la lumière sur la ville. Quand les ouvriers de la voirie ouvraient les vannes qui alimentaient en eau les caniveaux, la lumière qui jouait sur l’eau me fascinait. Et également ces grosses bobines, ces énormes bobines de câble que l’on pouvait rencontrer ça et là. Mais non, ce ne devait pas être en 1969 réflexion faite, probablement que cette scène se passe 4 ou 5 ans plus tôt, je ne me souviens pas de toutes ces observations qui proviennent après coup comme pour enjoliver une vieille roue. Peut-être que je me trompe encore dans les années. Objectivement, je ne sais même pas si je savais déjà marcher. J’avais les yeux grands ouverts ça c’est sûr et tout ce que je voyais me traversait, la seule chose que j’ai réussi à vraiment capter c’est les quelques éclats dorés tout en haut d’une colonne au milieu d’une grande place, quelques lueurs traversant les feuillages des arbres, les automobiles tournant en rond, la grande trouée de la rue Saint-Antoine, n’était alors qu’une trouée, une rue, une issue pour quitter la rotation perpétuelle. L’un de mes oncles habitait au septième étage d’un immeuble et nous devions être venus en visite, ou bien juste pour prendre quelque chose, on n’avait pas cru bon de m’emmener. Sept étages sans ascenseur avec un enfant dans les bras, non merci. Il y avait un grand café à l’angle de la place et de la rue Saint-Antoine, des tables, une terrasse, autant de mots que je peux utiliser aujourd’hui avec le recul. Mais je devais m’arrêter là, je sens que j’enjolive beaucoup trop. Une automobile était garée et j’étais dedans, j’avais à peine 3 ans si ça se trouve. De là où j’étais je voyais une rue qui partait à l’oblique, légèrement en pente vers le centre de la ville, je ne savais pas le nom de cette rue, je ne savais pas le nom de cette place, je ne savais pas qu’on appelait les statues des génies non plus.

1980

Mon oncle nous a laissé en location deux chambres de bonnes qu’il avait dû acheter une quinzaine d’années plus tôt. Cet appartement se situait au septième étage de l’immeuble de la banque de France, celui qui fait l’angle entre la place de la Bastille et la rue Saint-Antoine, à ne pas confondre avec la rue du Faubourg Saint-Antoine qui se trouve à l’exact opposé. De cette période de ma vie, j’empruntais souvent cette rue qui ensuite se nomme rue de Rivoli. J’appréciais peu le premier tronçon, soit que je sorte de chez moi soit que j’y retourne par le même chemin, c’était alors le dernier tronçon. Je l’appréciais peu ni la statue de Beaumarchais sur la minuscule placette sise à l’angle de la rue des Tournelles. Juchée sur son socle, contemplant les passants, dont je fais partie. Dans mon ignorance encore du personnage, un noble, un privilégié, et moi un tâcheron, un serf, un vilain.

J’emprunte ce morceau de rue et c’est une zone grise parmi d’autres. C’est le passage obligé pour se rendre au marché vers Saint-Paul, ou encore au Monoprix, à la librairie, à la fac, au boulot. Un mauvais moment à traverser. Puis en 1982, à l’occasion d’un coup de dés et d’un voyage en Irlande, je découvre un petit magasin de photographe dans cette zone grise. C’est là que j’ai acheté mon tout premier agrandisseur, un Durst, les cuvettes, les différents produits photographiques, la petite cuve pour développer les films 24×36. La grisaille s’éclaircit un peu.

À cette époque, je passe par la rue Saint-Antoine pour me rendre Rue du roi de Sicile, chez Publimod, et aussi pour parvenir à la rue Vieille-du-Temple, le cabinet d’architecture où je travaille comme photographe archiviste. La zone grise existe toujours, mais elle s’est amoindrie, elle paraît acceptable. Le magasin du photographe est un havre de paix, sitôt que je parviens à sa hauteur, j’ai l’air de me sentir moins perdu, moins l’impression d’errer. Que j’y entre ou pas n’a pas d’importance, la rue Saint-Antoine devient chouette à partir de ce simple point de repère. J’arrive à supporter à peu près tout ensuite, les succursales de banques, les magasins de fringues, les boîtes d’assurances, les supérettes, petit à petit les bars branchés. Cet envahissement du pognon dans les vieux quartiers, progressivement.

Des années plus tard (1989 ?), j’ai, avec du papier journal de l’eau et de la farine, créé une statue de papier-mâché. Bien surpris en la voyant arriver dans ma chambre d’hôtel (rue des Poissonniers au 35, quatrième étage) de constater qu’il s’agit d’une représentation de Saint-Antoine de Padoue. Je ne me souviens pas si c’est à cette époque que j’ai lu Flaubert, sa Tentation. Cette histoire de diable qui vient le tenter, lui insinuer le doute; Je ne me souviens pas non plus comment j’ai interprété cette histoire à l’époque, j’étais probablement du côté du diable, le doute ça me connaît.

2023

À l’occasion d’une visite chez les enfants, nous sommes montés à la capitale depuis notre campagne. Nous avons pris le train, laissé les bagages à la consigne et décidé de marcher dans la ville, nous étions larges en temps. En avons profité pour prendre des places au Louvre, dans lequel je n’ai pas remis les pieds depuis plus de 40 ans. En arrivant à la place de la Bastille, quel changement, plus de la moitié est devenue piétonnière. En ai profité pour regarder les fenêtres de l’ancien appartement, en passant, vite fait, habitué désormais à chasser toute velléité de nostalgie imbécile. Et bien sûr, nous sommes engouffrés dans la rue Saint-Antoine. La boutique du photographe a disparu. Beaumarchais trône toujours à la même place, le bistrot est le même aussi où le café coûte désormais plus de 2 €, la zone grise s’est recomposée derrière mon dos.

À la fin je crois que j’ai encore bien plus de souvenirs de la rue Saint-Antoine que je ne le pense. Je n’en ai parcouru qu’un tout petit tronçon finalement, celui en sens unique car je crois que vers Saint-Paul la circulation s’effectue à double sens. Je n’ai pas non plus parlé de l’impasse Guéméné qui mène silencieusement à la Place des Vosges, presque dans la maison de Victor Hugo. Je n’ai pas parlé d’un tas de choses, je m’en rends bien compte à la fin, mais il ne s’agit pas de faire un roman n’est-ce pas c’est juste un exercice d’écriture.

21-annoter

Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai tout de suite eu ce mouvement d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. (1) Elle montre une jeune fille de 15 ans, (2) debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres, sous un ciel gris. Cette photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris durant la guerre, quand on t’avait envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, pas très loin de Boussac.(3)

Quelqu’un t’a prise en photo, mais je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie, quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que la photographie soit en noir et blanc et que le tirage soit partiellement abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à cause de tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton dans les affaires laissées par papa. C’est une chose que j’ai conservée sans bien savoir pourquoi. La plupart des photographies que j’y ai trouvées ne m’évoquent rien. Ce sont pour la plupart des gens inconnus, ou encore des gens que j’ai peut-être connus beaucoup plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des photos de la famille estonienne, avec des légendes illisibles, manuscrites. Je ne suis pas parvenu à les déchiffrer.(4)

Sur ta photo, pas de légende, mais cette façon de plisser les yeux et de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse, tu as l’air d’être seule. Tes frères ont été disséminés dans des fermes un peu plus loin, Calio doit être resté en apprentissage à la capitale, pour apprendre la plomberie, peut-être est-il le seul resté à Paris. Henri et Arnold gardent les vaches dans des fermes voisines, mais vous ne vous voyiez guère. C’est ce que tu me diras plus tard, tu regrettes de ne pas les voir alors qu’ils ne sont qu’à quelques kilomètres à peine. Mais le danger de faire des rapprochements à l’époque vous interdisait de vous retrouver, même pour des événements aussi triviaux qu’une simple visite entre frères et sœur. Se serrer dans les bras, les anniversaires. Vous êtes restés là quelques années si je me souviens bien. C’est pourquoi, en te voyant sourire, je sens tout de même ta solitude. (5)

Dire qu’à l’époque tu étais une jeune fille, tu ignorais que tu allais devenir ma mère. Voilà qui me laisse pensif, vois-tu. C’est comme si toute cette période que nous avons ensuite vécue ensemble ressemble à un rêve, tout aura passé si vite. (6) Et puis, nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer à O. et moi la ferme où tu avais passé l’Occupation. Il y avait cet homme, je ne me souviens plus de son nom, il ne fallait pas en parler à papa. Nous étions partis un week-end presque en cachette, alors qu’il devait vendre ses toitures ondulées dans je ne sais quelle autre campagne. J’avais été jaloux que l’homme et toi vous connaissiez si bien. Mais assez vite, la jalousie est tombée car il nous avait fait visiter son entresol avec sa grande salle de jeux, il y avait un grand meuble billard et nous y avions joué,O. et moi. Puis vous nous aviez laissés seuls pour parler de choses entre grandes personnes. Tu avais l’air très mélancolique sur la route du retour. Tu nous avais dit plusieurs fois que c’était notre secret (7), qu’il ne fallait pas en parler. Mais à la première occasion, cela a été d’une grande facilité d’en parler comme par inadvertance, comme on attribue ce genre d’inadvertance aux enfants. Il s’en est suivi dispute et bouderies sur plusieurs jours, avec toute la comédie des portes qui claquent, des injures, des valises que l’on fait à la hâte et les fameux rabibochages. Car tu as toujours préféré la sécurité à l’amour, tu me l’as avoué un jour, tu en étais un peu honteuse ça avait l’air de te faire du bien de me le dire et puis tu m’as dit d’oublier ça aussi (8), que ce n’était pas des discours à tenir à des enfants. Mais je l’ai très bien compris à l’époque déjà, c’était pour moi quelque chose de clair comme de l’eau de roche.

J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois, te retrouver avant de te connaître comme ma mère, encore une fois, pour essayer de te comprendre un peu mieux que ce que je crois avoir compris de toi. (9) T’apercevoir d’un autre point de vue, un point de vue d’homme âgé désormais, un point de vue d’homme ayant fait sa vie, n’ayant plus beaucoup d’illusions. Le point de vue d’un homme qui est en mesure de voir un autre être humain sans tout ce poids de jugements que nous portons tous en nous pour nous défendre de je ne sais quoi, d’exister, d’avoir existé peut-être, tout simplement. (10)

J’ai pris le temps. Le jour suivant, jusqu’à tard dans la nuit. J’ai retrouvé la photographie, grand étonnement qu’elle ne soit pas la même qui m’était restée en mémoire. Non pas que j’en sois déçu, étonnement de mesurer l’écart entre un fait et ce que je suis capable d’en faire.

1.Tu n’as sûrement pas 15 ans sur cette photographie, ce qui, en réfléchissant aux dates, règle le doute que j’ai pu avoir à la relecture de ce texte. Tu es née en 36, cela semble donc plausible que tu n’aies qu’environ 7 ou 8 ans au moment où elle est prise. C’était donc vers la fin de la guerre. La libération de Paris datant de juin 44. Peut-être es-tu même encore plus jeune, j’éprouve encore des difficultés aujourd’hui comme hier à définir l’âge des personnes qui m’entourent.

2.Cette description participe de la fiction, on ne peut pas dire que tu souries vraiment sur cette image, et puis le décor si différent de celui que j’avais inventé… stupéfiant ! Même les taches de rousseur semblent absentes, et pourtant quand je pense à toi, que je me rappelle de ton visage, elles sont bien là. Il y a une confusion de toute évidence avec une autre image qui viendrait se superposer à celle-ci. Je crois que c’est une peinture d’Edward Wiraalt, même sujet, une jeune fille peut-être un peu plus âgée… mais en cherchant sur le net deux images au bout du compte se superposent également, et je ne suis pas sûr qu’il n’y en ait encore une troisième, introuvable pour le moment, appartenant à un autre peintre.

3. Peut-être que ça vaudrait le coup de retourner à Clugnat, comme jadis retourner dans une pizzeria plus de 40 ans après, faire confiance à mon sens légendaire de l’orientation pour retrouver la maison, peut-être même que l’homme est toujours là, qu’il m’attend.

(4) Si, je sais pourquoi, c’est tout ce qu’il me reste. Peut-être une sorte de preuve que je pourrais consulter si à un moment j’en avais le courage. Cela fait plus de 10 ans que le père est parti, que la maison a été vendue, ce pourrait vite être une histoire totalement réinventée, fictive totalement. C’est effrayant. Les souvenirs que l’on garde, parfois d’une façon obstinée pour ne pas vouloir accéder à d’autres. Si l’on ouvre le carton, ça vous saute au visage. Ce sont des gens, comme tout le monde, si on fait abstraction de la haine, de l’amour, de ces quelques points de vue figés sur ces gens, et auxquels on s’accroche, cet ennui.

(5) À quel point n’importe quelle image est un miroir de soi, plaisant ou déplaisant. Cette solitude dont je parle, nous la partageons, mais tu pensais alors que j’avais moins de raisons que toi de me sentir seul, puisque tu étais là. Mais il y a des états d’âme, d’esprit, des legs qui progressent entre les êtres par capillarité, ce sont des fils invisibles qui nous relient sans même que nous le sachions, même si l’on désire les ignorer coûte que coûte. C’est d’ailleurs toi qui disais (admirative) qu’un artiste, un violoniste devait être capable de tuer ses parents pour récupérer leurs boyaux, s’en faire un jeu de cordes, en tirer des merveilles. Voilà aussi où nous aura mené le fantasme des origines, de cette fameuse âme slave. Vers la déchirure, vers les tripes à l’air, haine et amour. Bien qu’à ce jour, j’ai encore beau guetter l’horizon, pas de merveille.

(6) Le temps passe vite. C’est une certitude récurrente depuis l’enfance, l’injonction plus ou moins pressante, bruyante ou muette d’en faire quelque chose. Faire quelque chose de sa vie. L’urgence provenait-elle de nous, était-elle en nous, ou bien nous l’aura-t-on imposée en ajoutant Time is money. Ce qui pourrait expliquer mon rapport désastreux à l’argent, si toutefois je cherchais encore des explications, des excuses, des raisons, comme si je pouvais trouver seul La solution.

(7) Cette attirance que tu avais pour le secret, pour mener une vie parallèle, ton jardin secret. Nous t’en voulions pour cela, nous qui étions incapables mon frère et moi de conserver le moindre secret, justement car nous le détestions. Papa aussi avait ses secrets, quand soudain tu les découvrais au hasard d’un col de chemise, les tempêtes que nous devions traverser nous déboussolaient d’autant plus que les apparences nous, on y croyait. On voulait s’accrocher comme des désespérés à ces apparences, encore plus quand elles s’évanouissaient. Comme tous les enfants le font j’imagine.

(8) Ces changements brusques, ces chauds et froids, ce que les psychologues nomment la double contrainte, je t’aime et je te claque, ce ne fut pas quelque chose de simple à traverser. Je te dois ça aussi. Par le même processus de capillarité certainement. Le désir et la frustration quasi immédiate du désir m’ont certainement appris bien des choses, à te rejoindre dans tes méandres notamment, à cesser de raisonner face à tout l’irrationnel que tu incarnais, à devenir encore plus sensible, plus intuitif, est-ce que j’ai à m’en plaindre désormais, j’avoue que je préfère ne pas m’en plaindre, de ne pas perdre d’énergie là-dedans.

(9) Toujours ce passage vers une forme de grandiloquence insupportable, c’est comme un pendule qui se balance d’une extrême à l’autre, de la rationalité la plus cruelle, la plus glacée vers le sentimentalisme le plus exacerbé. Cette fameuse âme slave, incompréhensible à ce que je sache aux Gaulois. Ils nous ont dès le début moqués, se sont effrayés d’un tel remue-ménage dans nos cœurs, nos cervelles, ils ne savent que faire des phrases, disserter, raisonner. Je les ai suivis sur ce chemin t’abandonnant sur le tien. Le fameux droit du sol impliquant en creux un devoir évidemment.

(10) Par l’imagination on peut arriver au même point que par la réalité. J’ai scanné cette petite image d’à peine 10 cm de long par 5 de large. À 4800 dpi j’obtiens un tableau que je pourrais peindre sans doute. Je veux dire aucune haine, et tu sais que nous ne sommes pas partisans non plus des regrets, nous savons à quel point ça ne sert à rien, que ça ne changera rien. Je te vois. Tu es sur mon écran maintenant avec la meilleure définition possible. Même si tu ne souris pas, que je ne souris pas non plus, il y a quand même un sourire qui flotte quelque part entre nous deux, le fameux sourire que l’on devine dans l’œil du lapin dans le Gilles de Watteau, dans l’âne de Chagall, toute l’énigme résolue d’une peinture ou d’une photographie en un clin d’œil par cette étrange présence que l’on ressent. Ce sourire.

20-la photographie perdue

Je ne sais plus où j’ai rangé cette photo de toi. Quand j’ai pensé à ta photographie pour cet exercice d’écriture, j’ai tout de suite eu ce mouvement d’aller chercher la boîte dans le placard du bureau. Je n’ai que très peu de photos de toi, et celle-ci est particulièrement précieuse. Elle montre une jeune fille de 15 ans, debout dans un pré, un sourire léger aux lèvres, entourée de haies et d’arbres, sous un ciel gris. Cette photo a été prise pendant que tu avais dû quitter Paris durant la guerre, quand on t’avait envoyée garder les vaches dans la Creuse, à Clugnat, pas très loin de Boussac.

Quelqu’un t’a prise en photo, mais je ne sais pas qui. Peut-être quelqu’un qui te trouvait jolie, quelqu’un qui était amoureux de toi. Bien que la photographie soit en noir et blanc et que le tirage soit partiellement abîmé par endroits, je t’ai reconnue tout de suite à cause de tes taches de rousseur. J’ai retrouvé ce carton dans les affaires laissées par papa. C’est une chose que j’ai conservée sans bien savoir pourquoi. La plupart des photographies que j’y ai trouvées ne m’évoquent rien. Ce sont pour la plupart des gens inconnus, ou encore des gens que j’ai peut-être connus beaucoup plus âgés, mais que je ne suis pas parvenu à reconnaître. Il y avait aussi des photos de la famille estonienne, avec des légendes illisibles, manuscrites. Je ne suis pas parvenu à les déchiffrer.

Sur ta photo, pas de légende, mais cette façon de plisser les yeux et de retrousser légèrement les narines quand tu souris. Tu n’as pas l’air malheureuse, tu as l’air d’être seule. Tes frères ont été disséminés dans des fermes un peu plus loin, Calio doit être resté en apprentissage à la capitale, pour apprendre la plomberie, peut-être est-il le seul resté à Paris. Henri et Arnold gardent les vaches dans des fermes voisines, mais vous ne vous voyiez guère. C’est ce que tu me diras plus tard, tu regrettes de ne pas les voir alors qu’ils ne sont qu’à quelques kilomètres à peine. Mais le danger de faire des rapprochements à l’époque vous interdisait de vous retrouver, même pour des événements aussi triviaux qu’une simple visite entre frères et sœur. Se serrer dans les bras, les anniversaires. Vous êtes restés là quelques années si je me souviens bien. C’est pourquoi, en te voyant sourire, je sens tout de même ta solitude.

Dire qu’à l’époque tu étais une jeune fille, tu ignorais que tu allais devenir ma mère. Voilà qui me laisse pensif, vois-tu. C’est comme si toute cette période que nous avons ensuite vécue ensemble ressemble à un rêve, tout aura passé si vite. Et puis, nous sommes revenus à Clugnat. Tu voulais nous montrer à O. et moi la ferme où tu avais passé l’Occupation. Il y avait cet homme, je ne me souviens plus de son nom, il ne fallait pas en parler à papa. Nous étions partis un week-end presque en cachette, alors qu’il devait vendre ses toitures ondulées dans je ne sais quelle autre campagne. J’avais été jaloux que l’homme et toi vous connaissiez si bien. Mais assez vite, la jalousie est tombée car il nous avait fait visiter son entresol avec sa grande salle de jeux, il y avait un grand meuble billard et nous y avions joué,O. et moi. Puis vous nous aviez laissés seuls pour parler de choses entre grandes personnes. Tu avais l’air très mélancolique sur la route du retour. Tu nous avais dit plusieurs fois que c’était notre secret, qu’il ne fallait pas en parler. Mais à la première occasion, cela a été d’une grande facilité d’en parler comme par inadvertance, comme on attribue ce genre d’inadvertance aux enfants. Il s’en est suivi dispute et bouderies sur plusieurs jours, avec toute la comédie des portes qui claquent, des injures, des valises que l’on fait à la hâte et les fameux rabibochages. Car tu as toujours préféré la sécurité à l’amour, tu me l’as avoué un jour, tu en étais un peu honteuse ça avait l’air de te faire du bien de me le dire et puis tu m’as dit d’oublier ça aussi, que ce n’était pas des discours à tenir à des enfants. Mais je l’ai très bien compris à l’époque déjà, c’était pour moi quelque chose de clair comme de l’eau de roche.

J’aimerais retrouver cette photographie pour te rencontrer encore une fois, te retrouver avant de te connaître comme ma mère, encore une fois, pour essayer de te comprendre un peu mieux que ce que je crois avoir compris de toi. T’apercevoir d’un autre point de vue, un point de vue d’homme âgé désormais, un point de vue d’homme ayant fait sa vie, n’ayant plus beaucoup d’illusions. Le point de vue d’un homme qui est en mesure de voir un autre être humain sans tout ce poids de jugements que nous portons tous en nous pour nous défendre de je ne sais quoi, d’exister, d’avoir exister peut-être, tout simplement.

19-harvest

La difficulté principale vient surtout de la profusion. Il y a beaucoup trop de ces images rémanentes. Ce blocage soudain est étonnant, car il serait facile de les aligner- ces images- comme on enfile des perles. Ce premier mouvement est vite contrecarré par un « je ne sais quoi ». Un refus, peut-être. Quelque chose de plus fort qu’une gêne, qu’une simple honte. Ce serait honteux d’étaler ces images sans queue ni tête, simplement parce qu’on les aurait cueillies sans trop y réfléchir, sans leur trouver un lien- ce qui dépasse le cadre temporel de l’exercice. Honteux à cause de l’abondance ou de l’insouciance. Et c’est pour ça que ce refus survient, je l’imagine.

J’ai envisagé d’établir une chronologie pour les raccrocher à des moments collectifs, pour qu’elles ne parlent pas seulement de moi. Ça changerait . Mais voilà que je me mets à disserter sur la difficulté de participer à l’exercice.

Je pense à toutes ces images en noir et blanc que diffusait la télévision pendant ma petite enfance : l’Algérie, le Vietnam, le Biafra. Une sorte d’abîme à combler pour me relier à ces images, alors que je vivais dans un pays en paix, économiquement opulent. Pendant ce temps, l’image d’une traction avant garée dans la cour de la maison se métamorphosant sous les trouées de lumière des grands prunus plantés là bien avant ma venue.

Je me demande si je ne devrais pas ouvrir un navigateur et taper simplement une année : 1960, 1965, 1972. Voir tous les événements de cette année-là, en espérant que quelques images me reviennent plus précises. Mais ce n’est qu’une invention, une reconstruction. Non pas que je rechigne à créer une fiction, mais j’aurais l’impression de fuir l’essence de l’exercice par une issue facile. De la désinvolture.

Pourquoi garde-t-on en soi une image qui dure, sans chercher à la convoquer ? C’est une piste de départ, mais peut-être faussée par l’intention d’écrire un texte, d’éviter la nécessité, le véritable pourquoi de telle ou telle image. En dehors d’une intention purement esthétique, ou pire, l’envie de se mettre en avant grâce à ce genre d’image, trop facilement fédératrice.

C’est donc un échec, et je préfère cet échec finalement à la création du texte lui-même. Il me fait réfléchir cet échec. Des dizaines de textes piaffent derrière cet échec, que je les écrive ou pas, là n’est pas la question. Ce qui me semble important c’est de pouvoir me dire non, justement – toi tu ne peux pas le faire, tu ne peux plus le faire, pas comme ça, pas maintenant, plus maintenant.

Je me dis aussi que si un livre arrivait de façon inaugurale, par un refus, ça ne m’étonnerait qu’à peine. C’est effrayant cette volonté soudaine de se démarquer par un refus. Effrayant et excitant à la fois. Il suffirait peut-être de remonter le fil de tous ces refus, clamés ou muets, pour que je dispose d’un texte digne de cette série d’exercices d’écriture. Ce serait ma façon de participer malgré tout, malgré mon refus. Et bien voilà, ce n’est pas botter en touche, c’est simplement effleuré différemment.

Que l’hypothétique lectrice, lecteur, participant à la même tâche n’en prenne pas ombrage, ce refus ne s’adresse qu’à cette part un peu trop obéissante de moi-même avec laquelle je n’ai pas envie de composer, voilà tout, voici donc ma récolte, pauvre récolte mais honnête.

18-table des matières photographiques

La photographie en noir et blanc

  • Tri X Pan, Agfa, plus tard Ilford.
  • Voir les épreuves barytées monter dans le bain de révélateur.
  • Les noirs montent plus vite que les blancs.
  • Négatif, passe-vue – certains le liment pour jouer à Cartier-Bresson.
  • Le fameux bord noir.
  • « Elle est recadrée, c’est de la merde. »

Les premières expériences photographiques

  • La photographie d’abord en noir et blanc, en premier lieu par les photos de famille.
  • Des photos pas terribles, mal cadrées, floues, celles qu’utilisera Gerhard Richter pour peindre ses grandes toiles en noir et blanc à l’époque de son pop art allemand.
  • De la marque Nikon mais un peu moins cher, et d’occasion, le Nikkormat acheté boulevard des Filles du Calvaire, en trois ou quatre fois, avec optique 50 millimètres.
  • Les premières photos, des diapos d’Irlande, le coup de cœur immédiat.

Photographier des maquettes et des événements

  • L’université de Riyad, le palais des sports de Bercy, des chantiers.
  • Festival de comedia dell’arte à Villejuif, V. Gassman et Dario Fo m’engueulent à cause du claquement du miroir, intolérable durant les répétitions.
  • Revente de tout pour acheter un Leica M42.

La photographie comme voyage

  • Des pays en noir et blanc.
  • Le laboratoire photographique, la chambre noire. La magie.
  • L’inquiétude liée à la photographie, celle du temps qui passe, qui sont ces inconnus ?

La photographie argentique

  • Les bobines de 24 ou 36 poses.
  • Noms de photographes qui correspondent à une époque : Ansel Adams, Marc Riboud, Klein, Jeanloup Sieff, Bernard Gille, Jean Dieuzaide, Claude Dityvon, Robert Frank, Diane Arbus, Sebastião Salgado.

Hasard et photographie

  • Les photos mal cadrées – mais ce serait quoi bien cadré ?
  • La maladresse en photographie, se tromper d’ouverture ou de vitesse, faire deux fois la photo sur une même pose.

Mémoire et photographie

  • La mémoire disparaît dans la photographie.
  • Essayer de se souvenir en regardant telle ou telle photographie.
  • La boîte en carton remplie de photographies de personnes inconnues, mais impossible de s’en débarrasser. Un morceau d’épave dans un naufrage. Quelque chose de rassurant ? Ou au contraire, qui ne rassure pas du tout. On sera oublié de la même façon.

Mensonge et photographie

  • Pieux mensonge, à Quetta, dans la petite échoppe, ils sont deux à retoucher les négatifs de photographie de mariage, à rendre plus beaux qu’ils ne le sont, les gens.

La photographie numérique

  • Populaire, l’amas d’images que l’on prend qu’on ne regardera qu’à peine, voire pas du tout.
  • L’abondance a tué ce qu’apportait jadis la pellicule 24 ou 36 poses – mais je me trompe certainement de le dire, ce n’est sans doute qu’une simple bouffée de nostalgie.

Parler de la photographie

  • Un exercice plus difficile.
  • La grande confusion associée à ce terme.
  • Comme l’autobiographie, parler de soi devient de plus en plus difficile.

La photographie comme chaos organisé

  • Je note en désordre ce qui vient.
  • Tout classement m’étant un vertige plus violent que le chaos ordinaire.
  • Je photographie ainsi. Un petit appareil, le pocket instamatic, qui ne paie pas de mine, auquel personne ne fera bien attention. C’est de ce manque d’attention que j’extrais quelque chose, des photographies pour la plupart ratées si j’écoute les esthètes. Mais je ne les écoute pas vraiment.
  • Je ne documente pas les photographies prises. Elles sont rangées dans des pochettes cristal, et c’est à peu près tout. Je compte sur la mémoire pour identifier les lieux, les personnes, dans l’avenir. Grossière erreur, c’est ce que l’on peut se dire. C’est aussi une façon de s’effacer seul. Si aucun lieu, aucune date, aucun nom ne me relie plus à rien, alors la photographie peut être vue aussi comme une entreprise de démolition de quelque chose.

La confiance en l’instant photographique

  • Appuyer sur le bouton au bon moment, c’est comme autrefois tirer une flèche en fermant les yeux.
  • Cette confiance en l’inconscient, dans le hasard, en des épreuves ou clichés qui ne se donnent pas immédiatement pour ce qu’ils ou elles sont.

17-visites et voyages

« Le jour où vous cesserez de vouloir démontrer quelque chose, en espérant que ce jour advienne, c’est tout le malheur que je vous souhaite. Revenez me voir. » Il m’avait dit ça en expulsant lentement la bouffée d’une cigarette. La spirale de fumée, en s’élevant, semblait refléter la profondeur de cette réflexion. Pour dissimuler mon malaise face au silence pesant, je consultai ma montre.

« Il est l’heure, » dis-je d’une voix effroyablement enfantine, celle qui me trahit toujours lorsque je me sens plus bas que terre. L’homme de lettres, perdu dans sa contemplation de l’extérieur, ne sembla même pas m’entendre. Il ne tourna pas la tête. Quelque chose était clos.

Timidement, mais avec irritation, je tentai de suivre son regard, de percer moi aussi l’opacité des vitres poussiéreuses de la pièce où il m’avait reçu dix minutes auparavant. Tout était flou. Mon regard ne parvenait pas à traverser cette opacité, et j’imaginais sans peine l’écart entre nous. Lui, l’homme de lettres, plissant légèrement les paupières, avait accès à tout l’extérieur, le grand dehors, le monde.

Il y voyait des choses qui m’étaient invisibles, et c’était terrifiant de penser qu’elles pourraient le rester indéfiniment. Des choses inatteignables, innommables, dont l’absence me manquerait affreusement. J’en ressentais déjà la douleur physique. Je me tortillai maladroitement sur ma chaise, puis me mis d’un coup sur mes deux jambes, balbutiai un au revoir et ne reçus qu’un adieu en retour.


Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con achevé dans la vie, dit le petit jeune homme. Tout ça pourquoi ? Parce que l’acteur l’avait à cet instant oublié. Il avait fait tout ce déplacement depuis Aubervilliers vers Les Halles et repris encore une correspondance pour se retrouver à l’heure au théâtre à République. Il était arrivé en nage, sa chemise collant désagréablement le bas de son dos, son sac en bandoulière, un de ces vieux sacs photo avec des protections intérieures en mousse, objet désuet des années 80. Il avait insisté pour qu’on le laisse passer.

« Mais puisque je vous dis que j’ai rendez-vous avec monsieur F.H. C’est pour un reportage, oui. » Il était arrivé pile au moment où Andrzej Żuławski engueulait C.L. puis F.H lui-même. Le visage de l’acteur était devenu blanc, presque fondant comme de la cire sous l’effet de la chaleur. La sueur. Les éclats de voix. Le maquillage dégoulinait. Ce n’était certainement pas le bon moment pour lui rappeler leur rendez-vous. Mais il le fit tout de même. L’acteur ne le regarda même pas, le laissa planté là dans l’étroit couloir, à la porte de la loge derrière laquelle il venait de disparaître. C’était terminé, définitivement, il le comprit. Depuis, le jeune homme ne loupait pas une occasion pour dire à qui voulait bien l’entendre, ou pas :

« Vous pouvez être un des plus grands acteurs de votre génération, et être un con fini dans la vie de tous les jours. » On le toisait un instant comme si on voulait ajouter quelque chose, puis on reprenait le cours de ses pensées. Tout le monde oubliait si facilement, sauf lui, le petit jeune homme. Sa rancune était tenace.


« Tu devrais lui apporter des fleurs, des roses rouges n’est-ce pas ? » « Mais si elle est aveugle, quelle importance ? Et même, on pourrait choisir des fleurs moins coûteuses, on ne roule pas sur l’or tout de même. Mais Arletty, ce n’est pas rien ni tous les jours qu’on irait sonner à la porte avec un bouquet. »

Sur la boîte aux lettres, c’était écrit madame Bathiat rue Rémusat. Ce n’était plus elle qui ouvrait mais une jeune fille aveugle, elle aussi. Sans doute une artiste de l’association des artistes aveugles du faubourg Saint-Martin. « Moi, je suis une fleur du faubourg, » ajoutait-elle toujours avec malice. « Surtout une belle saleté de collabo, » avait dit R. en se remémorant. « Arrête-donc tes bêtises, est-ce que tu y étais, en quoi tout ça te regarderait ? Un portrait de Céline à côté de Soehring le boche – ah l’amour, quel métier d’enfer. »

Des petits pas menus, une autre artiste aveugle. « Des chrysanthèmes, comme c’est aimable à vous, un peu précoce mais bien gentil tout de même. Madame Arletty dort. Si vous voulez, laissez votre carte et repassez demain ou un autre jour. »


Mille fois je me suis imaginé la maison du poète, le voyage en car jusqu’à Omonville-la-Petite. Madame Blaisot, notre professeur de français, aurait certainement porté sa robe beige, son imper clair et son écharpe rouge. Il pleut souvent dans la Manche. Ce jour-là, je n’ai pas pu effectuer le voyage, j’étais alité, ma santé fragile au tout début de l’adolescence. Ma mère avait téléphoné à la dernière minute. « Désolé, il ne pourra pas venir, » et elle avait raccroché. J’en avais été vraiment peiné et cette peine s’était immédiatement transformée en quinte de toux et curieusement en cette rêverie : effectuer le voyage vers Prévert par mes propres moyens, notamment à travers le recueil « Paroles » que je chérissais particulièrement.

J’étais à Nantes sur un pont à Brest dans des ruines, les bombes, les cris la guerre , la chanteuse Barbara, avec les joues et le front giflés de pluie, sur l’ air de Göttingen ou bien j’entendais le petit bruit de l’œuf dur que l’on brise sur un comptoir d’étain et qui sert le cœur de l’homme qui a faim. À 10h, le car a dû s’arrêter pour faire une pause et j’ai sorti mon sandwich, j’ai cassé la croûte avec tous les autres. Il y avait de l’eau et du sirop dans ma gourde. Ce sont les autres qui m’ont raconté la suite. Madame Blaisot nous a même enregistré toute la rencontre sur un magnétophone. On faisait un journal radiophonique à l’époque. On avait aussi vu Kessel, enfin là non plus je n’avais pas pu venir, j’étais encore malade ce jour-là.

16-la chair est fiable

Il est. Difficile, de commencer, trouver les mots, si l’on y pense, si on ne se laisse pas aller à une pente naturelle, de s’emparer, comme ça nous chante – des premiers sons qui viennent, si facilement qu’on les nommerait naturels, vrais, authentiques, ou d’une manière idiote, les miens les tiens les leurs les notres. 

Elle est. Cette bizarrerie, cette étrangeté, la nouveauté, attirante, mais qu’on redoute, tant elle est neuve, nouvelle, inédite, attirante et tellement effrayante aussitôt qu’on se trouve face à face. 

Vous voilà donc timide d’un seul coup- quelque chose dans l’air le dit- ceci expliqerait tout- et bien sûr ça fait longtemps, si longtemps que l’impression d’être nu, singulier, expulsé d’un faisceau d’apparences, ça vous rend muet, stupéfié, viande muette en bloc, mais tabassée, frappée de stupeur, attendrie. 

deux statues de viande s’efforçant soudain l’une à l’autre, une tentative en dehors des clous, des crochets , un face à face, deux parties d’une même matière le pile et face se considèrant, se toisant, avant de s’étreindre- tout à coup- haine -amour- musique-bruit. La chair est fiable.

15-Vous êtes venus spécialement pour…

Vous êtes venus spécialement pour l’exposition… ? C’est effrayant d’imaginer que oui… autant dire spécialement pour lui, pour le peintre… et comment l’ont-ils su, bien que le savoir ne règle encore pas la question… car on peut tout à fait savoir et ne rien en faire, ne pas se déplacer, il y a quelque chose d’autre… quoi… « vous êtes arrivé là par hasard » apporterait-il une sorte de soulagement… peut-être en sortirait-on rassuré, pour un moment. Mais non, car « ils » le disent, nous savions… nous savions que « tu » exposais… le « vous » parfois a du bon… c’est plus difficile aussi dans l’autre sens… « Tu es venu spécialement pour voir « mon exposition »… t’es venu – ça n’irait pas… ça obligerait à soulever un lièvre… tout le poids d’un âne mort… que le peintre sorte de l’indéfinissable… qu’il entre dans la pièce, qu’il me donne une tape dans le dos… ou pire… qu’il se confonde avec moi… qu’il soit moi… ce serait d’un seul coup insupportable… « ils » diraient le peintre… ils ajouteraient leurs foutus « c’est beau… » je ne saurais quoi répondre, je dirais alors « vous êtes venus spécialement pour l’exposition… » je le répèterais en boucle… en faisant mine d’en douter par toutes les mimiques dont un peintre pris en défaut de s’exhiber… d’étaler… de se répandre… et comme tout cela serait ridicule… raté… et puis je dirais en les entraînant vers la table… du blanc… du rouge… du rosé…
Vous êtes venus pour moi alors… et tout de suite le couac, la fausse note resterait figée dans l’air… je ne pourrais pas la lâcher du regard… elle deviendrait comme… quel est ce mot déjà… je n’en suis plus très sûr… l’emblème… le blason de mon désarroi… enfin, je serais d’un coup nu… c’est ça, vulnérable… ils pourraient en profiter… buvez, ceci est mon sang… ceci mon corps… piétinez donc tout ça allègrement si ça vous chante…
Ils sont venus… je l’espérais… je n’osais pas me l’avouer vraiment… ou bien… j’avais la trouille qu’ils ne viennent pas… que personne ne vienne… on ne peut pas dire ce genre de chose lorsqu’on est seul…
Ils ne sont pas venus… aucun n’a trouvé la force, l’intérêt, le désir… ils avaient peut-être quelque chose d’autre à faire… surtout qu’il fait beau, tellement… spécialement aujourd’hui… ce serait dommage qu’ils n’en profitent pas…

14-pour ta gouverne

Après ce préambule, il faut que tu saches, pour ta gouverne, qu’on ne traite pas les gens de cette manière, qu’il est de bon ton de faire un petit peu plus attention aux autres que tu ne le fais, sans oublier que ça fait pas loin de trois jours que j’attends ton coup de fil. Je ne sais plus trop quoi en penser, et toi, tu en penses quoi ? Est-ce que ce sont des manières ?

Pour ta gouverne, ici, notre devise est : chaque chose a sa place, une place pour chaque chose. Il serait très malvenu de ta part de ne pas en tenir compte, nous t’avons à l’œil, encore que, entre nous soit dit, ici, ce n’est pas le bagne. Dans une certaine mesure, tu restes tout à fait libre de ne pas accepter ce poste, on ne te retiendra pas.

Pour ta gouverne, dire ici tout haut ce genre de choses ne fera certainement pas avancer les choses, ni ton avancement, ni ta carrière. Ça n’améliorera pas ton image, bien au contraire, mais si tu veux que tout le monde te déteste, pas de souci, tu es sur le bon chemin. Si c’est effectivement ce que tu veux, tu as réussi !

Pour votre gouverne, je l’ai pris entre quatre yeux, il ne s’est pas défilé, à vrai dire, j’espérais un peu qu’il le fasse. Ça m’aurait permis d’enfoncer le clou, de lui dire ses quatre vérités, puis de lui tordre le cou une bonne fois pour toutes et j’aurais été le premier à crier bon débarras.

Pour ta gouverne, il faut vraiment que quelqu’un te le dise. Ne le prends surtout pas mal, ici tout le monde est à la même enseigne. On est tous passés par là et regarde, au final on y est bien arrivé. Tu n’es tout de même pas plus bête qu’un autre, c’est juste une question de temps, d’application, de régularité, de ténacité…

13-la bibliothèque

L’escalator et, au travers de la paroi de plexiglas, l’image de la ville se distordant, tremblante, vacillante, ou bien invisible, cachée par des gifles de pluie, des coulures, des buées. Toujours à l’étage, le même, était-ce bien le second ? L’arrêt, les quelques pas sur des grilles, puis les portes coulissantes, la moquette, l’atténuation des bruits par la moquette. Le temple que forme ici, par l’absence de bruit, la bibliothèque. Le silence saute au visage et on se dirige vers l’aile vitrée qui donne sur la rue Réaumur Les envolées de pigeons, les jours maussades, les jours brûlants. La solitude augmente à chaque fois qu’on vient ici s’asseoir à la table, presque toujours la même, avec un livre attrapé souvent par hasard, peut-être pour avoir une contenance, un prétexte, à observer l’autre, tous les autres. Les étudiants concentrés, leurs stylos grattant sur le papier, le bruit des pages qui se tournent méthodiquement. Les personnes âgées, plongées dans la lecture, avec des lunettes au bout du nez, absorbées par les journaux ou les magazines. Les structures métalliques de la bibliothèque, les poutres apparentes, les ascenseurs vitrés qui montent et descendent sans arrêt. Les escaliers en colimaçon, les rampes d’accès, les murs colorés et les panneaux d’information ajoutant à l’architecture unique de Beaubourg. Le bourdonnement constant des conversations feutrées, les murmures étouffés toute l’impression d’une ambiance studieuse. Les bruits des photocopieuses en marche, les chariots remplis de livres roulés par les bibliothécaires, les crayons grattant le papier dans un rythme régulier. Les expositions temporaires, visitées à l’occasion, les jours de gratuité Les vues plongeant sur la rue animée, ou vers le ciel, dodelinement du cou, étirements, les piétons qui passent, les touristes prenant des photos, tous observés à travers les grandes baies vitrées. Les jeux de lumière traversant les vitres, les ombres projetées sur les murs intérieurs, changeant avec le rythme du jour. Les affiches d’événements culturels et artistiques tapissant les murs, créant un décor vivant et mouvant. Les files d’attente aux guichets d’information, les enfants curieux tirant leurs parents vers les sections jeunesse. Les titres des magazines …Ces titres apparaissent de manière régulière, s’intercalant dans le fil du texte, et soulignant les changements sociaux et politiques observés à travers les années. Toutes ces silhouettes se mêlent encore à la vision vague des couvertures de livres, au formatage des caractères noirs sur blanc, à l’espace vide entre les paragraphes, à tous ces non-dits qu’on s’amuse à remplir comme on le peut avec si peu de moyens, tant de désir. Du désir qui vient d’où, d’ailleurs ? Les allées et venues ici, la place qu’…Chaque semaine, les couvertures des magazines apportent leur lot de nouvelles, un reflet de l’époque :
1981 : « La Révolution de la TV : Lancement de la Chaîne Canal+ ».
1983 : « Jean-Marie Le Pen et la naissance du Front National ».
1984 : « Naissance de La Cinq : La Première Chaîne Privée Gratuite en France ».
1985 : « Expansion Stratégique : Bolloré se Lance dans les Médias ».
1986 : « Déréglementation des Médias : Vers une Nouvelle Ère Télévisuelle ».
1988 : « Choc au premier tour : Le Pen qualifié pour le second tour de la présidentielle ».
1990 : « Carrefour : La Grande Distribution Révolutionnée ».
1992 : « TF1, la Chaîne Privée Leader : Quelles Conséquences pour le Service Public? ».
1995 : « La percée de Le Pen aux municipales : Quel avenir pour la France? ».

Ces couvertures, comme des meurtrières sur le monde extérieur, décochant au fur et à mesure du changement, des bouleversements, les espoirs les dégoûts, les peurs jalonnant les années. La bibliothèque refuge, sanctuaire, mais aussi témoin impassible de l’évolution de la société. Au fil des pages tournées par tous les temps on se retrouve à errer dans une drôle d’histoire. Tout se modifie si vite tout autour alors que le lieu reste immuable, un phare dans la nuit L’idée de la bibliothèque en soi ou pour autrui, l’idée du livre, de la culture dans une époque donnée, le temps qu’il faut pour comprendre la nature de nos illusions, pour comprendre l’essentiel des scories formant la gangue de nos espoirs, le temps de se débarrasser de l’excédent, du superflu, peut-être d’une jeunesse tout simplement, d’une soi-disant immaturité, va savoir, et à la fin se refaire une naïveté neuve, pas d’autre choix.

12-traversées

L’arrivée à Santa Lucia une nuit d’hiver et, après une brève déambulation, flirter avec l’idée d’emprunter la Ferrovia, à cette heure tardive peu encombrée de voyageurs, en bordure de lagune assaillie mollement par les vaporetti quasi vides. Au loin, il est possible d’apercevoir par-dessus les canaux des silhouettes peu nombreuses et, plus loin mais pas tant que ça quand même, la ville presque entièrement endormie, voire morte. Il suffit qu’il ait un peu plu juste avant pour que le pétrichor mêlé à la chancissure vous attrape le nez, et d’aller quérir dans le charroi de sensations troubles que ça procure, une vague trace d’iode Marcher est plus sûr, et le plaisir d’avancer ainsi par-dessus les gondoles ornées de leurs proues six quartiers servant l’équilibre dans l’asymétrie, leurs couleurs noires ayant mis fin à toute esclandre et autre rivalité, présences flottantes à peine chuintantes, bâchées à quai Et soudain, d’entendre résonner son propre pas sur les pavés Omniprésence de la mer à l’assaut de la pierre, partout, lenteur palpable d’un magistral désastre, l’enfoncement d’une ville dans la nuit comme dans l’eau noire qui l’entoure, la digère déjà La progression s’effectue à pas mesurés, avec en tâche de fond la très vague adresse d’un hôtel près de la galerie où Zoran Music expose de façon permanente ses dessins et peintures souvenirs de Dachau ou Trieste pour la plupart.

L’arrivée à Belgrade par la route n’offre guère que de grands terrains vagues, barres d’immeubles sans grâce. On sent que quelque chose s’est retiré mais pas complètement encore. Tout comme si l’on s’enfonçait à quelques encablures à peine du centre-ville de Prague, on tomberait irrémédiablement sur ces pensions tenues par des matrones et des ruffians qui, en d’autres temps, vendaient père et mère pour une pincée de sel, un bol de farine. On trouvera aussi ces magasins mal achalandés, aux vitrines sales, sans le moindre effort de réclame, comme on en trouve aussi à la Havane. C’est comme la traversée d’un mauvais rêve qui ne débouche que sur d’autres mauvais rêves, avec de temps en temps un âne rouge qui flotte, un ange et une jument verte, et par-delà la perspective atmosphérique, embrumée, des ponts au-dessus de la Vltava, le bouchon de champagne qui pète la nuit de la Saint-Sylvestre sur le pont Charles. Les badauds ahuris frappent du pied et des mains, les musiciens font les pitres pour obtenir 30 couronnes tchèques, à peine de quoi pour un café. Et le lendemain, miracle de l’administration ou de la voirie, pas un seul papier gras, tout est propre, sans tâche, vierge pour recommencer une nouvelle journée.

La traversée des villes que l’on ne connaît guère que par l’odeur de leurs gares, celle de San Sebastián avec l’Urumea qui charrie toute une invisible pourriture la nuit et qui remonte sur ses berges, colonise les bancs publics, s’incarne en lie humaine qui soudain se dresse et demande l’aumône. La gare de Pontoise, les lundis matins notamment, sent le tabac froid, l’après-rasage, le crissement de craie sur le tableau noir. Pas loin de là, passe l’Oise et ses nappes de gazole, ses cadavres de bouteilles vides, ses chatons mort-nés. L’arrivée par le petit sentier qui longe la voie ferrée entre Parmain et Valmondois, à la gare de poupées où l’on prend le TER, qui s’arrête à toute gare, procurant ainsi une première version de l’interminable. Au début, parce qu’ensuite on se crée un emploi du temps très vite à renifler les voyageurs, à s’inventer leurs vies, à lire des romans, à défaut de pouvoir en écrire. Gare de Lyon, en voilà une de gare, près de Bercy qui avant n’était qu’un regroupement de maisons basses, des entrepôts viticoles, du temps où l’ouvrier buvait ses 5 litres sans sourciller, avant le grand chambardement, le grand remembrement, avant quand il y avait encore des haies, quand on ne les avait pas encore réinventées à grands renforts d’eurêka pédants. La traversée d’une vie entière ainsi en train, par la route, à pied, à cheval, en voiture, très rarement en avion ou en mulet. Dommage, ce serait bien de prendre le temps, d’emprunter les routes de traverse, les sentiers buissonniers, le chemin Stevenson ou Benjamin, sans qu’on nous oppose la frontière, la norme, la sécurité, le meilleur confort utilisateur.

11-retour à Villevendret

la fête s’achèvera tard dans la nuit, mais nous là on retraverse le pont, levant les yeux au ciel, lune et nuages, moiteur, nous elle et moi, cette fille blonde, C’est comment ton nom déjà, été 1975, When a Man Loves a Woman, trois accords à la gratte, tout ce tumulte de sueur et de parfum, le soir après avoir charrié les plaques de plomb des autos tamponneuses avec les gitans, Reins en compote, guiboles qui flagellent, descend on y va, j’ai envie elle a dit, vers le camping de l’autre côté de l’Aumance, à Saint-Amant, la tente est là, la fente de la porte plus noire que la nuit, dégage, pas ce soir, suis crevé, on se verra un autre jour, mais t’as quoi, qu’est-ce que je t’ai fait, rien de tout ça, tout en silence plutôt, je n’ai sans doute même pas dit à voix haute tout ce que je pense à cet instant précis, tout est dans ma tête, ma bouche est close, silence, l’instant de la faire entrer dans la tente, de faire ce que font tous les gamins de façon maladroite je cherche le mot mais c’est ça en fin de compte, merdique ou dégueulasse, mettre une fin à la période naïve, se hâter de mettre le mot fin, s’il pleuvait ce serait bien, ça réglerait le problème, elle s’en irait sûrement, c’est comme ça qu’elles font, les filles n’aiment pas salir leurs robes blanches, pas pour rien en tout cas, et à ce moment c’est sûr je la retiendrais sûrement, j’oserais me montrer vulnérable, mais là non je suffoque, barre-toi allez, fais pas suer, je le hurlerais bien, mais il fait déjà suffisamment chaud comme ça, non et au bout du compte c’est peut-être moi qui partirais, après tout Villevendret est à quoi, 15 kilomètres, en Solex, c’est pas si loin, et au moins je n’aurais rien à dire, juste je te laisse la tente si tu veux, moi je pars, ciao sans un mot de plus, et voilà, et je partirais pour de bon, comme je fais tout le temps, le ressort se tend se tend se compresse et d’un seul coup le diable sort de la boîte, fais-le, réfléchis pas, ne tergiverse pas, enfourche le Solex et tire-toi, il est là contre un tronc, il y a encore assez d’essence, et sinon marcher à côté s’il est à sec, pas grave, elle a dû comprendre, elle m’a fait un petit signe de la main, demain vers 18h je serai là, elle rit, c’est agaçant, on se verra, tu travailles demain comme aujourd’hui, oui voilà je serai là comme tous les jours précédents d’août cette année-là à glaner quelques ronds avec les forains, à jouer de la gratte Be-bop-a-Lula entre deux blancs limés bus cul sec, trois bagarres avortées, et tu seras encore en robe blanche, ce qui te donnera un air sale je le sais déjà, ou à moi, va savoir, qui déjà en pensée chevauche mon cheval noir pétaradant sans même jeter un regard en arrière, comme dans les westerns, John Wayne avec les femmes, Ona Munson Betty Field, Joan Blondell, Paulette Goddard, Joan Crawford Mauryn O’Hara sans omettre le regard droit la tête haute, le balai dans l’cul,

la fraîcheur de l’air est arrivée de suite à la sortie de Saint-Amant, en bifurquant en direction d’Epineuil, le bruit du moteur se répercute sur les murs de pierre du grand domaine où il y a tout au bout un château, mais je ne sais pas le nom, je m’en fous, elle m’a entraîné déjà dans un autre château, il ne peut pas y avoir d’autre château aussi beau, en plus pas cette fille là, une autre, en robe blanche aussi on a marché longtemps ce jour là que je ne savais pas que le silence pouvait être aussi parlant, à ne rien savoir se dire, et qu’aurions-nous pu dire qui mettent en mot la campagne, le chemin blanc, les bruits des haies, la clameur d’une poule d’eau, le croassement des grenouilles, c’aurait toujours été bien pauvre, le silence donne au moins le change, l’impression d’être riche, un potentiel

la route est assez droite entre le bas de Vallon et Chazemais, un long ruban d’asphalte qui court par mont et par vaux, de temps en temps j’attrape le levier du bloc moteur que je tire en arrière pour faire patiner, impression d’avancer un peu plus vite, mais c’est une illusion, à mi-côte obligé de descendre et de marcher à côté, silence, une légère brise descend la vallée, je marche contre le vent, le hameau est encore loin, la ferme des grands-parents, celle de pauvre type, le tueur d’oisillons, avec son vieux cou strié de sillons rubiconds, sa gueule de vieille tortue, fi de garc’ si tu les dégommes point mon ptit gars c’est toutes tes c’rises qui y passeront, ou tes fraises, ou je ne sais quoi, mon dieu toute cette violence qui serait prête à nous faire tuer n’importe quoi sous un grand ciel gris ici sur la colline, aucune femme ne le supporterait deux minutes, c’est ce que l’on dit de pauvre type, c’est aussi pour ça qu’on l’appelle comme ça, les gens en couple, ceux qui sont civilisés, ils s’entretuent en sourdine ceux-là à grands coups de qu’est-ce tu fais, à quoi que tu penses, tu viens dormir, mais qu’est-ce tu fiches, la route est longue et tant mieux, arrivé en haut de la côte je remets les gaz, la marche m’a fait un bien fou, je suis lessivé, demain faut que j’y retourne pour l’après-midi, on change les plaques abîmées, et y a encore bal, vers 19-20h la fête repartira

10-Suivre la linéarité par laquelle on se l’approprie

Le 16 juillet 1969, un mercredi. Il est sur les routes. Au mur de la salle à manger, sa photographie trône, une image en noir et blanc dans un joli cadre doré. Un enfant blond aux cheveux longs, on dirait une petite fille. Derrière, des arbres, peut-être à Saint-Bonnet, dans la forêt de Tronçais, vieille réserve de Colbert avec ses arbres multicentenaires. Par qui cette photo a-t-elle été prise ? On ne le sait pas. Il travaille pour une entreprise de couverture bitumineuse. Parfois, il dit où il va, parfois non. Auxerre un jour, Saint-Jean-Pied-de-Port un autre. Il est souvent absent, jamais là sauf les fins de semaine. Il prend des cours aux Arts et Métiers à Paris, des cours du soir. Il veut aller plus loin, plus haut. La fusée Apollo 11 s’arrache du sol dans un panache de flammes blanches et de fumées sombres. Il ne verra pas le lancement en direct, il l’écoute peut-être à la radio dans sa voiture, une Ami 8 flambant neuve, sortie des chaînes en mars. Apollo 11 diminue à vue d’œil. Ce n’est pas encore la télé en couleur. Dans la pièce, des chaises alignées, beaucoup de monde. Il est un peu avec nous par l’entremise de la photo au mur. L’arrière-grand-père, lui, est à sa table de cuisine, préférant ses mots croisés. Les conneries des Américains, dit-il, ne l’intéressent guère. Il n’y croit pas, le dit quand tout le monde se lève pour partir. Le temps qu’il fait en ce lundi 8 septembre 1969 est difficile à se rappeler. On devrait noter toutes les informations climatiques chaque jour, car plus de cinquante ans plus tard, l’intelligence artificielle ne nous donnera que des données génériques. Climat océanique dégradé, influencé par l’Atlantique mais avec des caractéristiques continentales. Hivers frais, étés doux. Températures moyennes annuelles entre 10°C et 12°C. Les mois les plus chauds, juillet et août. Les plus froids, janvier et février. Précipitations homogènes sur l’année, environ 600-650 mm. Septembre : températures moyennes entre 12°C et 22°C, possibilité de belles journées ensoleillées. Début de la chute des feuilles. Brouillards matinaux possibles, surtout à l’automne, orages en fin d’été. Ces informations sont générales et ne reflètent pas nécessairement les conditions spécifiques du 8 septembre 1969 à Parmain. Pour des données précises, il faudrait consulter des archives météorologiques officielles. Nous déménageons en région parisienne. L’Allier, c’était trop loin, ça le crevait. Il nous trouve une nouvelle maison. Albin Chalandon, ministre de l’équipement, lance un concours international de la maison individuelle cette année-là. Un petit pavillon de banlieue flambant neuf, un muret entourant un jardinet, une allée de graviers, quelques tilleuls. Mais ça n’a plus rien à voir. Devant la maison, de l’autre côté d’un chemin de terre, l’Oise, très large à cet endroit, avec des péniches laissant des taches mordorées de gas-oil. Il a terminé un cycle de cours du soir. Il travaille d’arrache-pied, mais il peut rentrer l’Ami 8 dans le jardin. Le crissement des pneus sur les graviers, les lueurs des phares au plafond de la chambre. Un soir, il rentre plus tôt, content, encense le nom de Chaban Delmas, disant que peut-être on va enfin sortir de la chienlit de l’année dernière. Les affaires reprennent, il vient d’être promu chef des ventes. En 1974, nous déménageons encore, toujours à Parmain, cette fois dans un virage en tête d’épingle. Le choc pétrolier affecte la couverture bitumineuse, qui périclite. Il est remercié après quinze ans de bons et loyaux services. Il se retrouve face à des psychologues avec des taches noires sur du papier blanc. Malgré les cours du soir aux Arts et Métiers, il n’a pas les diplômes adéquats. Avec des jeunes gens qui le regardent avec compassion, il se sent vieux à 39 ans. De 1976 à 1986, il ne voit pas son fils aîné. Un infarctus. Un chien, un boxer. Une maison à Limeil-Brévannes, près de Servon en Seine-et-Marne, où il travaille comme directeur commercial. Ses gars l’adorent, c’est ce qu’il dit souvent. Hors de la maison, il est un caïd, un battant. En 1987, à 52 ans, il atteint son objectif. Une belle maison, un 4×4, une chienne boxer qui passe ses week-ends dans le lit conjugal. Il ne cherche pas vraiment à savoir où est son fils aîné, ni ce qu’il fait. Photographe à Paris, est-ce un métier ? En 2003, on le retrouve au cimetière de Valenton. Des gens passent pour lui serrer la main. Son fils aîné est à côté de lui, ça lui fait du bien. Il est venu avec sa nouvelle compagne de Lyon – les Lyonnais, ce qu’il leur manque c’est d’être Parisiens. Le cadet est là, mais c’est tellement normal qu’il ne le relève pas. Il ne supporte pas la vision du cercueil en flammes sur la vidéo. Le type des pompes funèbres lui pose une main sur l’épaule, il la repousse et sort fumer. Il décide de revendre les 4×4 prévus pour un exil à la Réunion, s’achète une vieille Ford Mustang d’occasion, met en place un emploi du temps strict, embauche une femme de ménage. En 2013, cancer du pancréas. Opération. Quand on lui parle de chimio, il s’effondre. Pas de cachets, pas de traitement. Il reste avec la chienne sur son lit, regardant Canal+ et lisant des romans policiers jusqu’à la fin. La femme de ménage le trouve un matin de février, affalé de tout son long. Les pompiers l’emmènent. Son fils aîné, alerté, fait le voyage depuis Lyon, mais au dernier moment, renonce à se rendre à son chevet. Le 15 février, il décède seul à l’hôpital de Créteil.

09-que la fatigue se confonde avec le calme

C’est-à-dire que c’est la même chose tous les jours, à douze heures pétantes, le bruit des assiettes sur le carrelage de la table de la cuisine, les verres, les fourchettes et les couteaux – une routine immuable – les ronds en bois gravés chacun à son nom, enserrant les serviettes qu’on a roulées consciencieusement la veille, il faut briser cette routine, c’est devenu une telle évidence : sans prévenir, il faut de toute urgence s’enfuir, aller si possible dans le sens opposé, se retenir au moins de parvenir, comme si de rien n’était – pour une fois – dans la pièce à l’heure prévue, il y a eu déjà quelques prémisses, quelques coups de semonce, de subtils avertissements, les quelques minutes de retard sont déjà de petites victoires, on imagine, on espère, on souhaite non seulement les reproduire, ces victoires, mais en plus gagner du terrain, alors on garde l’ouïe aux aguets, on devient très attentif, les chaises que l’on tire pour s’asseoir, les éclats assourdis d’une conversation parmi les plus banales qui soient, et le concert des couvercles de poêles, de casseroles, du faitout qu’on lève et qu’on repose sur la grille des fourneaux, avec en outre l’horrible tic-tac de la pendule accrochée au mur, et ce quelle que soit la saison, qu’il vente pleuve fasse beau temps, toute l’année, durant des années, toute une vie, l’évidence tout à coup tombe comme un couperet, ce n’est pas possible de continuer comme ça, ça ne va plus, le silence à certains moments est devenu tellement intolérable qu’on ne le tolère plus, alors on le comble comme on peut, j’écoute tout en descendant les marches de l’escalier, déjà le bruit de la mastication, la voix hésitante de mon jeune frère – il a toujours cette manière de parler comme s’il cherche ses mots – la remarque coupante de la mère pour lui clouer le bec, la respiration gênée par l’emphysème du père, le bruit du pain que l’on rompt, la mastication si particulière que font les mâchoires à l’assaut d’un morceau de fromage pâteux, de brie, de camembert, et soudain, je ne sais vraiment pas ce qui m’arrive, c’est si spontané , une sorte de coup de tête, je dis : « Ça ne vous dérange pas, tout ça, ça ne vous gêne pas, que vous baffriez comme ça tous les midis à cette table de la cuisine, à ne rien vous dire d’intéressant sauf des banalités, ça ne vous dégoûte pas, cette paresse, ce manque d’amour, ça ne vous emmerde pas le monde tout autour, la guerre, l’argent, l’exploitation des petits par les gros, tout ce dégueulis politique ça ne vous débecte vraiment pas, vous allez vous resservir encore de la daube, vous êtes sûrs, des pommes de terre baignant dans leur jus, de l’agneau bien gras et juteux, tout ce vin blanc bande de salauds, ça ne vous rend pas dingo ? » et je vois à cet instant qu’ils me toisent, qu’ils font bien attention cette fois à l’amorce de ma tirade, qu’ils font bien gaffe de ne rien vouloir entendre, qu’il vaut mieux pas -faisons donc l’autruche on sait si bien faire- qu’ils font coussi-coussa comme si tout cela est normal, rien de plus normal qu’un gamin de quinze ans s’amène dans la cuisine à midi et pique sa petite crise existentielle, se revendique communiste, et pourquoi pas anarchiste, voire pis, terroriste, quoi de plus normal à cet âge-là, à moins que ce ne soient des vers, dans ce cas où donc ai-je flanqué le vermifuge, le bromure – quand ça n’excède pas les limites, disons quand ça n’empiète pas sur la sacrosainte quiétude du foyer, on a bien le droit de manger en paix tout de même, manquerait plus qu’un morveux nous vienne faire la morale, un branleur pareil, qui ne connaît rien à la vie, qui n’a jamais travaillé, qui ne connaît rien encore ni du chagrin ni de la peine, et nourri, logé, blanchi par-dessus le marché, rendez-vous donc compte, faites vos comptes, vos calculs, j’additionne toutes les années perdues et je retranche mes rêves, mes espérances,que reste t’il , il ne me reste en face de moi dans l’encadrure de cette putain de porte qu’un sale petit con boutonneux, avec sa gueule enfarinée et qui viendrait là nous faire la leçon, à nous ses parents, à moi sa mère, à moi son père, c’est un comble non, si t’es pas content tu dégages mon petit vieux, tu prends tes cliques et tes claques, tu te tires, tu débarrasses le plancher, non mais qui c’est qui m’a donné un petit connard pareil, le frère reprend l’expression petit connard, il répète petit connard, c’est marrant, il rit, petit connard, petit connard, il le braille maitnenant, excédé le père se lève, il met un temps pour remettre ses pantoufles, je vois bien qu’il se gourre de pied, ça l’énerve encore un peu plus, il a vu que j’ai vu, dehors qu’il écume, du vent, du balai, je ne veux plus jamais te voir, sors de ma maison et ne reviens jamais, quand tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, que tu seras un homme on verra, en attendant, démerde-toi donc, barre-toi, casse-toi, et de joindre le geste à la parole, de m’attraper par le colbac et de me tirer vers la porte d’entrée, me voici dehors pieds nus, ça ne va pas la tête, je rentre aussi sec, je grimpe quatre à quatre les marches de l’escalier, j’attrape le sac tube, je mets ce que je peux dedans, mais je ne sais pas quoi vraiment, mes chaussures à mes pieds ça oui, il le faut en tous cas, les fameuses Clarks qu’ils détestent parce que ça fait gauchiste, je redescends, état second, je vole presque, j’ouvre la porte et je ressors cette fois de mon propre chef, alors qu’on espérait certainement me voir calmé, repentant, docile, je pars la route qui descend vers la gare – c’est l’automne, je note, les couleurs des feuillages sont belles – je me vide la tête comme je peux pour ne plus penser à rien d’autre qu’aux belles couleurs de l’automne cette année-là, je fouille dans mes poches, j’ai pas lourd, quelques francs pas plus, je commence à m’inquiéter, c’est normal, pourquoi ce serait normal de s’inquiéter d’avoir quelques francs seulement dans les poches, ça m’agace, j’accélère le pas, en réajustant sur l’épaule la lanière coupante de mon sac tube, je vais prendre le RER, arriver dans le centre-ville, gare de Lyon, bonne idée, ensuite je marcherai dans la ville jusqu’à ce que je tombe de fatigue, que la fatigue se confonde avec le calme, et ensuite, on verra.

08-l’insoluble

Note : La fiction naît d’une nécessité, d’une intuition non choisie, d’une image non soluble (F.B). Je pense au sucre. À mon taux de sucre. Il faut que je lève le pied sur le sucre. Ce qui me ramène au mot sarkara (alors que visiblement, j'ai dû m'en éloigner depuis un sacré moment, ou bien, si je lui accorde une certaine autonomie, il s'est éloigné tout seul de moi - j'ai déjà noté que ça arrive bien plus souvent qu'on l'imagine). Donc, sarkara (que c'est doux à dire, à prononcer, on dirait du miel - sarkara), mot hindou (on peut aussi dire indou) - car bien des choses viennent des Indes, pas toujours les meilleures. Remarque : on dit hindou pour tout ce qui concerne l'Inde appelée aussi "civilisation brahmanique", alors qu'on dit "peau-rouge" ou sauvage pour tout ce qui touche de près ou de loin les Indiens d'Amérique (oui, celle du Sud aussi) - vieille civilisation sortie du ventre de la Terre, selon les dires Hopi - qui ne surent écrire que fort tardivement, et encore parce qu'on les aura contraints à le faire - on ne sait ni comment ni pourquoi. Pourquoi on les nomme ainsi, ni pourquoi ils ne sont pas restés sous terre bien au frais ou au chaud. Mais là n'est pas le propos. Enfin, je ne le pensais pas jusqu'à ce que le propos lui-même retire son chapeau et le replace sur son faît, la partie la plus relevée de sa forme relativement tassée de propos, ou encore son chef, son crâne d'œuf, puis me tire sa révérence et la langue par-dessus le marché.

Trop vite. Cocher, ralenti tes chevaux. Personne ne suit. Même pas moi.

Reprenons. Il y a les chambres et il y a des issues, il y a toujours une issue. Ma mission en tant que client mystère, dépêché par le grand organisme s’intitulant assez pompeusement Guide de la Piaule à prix modique Tout confort – (Récupérable ou commandable dans toute bonne librairie, broché, 2,50 francs, honnêtement ça vaut le coup, moi-même l’ai acheté pour que ça cesse de me turlupiner de ne pas l’avoir.)

Reprenons, ai-je dit. Il y a cette chambre, celle qui essaie de disparaître sitôt que je prononce en moi-même le mot. Je ne cherche pas à la rattraper, je ne suis pas comme ça. Et en plus, à la course, je suis souvent battu, je n’ai aucune endurance pour quelque course que ce soit. Je me contente de faire seulement les courses une fois tous les quinze jours. Un point c’est tout.

Reprenons encore, soyons patient. Dans cette chambre, je m’allonge sur le lit et les yeux mi-clos, je regarde comme on peut regarder de cette façon, le plafond. Ce n’est pas la chapelle Sixtine. Mais presque. Les tâches créent des figures aléatoires. Aléatoire est une destination peu connue des gens d’ici. Allègrement, ils se suivent tous à la queue leu leu de peur de se perdre, de s’égarer. La raison en est, j’ai fini par le penser, le coût prohibitif du stationnement. On ne peut plus s’égarer sans dépenser des fortunes dans les parcmètres.

Continuons encore. Le plafond de la chambre qui s’évanouit presque de mon souvenir ressemble à quelque chose à cause de toutes les tâches brunâtres provoquées par : la nicotine, les fuites d’eau du voisin du dessus, d’autres éléments plus pernicieux encore comme l’utilisation de matériaux bon marché provoquant des déflagrations dans la continuité temporelle des plâtres et des salpêtres. Sans oublier les résultats débiles provoqués par la Chandeleur, puisque j’avais retenu que la chambre était non seulement tout confort mais aussi gaz à tous les étages.

Ne lâchons pas l’affaire, battons le fer pendant qu’il est sans défense. Ce plafond était semblable à un cosmos. Je pouvais y plonger mon regard mi-clos, m’y enfouir, et disparaître par moments, sans qu’au retour de cette étrange autohypnose je ne susse où je m’étais rendu, quelle nouvelle défaite j’avais encore subie car, le retour à la réalité laissait toujours mon corps endolori, fourbu, vidé de toute calorie, et bien sûr de tout son suc. J’étais mou comme une chique pour résumer les faits.

Hélas, rien que d’y repenser à nouveau, je sens mes forces me trahir (saletés). Je me demande si j’en aurais encore quelques-unes de suffisamment fidèles pour me permettre de me rendre au but. Le problème, c’est que j’ai perdu dans cette aventure le sens du terrain, de l’équipe, je ne sais plus de quel bord je suis, ni si je joue au foot ou au rugby. Le but de tout ça est un essai à transformer dans un premier temps. Par contre de quel temps s’agit-il, insoluble, la conjugaison des temps, ainsi que là où nous entraînent les coups d’œil aux plafonds.

07-cette solitude là

Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu à la maison, je n’allume pas le plafonnier de la cuisine. Je préfère traverser la pièce pour parvenir jusqu’au piano et appuyer sur le bouton de l’éclairage de la hotte. À cet instant précis, une sensation de bien-être m’envahit. Cette lumière, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on à bon droit nommer chaleureuse une lumière ? Si elle est nommée ainsi, c’est qu’elle en évoque d’autres, en d’autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n’ai jamais eu de goût pour les éclairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours préféré ce que l’on nomme les éclairages tamisés. Une petite lampe posée dans un coin de pièce, installée sur un guéridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimité avec soi-même et les lieux. J’aurais certainement apprécié vivre à une époque sans électricité, toute emplie de pénombre avec des îlots de lumière rassurants. Je l’ai fait d’ailleurs. Parfois, il m’arrive de me dire que je n’en ai pas suffisamment profité. Je n’ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui préparent l’écriture, lorsque l’agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place à une forme d’inquiétude, la seule véritable quiétude que je connaisse. À ces moments, l’attention flotte et se pose sur les lumières, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu à peu, entraîné vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a vécu, en rêve, probablement autant qu’en réalité. En outre n’est-il pas pertinent de penser que l’on regarde tout cela et soi-même à travers un prisme. Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d’écriture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon où j’ai assisté à un spectacle de chansons à texte dans l’amphithéâtre des Trois Gaules. Ce fut une bien étrange soirée, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous apprêtions à essuyer la pluie qui n’est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son si bien posé et sans micro m’étonne encore. Ainsi, on connaît les gens depuis des années et il suffit d’une sorte d’entre-deux atmosphérique pour les redécouvrir dans une éclaircie. L’orgue de Barbarie débitait sa musique de jazz et eux chantaient, clamaient, déclamaient, et nous, spectateurs, battions très sincèrement des mains. Cela me fait penser à ces cérémonies où les danseurs s’affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu’à cet instant précis, nous ne disposons d’aucune preuve tangible pour nous assurer qu’ils ne le sont pas. La lumière déclina doucement, d’autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume à un de mes amis qui semblait passer par là par hasard. « Si tu trouves quelqu’un qui croit à ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte, et aussi bien sûr si l’on accepte le fait qu’il s’agisse d’une plume d’ange. J’avais prêté mon sweat à P qui était venue ici bras nus. Je l’ai vue repartir seule un peu plus tard, elle avait une bonne avance, peut-être deux ou trois cents mètres et, en la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se réduirait bientôt plus qu’à une petite tâche claire, sautillante, et j’ai eu comme un flash, une poupée cabossée, presque désarticulée. Le bleu de la nuit l’avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvière, ocre, blanche, dorée, en imposait sur la colline de l’autre côté de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix toutes vitres ouvertes musique à fond, agressifs. Au volant, j’ai mis les écouteurs pour ne rien louper de la proposition.d’écriture de ce jour. Je m’aperçois que j’échange machinalement des messages avec les autres automobilistes. Pleins phares, feux de croisement, pleins phares, certains jouent le jeu, d’autres non. J’ai ouvert la porte-fenêtre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a dû bien pleuvoir car le carrelage est bien mouillé. Pas de chatte. J’ai éteint la lumière de la hotte, j’ai attendu que mes yeux s’habituent à l’obscurité puis je suis monté. Je suis resté assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison était silencieuse. J’ai encore attendu un peu pour voir si je n’entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j’ai appuyé sur la touche Entrée du clavier, l’écran de connexion est apparu avec son fond sombre, j’ai entré mon mot de passe et la luminosité de l’écran m’a jailli au visage comme quand on sort du ventre de sa mère, cette solitude-là.

06-Bernard-l’ermite

Sans la présence des autres, je ne me sens pas seul. Mais sitôt que l’un d’eux surgit, je deviens Bernard-l’ermite. Petit Bernard, moyen Bernard, gros et gras Bernard, gigantesque coquille fabriquée par la somme augmentée, de jour en jour, des impressions de solitudes traversées. Lumière et prisme. L’ermite, l’ermitage, ces mots m’attirent sitôt que je pense à la présence des autres. Et c’est souvent, et ce de plus en plus, dans le fond tout le temps. C’est là-dedans que je me réfugie.

Puis, une fois arrivé là, mystère, je les oublie. Je plonge tout entier dans l’oubli des autres, et je m’efface, je m’efface comme une tache de cambouis sur un petit costume tout neuf. C’est peut-être toute cette saleté que je gratte, racle et frotte qui fait la matière essentielle de ma forteresse de nacre.

Ce n’est pas tant que je déteste les autres, mais plutôt que je ne sache par quel bout les prendre ou les délaisser. Ils sont là et aussitôt danger, alerte c’est l’oppression. Ils m’écrabouillent pour ainsi dire par leur volonté, leurs envies, leurs invitations, leurs invectives, leur présence silencieuse, encore mille fois pire.

Je me cache derrière une façade, un rideau de pluie, partout : dans la ville, les trains, les rues, les vignes au moment des vendanges. Je flâne après le passage des glaneurs. La joie de tomber sur une patate sur cette terre ratiboisée.

Une fois l’an, c’est l’heure des vacances. Tous les Bernard-l’ermite des environs se réunissent. Ils s’alignent en rang d’oignon face à une coquille vide. C’est l’heure, dit-on, de changer de crèmerie. Chacun s’enhardit à sauter par-dessus son voisin, petit à petit, et surtout à cavaler tout nu sur le sable pour aller tenter sa chance.

Et de se sentir pousser presque des ailes, poussé par tout le désir du monde d’avoir à nouveau un logis, une place, même temporaire, même éphémère, une nouvelle coquille.

Ensuite, chacun retourne à ses occupations comme il peut. Il n’y a ni vainqueur ni perdant. Seulement en avoir ou pas, à la fin quelqu’un conclut toujours en disant c’est la vie. Et c’est tout.

05-l’homme sans cœur

Grave de Poix tête des yeux les collines dans l’espoir de voir Barbe Bleue venir à son giron. Pas loin de Cannes, Niké allaite la truie de fer du Claude qui ne sut jamais rien faire de ses dix doigts amputés à la guerre des boutons. Et pendant ce temps-là (haut et court), Romus et Romulus, le suc, le nectar, l’arôme de Michelle (ma belle) mangent leur soupe d’ortie puis babillent, jouent et montent là-dessus pour voir Montmartre et le pain de Sucre en bons sacripants. Un cœur brûlant bat au-dessus des nuages noirs d’un ciel bas. Paris siffle son clebs pour qu’il ramène ses moutons là-bas, au pied du mont Ida. L’homme sans cœur apparaît à cet instant. Il marche en retrait de lui-même, avec un air de circonstance. On enterre ses illusions après les avoir vendues à l’encan au marché de Cent coin.

Petit à petit, avec des avancées minuscules, de grands mouvements télescopiques d’antennes et de moustaches, de grands airs majuscules, les insectes suivent le cortège. Certains ont dévalé les pentes du Cluseau, d’autres roulent comme des boulettes depuis Chazemais et Villevendra avec leurs gros ventres gras. D’autres encore viennent à pied ou en rampant de Montluçon. Ils implorent qu’on monte le son.

Le porte-parole à qui l’on a donné du foin pour qu’il fasse l’âme fait un test de porte-voix. Le Larsen ondule sur la campagne, crispe les tympans des églises, projette une ombre sur l’ombre. Des cavaliers montés sur des mules jaillissent depuis la rue Labas. Venus d’Ombrie avec leurs bicornes, leurs fusils, leurs coupe-coupes, leurs grenailles et lances, pareilles à des mats de cocagne érigés pour assassiner les rêves.

Tout ici pue le bobard, le crevard, la pacotille, dit l’abîme derrière l’homme sans cœur (on dirait un zombi de Zanzibar échappé de la téloche cathodique radicale).

Personne ne le reconnaît, mais tout le monde en parle à tort et à travers. C’est comme ça que le grand boursouflé du bulbe reconnaît ainsi les siens — qui ne descendent ni des Huns ni des Hurons ni des Mohicans, ah ça non. Mais plutôt de la tribu des Collabes qui poussent comme du chiendent près Tronçais, Saint Bonnet, Meaulnes ou encore Saint-Amand dit de Montrond à cause des ronds de cuir et ronds de jambes qui pullulent là-bas.

Sur la route d’Epineuil, la jeune Albertine verse une larme de crocodile, s’ébaubit, se pâme, se jette dans une danse de Saint-Guy, éperdue. Certains tentent de la retenir, tous l’oublient vite.

L’homme sans cœur va bientôt prendre la parole comme il peut, poussé par une cruelle nécessité et ça vaudra pour nous tous. Patience est chaude, et dans l’azur trépigne d’impatience. Le temps s’écroule lentement, emportant les maisons, les cabanes, les châteaux d’eau, l’hôtel de ville, les nids d’aigle, de poules…d’étourneaux.

« Attention c’est parti il va parler,- dit un héraut après avoir sonné du cor au pied de la tour d’Hérisson.

Le monde retient son souffle, silence général.

« Je Je Je ! … »

Voilà, on est à peine arrivé à la fin que c’est déjà fini.

Tout le monde dit remboursez ! Puis la foule se lasse, rentre chez soi, espère des lendemains qui chantent.

L’abîme grommelle derrière l’homme sans cœur. Il veut lui adresser des reproches, mais il le rate à Désertines, de peu.

04-to live or not

Habiter La Grave, pas bien loin du Cher, dans l’Allier. Les mots paraissent familiers. Ensuite, ils sont bizarres.

On a posé les valises à l’étage. Nous habitons un entre-deux. En dessous, un vieil homme ; au-dessus, les fantômes et les rats.

D. habite la petite maison juste après le pont qui enjambe le Cher. Les gendarmes se sont pointés vers 20h. C’était la première fois chez lui, en plusieurs années d’amitié. M’y suis trouvé si bien que j’y serais resté. La trempe que j’ai prise.

M. habite la maison d’à côté. Dacoté, je crus longtemps que c’était un nom. Comme d’autres parlent de « Sam suffit », les villas, vous savez.

La difficulté d’habiter un autre endroit. En quittant cette maison, j’étais à l’envers.

La maison en Calabre. Deux événements simultanés à ce propos : le livre de Georges H. et la réalité que nous vivons. On dirait une mise au point télémétrique. Sauf que lorsque les deux images coïncident, on ne peut rien en faire, rien en dire ; on reste bouche bée.

On dit de lui ou d’elle et encore de cet autre : ils sont habités. Ce n’est pas quelque chose de poétique, ils ont des poux les pauvres.

Tu habites là, donc tu suis les règles.

La cohabitation, proche de la coagulation, à la fin on pense à de la sauce figée. Et l’autre qui dit « le gras, c’est la vie ».

Vous habitez chez vos parents. Hélas, oui.

Vous n’êtes pas habité, rien de tout ça ne t’habite, tu finiras certainement romanichel.

Dans « Le Baron perché » de Calvino, je retrouve l’idée de ne plus vouloir descendre de mon cerisier.

Le mot cabane et le sentier des nids d’araignées, bifurcations de pensées ou de souvenirs, la sensation de déjà-vu. Toujours cette effrayante propension à vouloir fuir l’ennui. Habiter l’ailleurs. D’ailleurs, dit-on l’ailleurs ou ailleurs dans ces cas-là ?

J’habite seul. J’habite avec sept chats. J’habite à l’étage. J’habite au septième étage. J’habite après le coin de la rue. Au septième sans ascenseur. Plusieurs fois, d’ailleurs. J’habite tous les arrondissements de cette ville. En quelques mois.

On dit que je vis mal ceci ou cela. Je n’habite qu’avec difficulté ce genre de situation. Je ne cherche pas à m’investir. Une maison à moi, vous n’y pensez pas.

L’idée m’habite un moment, un atelier de sculptures en papier mâché pour les enfants. Il a plus de 30 ans. Elle a fait le tour du cosmos pour revenir m’habiter il y a juste deux ou trois ans. Faut être patient, impatient. À fond dans l’un ou l’autre ?

Il y a beaucoup à dire à partir de là. Ça se bouscule : sur le verbe habiter, sur le mot maison, sur les cabanes, les châteaux en Espagne.

À Lisbonne, j’habite quel quartier déjà, celui dont parle Cendrars. Je l’ai au bout de la langue. Et déjà je pense à autre chose, au fait que je croyais voir Pessoa à chaque coin de rue. Je vois le cul du tramway à ce moment-là qui gravit la colline. Rien ne m’habite, tout me traverse.

Je repense à cette histoire. Les trois petits cochons. Parce que je me suis demandé ce que je pensais des maisons de paille à cette époque, si elles m’évoquaient quelque chose. L’Afrique telle qu’on nous la peint dans les livres d’histoire. La case de l’oncle Tom.

Que chaque voix soit un instrument. Que l’ensemble s’appelle « Pierre et le Loup », cette pensée me traverse au moment où je vois les musiciens de Brême passer sous mes fenêtres.

La folle habite de l’autre côté de la rue. Au même étage. La nuit, elle se met au balcon et hurle.

Derrière la cloison fine de la chambre d’hôtel, je l’entends rire toute seule. C’est effrayant. Parfois elle dit des choses énormes. C’est une vieille dame encore coquette. Elle a les ongles peints, même ceux des pieds. Et ce rouge à lèvres — du gloss — nom de Dieu. On dirait parfois qu’on habite ensemble. Une promiscuité dans l’ailleurs.

J’ai entendu ça. Il s’est redressé de toute sa hauteur ce petit bonhomme. Il m’a dit : « Il serait temps que vous fabriquiez votre propre nid. » Non mais je rêve, ce type me prend pour un coucou. Pauvre vieux. C’était un Anglais. Il est mort maintenant.

Habiter un texte, difficile aussi. Habiter un livre, c’est trop d’un coup. Habiter un chapitre, une page, un paragraphe. Commence déjà par une phrase, après on verra.

L’errance est une question permanente sur le fait d’habiter quoique ce soit. Les gens enracinés ne savent pas de quoi je parle, ce n’est pas grave.

Le mot habiter en anglais peut-être « to live », je pense Hamlet, « to live or not ».

03-les gommes

À partir d’un objet sans le décrire. Donc plutôt écrire à partir d’une relation avec un objet. Peu importe l’objet. Il n’a pas besoin d’être spectaculaire. Ce serait même un handicap qu’il le soit. Il serait la vedette. J’y perdrais. J’ai toujours la sale habitude de m’aplatir face à tout ce qui est spectaculaire. Je m’aplatis, je me couche, je m’effondre dans la contemplation du spectacle. Je mets toujours un certain temps à m’en relever. Je fais souvent semblant de ne pas être écrabouillé par le spectaculaire. J’imite le flegme anglais à ces moments-là. Intérieurement, je suis complètement explosé. Mais extérieurement, rien ne se voit. Je suis une façade dans une avenue de Palerme. Devant, on imagine que ça en impose. Derrière, les bidonvilles.

Dans un premier temps, je cherche mon objet. Quel objet vais-je bien pouvoir PRENDRE / UTILISER / EXPLOITER / ME SERVIR.

Ça commence bien.

Les premiers verbes associés à une relation, ça commence bien.

Recommence en te déplaçant d’un pas de côté.

Je ne cherche rien du tout. Je trouve. C’est Picasso qui a dit ça.

Disons une gomme. Pourquoi une gomme, pourquoi pas. Peu importe le pourquoi. Est-on obligé toujours d’être assailli de pourquoi ? Mettons les pourquoi de côté. Tendons la main vers la gomme. Quelle action ensuite ? Je vais beaucoup trop vite déjà. Avant de commettre la moindre action, il y a l’œil. Voir cette gomme. Je vois une gomme posée sur une table. Voilà comment les choses se passent. Je cherche souvent une gomme et ne la trouve pas. Quand je ne cherche plus, je trouve. C’est souvent comme ça que les choses se passent. En tout cas, avec les gommes. La gomme surgit au moment où je m’y attends le moins. Il m’arrive de penser qu’elle me nargue. Tu me cherchais hier et tu ne me trouvais pas, ben voilà, j’apparais aujourd’hui. L’œil tombe sur une gomme. J’en ai plusieurs. Mais elles m’échappent toujours. Parfois, je les rassemble dans une boîte en plastique. Je leur dis : « Bougez pas, je vous rassemble, bougez pas. » Et puis, les choses sont ainsi, les gens traversent mon atelier, prennent une gomme, l’utilisent, ne la remettent pas dans la boîte en plastique. Parfois, c’est à croire qu’ils la fourrent dans leur poche. Qu’ils repartent avec mes gommes. J’y pense parfois. Puis j’élude. Je crois que c’est surtout parce que je ne range pas les gommes après la séance. Mon inattention dans ce domaine est assez phénoménale. Elles en profitent, bien sûr. Elles se cachent sous des feuilles de papier. Elles tombent au sol, roulent sous la table, vont se loger dans les recoins les plus improbables. Et puis, soudain, au moment où je m’y attends le moins, l’œil tombe sur une gomme. Voilà ma vie.

C’est mieux ? Pourquoi cette question ? C’est autrement. Je peux chercher encore un autre point de vue.

Un point de vue à l’aveugle. Un angle mort. Je ferme les yeux, je récite un mantra, j’avance le bras, mes doigts touchent quelque chose d’un peu mou, c’est comme de la pâte à modeler, c’est un peu froid, mais ça se réchauffe rapidement quand je malaxe la matière, j’en fais une boule. Je sais que c’est une gomme mie de pain, on ne va pas se mentir. Je ne vais pas faire l’ingénu, ou le comédien. Ce n’est pas forcément à cette gomme que j’aurais voulu penser. Mais la voici. C’est bien ce que je disais. Au moment où on s’y attend le moins, on se retrouve avec une gomme mie de pain dans la main. Même en fermant les yeux.

Je me demande. Tu ne mettrais pas certains mots en MAJUSCULES. Pour qu’ils se détachent du texte, que tu les voies mieux. Ça veut dire quoi mieux ? C’est comme pour les gommes, je crois. Tu veux trouver une gomme pour mine de plomb, tu te retrouves avec une gomme mie de pain. C’est comme ça, c’est la vie.

Faire de l’humour ne te sauvera pas. Ça peut soulager un moment, détendre, mais ça ne réglera pas cette affaire de gomme. Ça, c’est sûr. Se lamenter non plus. Avec le temps, une certaine équanimité d’humeur se fabrique. Avec les gommes comme avec tout le reste. J’ai commencé tôt. Avec un arc et des flèches. Trop facile de penser qu’en visant on atteindra une cible. Trop facile, c’est ce qui me vint immédiatement à l’esprit. Bizarre. La plupart des personnes pensent que viser est difficile, qu’il faut se donner de la peine, travailler son geste, s’améliorer sans cesse. Je dis non, ce n’est pas comme ça que ça marche. Avec cette méthode, l’ennui nous guette. Entrez donc dans l’atelier, vous allez bien voir. Cherchez donc une gomme, vous allez voir. C’est pas comme ça que ça fonctionne, la vie ici. Asseyez-vous plutôt et fermez les yeux, prenez le temps de devenir aveugles, sourds et muets. Vous y êtes ? Tendez le bras, tapotez sur la table, avec vos cinq doigts, laissez vos doigts courir à la surface de la table. Vous y êtes, vous sentez. Elle est froide, n’est-ce pas ? Malaxez. Vous avez mis le doigt sur le problème et sur la solution en même temps.

À partir de là, chacun fait comme il peut. Certains font semblant de croire au hasard, d’autres s’inventent un ami imaginaire. Parfois, certains avalent la gomme pour pallier le problème. Ils pensent que ça va avoir un goût de pain chaud. Pas du tout. Ils se trompent. Et souvent, c’est une convenance, on préfère s’inventer un goût de pain chaud sur la langue plutôt que le véritable goût des choses.

02-un point c’est tout

Question. Il serait question. Il serait intéressant de se questionner sur l’emploi conscient du conditionnel, comme par exemple ce passage : « Ils décachetteraient leur courrier, ils ouvriraient les journaux. Ils allumeraient une première cigarette. » Ne serions-nous pas en train de nous questionner sur la réalité d’une irréalité exprimée par le conditionnel présent ? Imaginons-nous la même chose en transformant ces phrases en : « Ils auraient décacheté leur courrier, ils auraient ouvert les journaux, ils auraient allumé une première cigarette » ? Ou oserions-nous utiliser une forme désuète, rare aujourd’hui, comme : « Ils eussent eu à décacheter leur courrier, ils eussent eu à ouvrir les journaux, ils auraient allumé une première cigarette en se frappant le front. ? Est-ce que ça ferait le même effet d’inverser les différentes propositions , de les chambouler, de les réordonner autrement, d’en effectuer des tours et des détours dans tous les sens. Irions-nous même jusqu’à l’insensé ? Aurions-nous la même sensation ? Et l’eussions-nous, cette sensation étrange, qu’en ferions-nous alors ?

Il y aurait eu un point, et je ne l’aurais même pas vu. J’aurais considéré l’ensemble sans voir le point censé séparer les deux propositions de la troisième. Bizarre comme on manquerait à ce point d’attention. On aurait loupé un élément tout à fait essentiel. Un point, ce n’est pas rien. Certains diraient même : un point, c’est tout. Referions-nous à nouveau le tour de ces trois propositions sous un angle neuf ?

Ils auraient décacheté leur courrier. Ils auraient ouvert les journaux. Ils allumeraient à présent une première cigarette.

Ah. Ce serait presque naturel d’ajouter un « à présent » maintenant qu’ils allumeraient leur première cigarette, une fois qu’ils auraient ouvert leur canard en deux d’un coup de coupe-papier, celui-là même qui leur aurait servi à décacheter leur enveloppes.

On visualiserait le coupe-papier posé près d’un tas de lettres, avec un manche ouvragé, probablement en ivoire. Jadis, cet ivoire aurait appartenu à un éléphant. Quelle étrange pensée pour l’éléphant, de voir sa dent transformée en manche d’instrument tranchant pour ouvrir le courrier. Plus loin, sur un fauteuil crapaud, reposerait un journal. Matinal ou vespéral, on ne saurait le dire, mais ce serait un journal. Un point, c’est tout. Une fenêtre donnant sur des immeubles haussmanniens et permettant de placer une ligne d’horizon traversant en son milieu exact un œil-de-bœuf pourrait laisser imaginer que je me trouverais, si c’était moi par exemple en train de regarder par la fenêtre, à la même hauteur que l’œil-de-bœuf, ou plutôt mon regard serait, comme il se doit, à la hauteur de la ligne d’horizon qu’il créerait sans même s’en apercevoir.

Pour m’en apercevoir, il faudrait que j’effectue quelques pas en arrière. Que je puisse me voir de dos, puis je tendrais un bras, bien tendu comme il se doit, si possible avec un crayon de bois, pour prendre des mesures. Personnellement, je n’aurais pas envie d’allumer une cigarette, renoncé depuis des mois. Je verrais néanmoins mon double sortir un paquet de la poche de sa veste, tapoter le cul du paquet pour faire surgir la cigarette, les doigts qui s’en saisiraient pour la porter à ses lèvres. Le briquet serait battu, la flamme jaillirait, une bouffée de fumée bleuâtre effectuerait des spirales au-dessus de ma tête là-bas. Et peut-être qu’à cet instant je verrais de l’autre côté de l’œil-de-bœuf, de l’autre côté de la rue Saint-Antoine, un type qui me ressemblerait point pour point. J’aurais, à cet instant, à l’aide du recul, du crayon, de la ligne d’horizon, à la fois le côté pile et un peu du côté face.

Je dessinerais le salon, certainement, lentement, avec la plus grande application, parfois avec un peu moins. Certains objets ne me diraient pas grand-chose, ne m’évoqueraient rien. Un point, c’est tout. Ou un blanc. Ainsi, j’arriverais certainement à détourner mon regard vers la bibliothèque, et plus précisément encore vers les tranches de livres, j’aurais presque pu écrire des tranches de vie. Étrange. Il faudrait que je me souvienne. Pourquoi ce texte. Le faudrait-il vraiment ? La question viendrait se poser comme ça, comme un duvet sur le parquet de bois clair. Ce ne serait pas du chêne, ça c’est certain, ce serait un vulgaire parquet de chambre de bonne améliorée, en fait deux chambres de bonnes qu’on aurait réunies pour dire : c’est un appartement à louer.

Je pourrais relire tout cela pendant que l’autre fumerait, pendant qu’un autre qui lui ressemblerait le regarderait fumer par-delà cette rue, derrière un œil-de-bœuf. Mais il y aurait aussi 50 % de chances que non. Je froisserais le dessin, délaisserais tout ce qui n’est pas la bibliothèque, Possible que je ne me cantonnerais qu’à cela, à tenter de relire le titre des livres serrés les uns contre les autres. J’éviterais le trou noir qui suivrait, l’alcôve, le sofa défoncé. L’affiche de guingois. Peut-être qu’à un instant je reviendrais sur les deux personnages. Le regard effectuerait des figures géométriques bizarres dans l’espace. Déplacement de cavalier aux échecs. Tiens, ne serait-ce pas ce vieux radiateur à inertie. Il pèserait comme d’habitude le poids d’un âne mort. Il ne chaufferait que tout à fait chichement les lieux. J’aurais froid soudain, j’envisagerais alors la porte de communication qui mènerait encore à une seconde pièce de l’appartement. J’aviserais la présence d’un aquarium avec un suceur, un combattant, des rochers artificiels, une lumière bleutée provenant d’un néon bégayant. Il y aurait aussi un miroir , à la surface duquel un lit défait et j’y verrais les courbes d’un corps de femme ; ce serait totalement inventé bien sûr, irréel, je m’en rendrais compte presque aussitôt, ça ne me dérangerait pas du tout. Je pourrais sans doute m’avancer, chercher la boîte en carton contenant la nourriture des poissons, soulever le couvercle de l’aquarium, l’égrener. Je plongerais dans la nostalgie s’il le fallait. Plus de risque.

Puis, je me souviendrais de l’entrée et de la cuisine. L’agrandisseur posé sur le réfrigérateur. Les cuvettes sur un banc derrière. Au fond de la cuisine, la baignoire sabot. Quel luxe ! Je me dirais bien sur en te toisant qu’il faudrait te détartrer toi la cafetière. Ou dégivrer le frigidaire. Je me dirais des choses, certainement. Certainement pas celles que je voudrais vraiment, elles m’échapperaient encore, elles m’échapperaient toujours. Et je me dirais, bien sûr, tout ça est dans l’ordre des choses. J’ouvrirais la porte, je la refermerais soigneusement derrière moi. Je descendrais les étages. J’arriverais dans la rue. Sur la place. Il y aurait des véhicules. Tout ça tournerait rond. Voilà, un point, c’est tout.

01-Tenir

Tenir. Le paysage défilant. Vitre sale, dégueulasse, instantanée. Gifles de pluie, giclées de nuit, accordéon diatonique jouant la ballade de John Nike ta mère. Entre les wagons. Crissement de freins. Sonnette, soufflets, parfums. Envahissant, claquant, dévorant. Des villes, des immeubles, des pavillons, des jardins, des terrains vagues, des villes, des barres, des tours, des villas, des châteaux en Espagne. Couinement du skaï et de la moleskine et des semelles de caoutchouc. Froissements de papier, d’étoffe, de main, de peau, frôlements, acrobaties, esquives japonisantes, odeurs corporelles surprenantes, percutantes, à tomber. Tenir. Debout. Devenir île. Agripper la barre centrale. Oublier le poisseux, le suant, le merdeux. Différences de température, petite brise, déplacements. Ralentissement de la rame. Vincennes. Dégueulis de voyageurs. Insectes. Cafards. Égayer l’œil face au grouillement. Pagayer dans l’imaginaire. Double mouvement. Sortir, entrer. Sonnerie. Fermeture des portes. Secousses. Nuit jour, nuit jour. Tunnels. Gare de Lyon.

Impressionnant. Se sentir rat dans une cathédrale. Verre et acier. Voir la foule. Se rendre compte. La gare. Le monde. Danger. Une masse. Peur. Être assommé. Se frayer un chemin. Pardon. Excusez. Oups. Vaciller. Se rattraper. Escalier roulant. Grimper à côté. Monter. S’élever. Retomber. Couloir débouchant sur couloirs. Escalier pas roulant. Ciel gris. L’Européen. Les bagnoles. Les klaxons. Paris. Marcher jusqu’à Bastille. Passer devant Bofinger, se rappeler l’attentat. Pas toujours, souvent. Puis rue du Pas de la Mule. Place des Vosges. Traverser en oblique du jardin, admirer les arbres, chercher au fond de la poche quelques francs. S’arrêter là. Rue de Turenne. Café. Bonjour, bonsoir. S’imbiber d’un peu de chaleur humaine. Debout au comptoir.

Marcher jusqu’à la gare de l’Est. Prévoir une bonne heure en tout. Nécessaire. Obligatoire. Prendre le temps. Au forceps. Arriver enfin. Nausée. Le parfum des croissants de la boulangerie d’à côté. L’odeur de caoutchouc brûlé. De gas-oil. Un tout mélangé. Bien secouer. Pousser le battant de la porte. Cour intérieure. Pavés. Poubelles. Façades de briques. Petits balcons en ferraille des fois fleuris. Ciel au-dessus, encore gris, cendreux, géométrique. Pousser une autre porte. Bruits de rotatives, cliquetis, réglages, voix graves, lentes ou rapides, déjà familières. Entendre gueuler M. le contremaître. Se sentir chez soi pour une durée déterminée. On ne peut faire autrement. Gagner sa vie.

Dégommer les plaques avec une éponge et de l’eau. Nettoyer l’encrier. Imprimer pour finir quelques macules. Oh tiens, un paysage chinois. Mais si. Convier à regarder. Regarder à travers, sur le papier, sur les murs, à travers la réalité. Réponse habituelle des collègues : T’as pas soif ? Gulp. Ravaler. Ne plus rien dire. La fermer. La boucler. Subir en silence la journée. S’asseoir face à la gueule du monstre. « La Roto ». Le cul bien calé sur une caisse en bois. Patienter. Voilà. En prendre plein la gueule au sens propre. Éjaculations d’encre et de papier. Des films en tout genre. Même du porno. Des affiches de cinéma géantes. Peintes à la main, s’il vous plaît. Surveiller que ça s’empile tout bien comme il faut, au petits oignons. Au carré. Une fois que c’est fait, recommencer. Une vie entière. S’inventer un ami imaginaire pour tenir.

Le soir, même trajet non. Changer de trajet. Un jeu. S’inventer des jeux. Se distraire. Oublier. Une heure tout compris jusqu’à la gare cathédrale. Changer de costard. Passer du rat des villes au rat de banlieue. S’endormir parfois. Parvenir au terminus. Sentir une main sur l’épaule. Faut y aller monsieur, c’est le terminus.

00-Prologue

Je recommence. Je doute. Je ne suis pas sûr. J’hésite. J’ai envie. J’ai peur. J’avance un pied. Je perds l’équilibre. Je tombe. Je me relève. Je recommence. Je progresse. Je m’habitue. Je m’amuse à tomber, à me relever. J’apprends à faire confiance à ce corps. Bientôt je courrai.

Je vois l’arbre en fleurs, j’éprouve une émotion, la blancheur des fleurs me rappelle une chose. Je ne sais quelle est cette chose. J’éprouve à la fois de la joie et de la peine, les deux sont mélangées, de la grenadine dans de l’eau. Je vois le mélange s’effectuer quand la main plonge la cuillère dans le verre. Je vois le rose se modifier. Je comprends que la quantité de sirop au fond du verre joue un rôle comme la quantité d’eau qu’on ajoute au sirop. J’ai envie de grimper à l’arbre, de m’enfouir complètement dans la blancheur des fleurs. Je cours vers l’arbre, je tombe, je me relève, je ne peux pas le perdre de vue, il est là, de plus en plus grand. Je progresse, j’y arrive. J’ai peur et j’ai envie de m’enfouir dans ces fleurs blanches.

Le parfum suave des fleurs entre par les narines. Le parfum ne se voit pas, mais je le sens. C’est une chose invisible qui remplit le corps tout entier une fois qu’il est entré par les narines. Comme la blancheur des fleurs du cerisier pénètre par les yeux et fait tituber le corps entier.

Je goûte le vert des feuilles d’oseille. Le goût est acide dans la bouche. Je suis surpris. Je ne suis pas sûr de ce que je ressens, pas encore sûr de savoir vraiment quoi penser de cette acidité. Je suis surpris. Je me reprends, je recommence, je m’habitue à l’acidité comme à la surprise que procure l’oseille quand on la cueille. Je goûte toutes les herbes du jardin une par une, je les touche, j’estime du bout des doigts de la paume leur texture, certaines sont douces, d’autres plus dures, mais à la fin tout finit dans la bouche pour obtenir encore et encore la surprise, le vacillement léger, la découverte, l’acceptation ou le rejet par le palais et par la langue. J’ai des doutes concernant les mots salsifis, épinard, rhubarbe, groseille, pois cassé. Je les goûte une fois et je fais la grimace, je les entends, ils entrent dans mon oreille, je me souviens du goût, il me dégoûte.

Je regarde autour de moi quand quelque chose me dégoûte et le dégoût envahit tout ce que je vois autour de moi. Je suis au centre du dégoût, le dégoût est en moi, il ressort par les yeux et il envahit tout autour de moi. Je ne sais pas si je suis en colère d’être dégoûté comme ça contre moi-même ou contre tout ce qui me dégoûte désormais tout autour de moi. J’ai des doutes. Je me trompe souvent. Je suis maladroit, les objets m’échappent, les objets tombent et souillent la table, la fourchette, le couteau, la petite cuillère. La réaction vis-à-vis de cet événement est variable. Cela peut faire naître un éclat de voix, une claque, un coup de poing sur la table. Parfois aussi on me saisit par-dessous les épaules. On m’extirpe de la chaise. On me met dans un parc entouré de barreaux, la lumière s’éteint, il fait noir, je crie, je pleure, et puis à un moment ou à un autre, une fois que tout le dégoût est sorti de mon corps, je me sens apaisé, je m’endors.

Je suis sorti du ventre de ma mère et on m’a placé dans une couveuse pendant plusieurs semaines. Je ne me souviens plus du tout de cette période de ma vie. J’imagine qu’elle a été importante. Je ne cesse de la reconstruire. J’imagine la quiétude du ventre de ma mère, j’imagine le désir étrange qui me pousse à m’en extraire soudain. Souvent je pense que je me suis chassé seul du paradis, pour quelle raison, je l’ignore. Je pense que la raison est de n’avoir pas été baptisé. Mais c’est une erreur logique. Pouvais-je entendre le refus de mon père depuis le ventre de ma mère ? « Non il ne sera pas baptisé, il choisira sa religion quand il sera grand. » Est-ce pour cette raison que je n’ai eu de cesse, enfant, de vouloir devenir grand ? Et pourtant je n’ai jamais fait le nécessaire pour obtenir ce baptême, pas plus que de me relier à quoi que ce soit. Et quand je remonte le fil des raisons possibles, je pense à chaque fois que je ne suis pas assez grand. Je panse en tout cas quelque chose qui ressemble à une blessure, et cette blessure est un amalgame que j’effectue entre l’isolement de quelques semaines en couveuse après m’être chassé loin du paradis, et aussi cette malédiction extérieure m’interdisant d’entrer dans la lumière de la foi par le baptême. Je me mets bien entendu à détester la religion et tous ceux qui en pratiquent une, parce que je pense qu’ils ont obtenu ce passage naturellement, sans le plus petit effort de leur part, tellement facilement, naturellement que ça me dégoûte. Je n’ai pas de goût pour la société, je reste dans un coin de la cour de récréation, ou bien je m’enfouis dans un trou, ou encore je cours tout au fond du jardin pour grimper sur l’arbre. Je me sens mal en société. Je sens que ça ne va pas, que ça ne va jamais. Je sens que je freine malgré moi, que je ne progresse pas, que je meurs à petit feu dans le dégoût qui me vient pour fuir ma peine.

Je m’invente des histoires pour échapper à l’ennui mortel. C’est une puissance invisible qui me guette depuis le ciel gris et bas par-delà les collines. Il m’est tombé dessus sans crier gare. Il est comme de la boue ou comme lorsqu’on veut courir ou voler dans un rêve, il nous cloue sur place, nous force à effectuer du sur-place. Quand je le sens venir j’éprouve toujours une sensation physique de lourdeur, mon corps devient pesant, la terre est un aimant qui oblige le corps à s’en rapprocher, alors il faut s’asseoir ou s’allonger, on a bien de la peine à se tenir debout quand l’ennui frappe. Et comme il n’y a rien à faire à part attendre que ça passe, je m’invente des histoires, pour passer le temps. Je n’ai pas su tout de suite que c’était inventé, il a fallu que l’on me le dise, arrête de nous raconter des histoires. Cela ennuyait le monde que je lui raconte des histoires. Un prêté pour un rendu.

Je crois que le diable n’attend rien d’autre qu’un simple hochement de menton de ma part. Que si je regarde le fond du puits dans la cour de la ferme, la mère à quatre bras va m’attraper et m’emporter tout au fond de la terre. Je crois que j’attends d’être puni d’exister, que les choses ne peuvent se dérouler tranquillement, gentiment pour moi comme pour tous ces autres enfants que j’aperçois autour de moi. Ils sont des étrangers dans l’expression de leur étrangeté, de leur différence, et si je creuse la raison de cette différence, c’est que pour eux tout est naturel, ils n’ont pas besoin de faire des efforts pour l’obtenir. Ils sont acceptés, ils se reconnaissent ainsi aussi sûrement que si l’acceptation était un signe sur leur front. Le diable est ainsi mais c’est le contraire, lui a un signe sur le front pour que l’on sache tout de suite qu’il est le diable. Il me fait peur mais en même temps je crois qu’il ne peut pas être aussi mauvais que tout le monde le dit. Peut-être que lui aussi est comme moi, qu’il a compris que je suis un être vivant dans le rejet, dans la marge, un être inachevé dans le sens où la fin serait d’être accepté. Mais que le prix à payer dépasse de mille coudées ce que la plupart des enfants qui se tiennent autour de nous dans la cour de récréation ont payé.

J’entends les paroles de chansons pénétrer en moi et je les reconnais. Je suis attiré par les paroles des chansons qui me parlent de la difficulté d’être et dont la fin va toujours plus ou moins vers une acceptation tranquille de cet état de fait. Les paroles de chansons sont comme un baume, une pommade qui soulage des coups, des blessures, on peut s’y reconnaître, elles sont comme la glace de la salle de bain dans laquelle on essaie de savoir qui l’on est. Je passe beaucoup de temps à me regarder dans la glace de la salle de bain à me recoiffer, à m’ébouriffer les cheveux, pour cacher les trous que je commence à percevoir dans mes cheveux. L’odeur du savon, la vapeur qui embue les vitres, font que la salle de bain est un lieu idéal pour essayer de comprendre qui l’on est. Ce que je perçois de moi, dans cette image inversée, me permet d’exercer un sentiment bizarre que je n’accorde qu’aux arbres et aux animaux, un genre de compassion, une excuse, une auto-acceptation. La salle de bain en fin de compte est une sorte de petit paradis privé quand on ferme le verrou, qu’on est certain que nul ne viendra nous déranger. Dans la chaleur de la salle de bain on retrouve le paradis perdu, le ventre de la mère, et les regrets sont les histoires que l’on se raconte pour tenter d’échapper à l’ennui pesant.

Je ne crois pas à cette durée que l’on m’impose. Je ne crois pas au temps. Je ne crois pas au moment présent. Je ne crois pas à l’emploi du temps. Je ne crois pas à l’irrémédiable. Je ne crois pas à la mort. Je ne crois pas à la naissance. Je ne crois pas aux renaissances. Je ne crois en rien de tout ce que l’on veut me proposer de croire. Je veux expérimenter tout ce qui m’est proposé. Je veux réinventer la roue pour les moindres mécanismes d’horlogerie, étudier les plus minuscules engrenages attentivement. Pour cela je m’enfonce dans la bêtise, dans cette sorte d’instinct nommé animalité. Je ne me sens ni meilleur ni pire qu’une bête, qu’une plante, qu’une pierre. Je crois que s’enfoncer dans l’absence de croyance, les refuser toutes les unes après les autres le plus méthodiquement possible m’entraînera vers la source même de toute croyance. Avec un peu de ténacité et de chance, j’inventerai les miennes. Elles résisteront à l’épreuve des chocs des balles et de l’imbécillité magistrale. Avec un peu de chance, beaucoup de ténacité.

Les travaux à ma portée sont la plupart du temps alimentaires, ils forment des excuses toutes faites pour ne pas faire autre chose de ma vie. Je possède des listes de raisons qui feraient pâlir de jalousie les scribes et les copistes, avec enluminures et graffitis dans les marges. Mais au fond de moi je sais que je perds mon temps, ce temps que je ne possède pas parce qu’on me le vole, que tout converge pour qu’on me le vole. Alors quand je ne travaille pas, quand je suis chez moi, je jouis de tout mon temps à n’en rien faire. Une fois la porte de mon appartement refermée, je me sens soulagé. Je m’allonge sur un canapé, je ferme les yeux, je me concentre sur ma respiration pour ne plus penser à rien. Je m’évade ainsi. Je refuse de sombrer pour autant dans le mysticisme. J’essaie d’apprendre à mourir, de parvenir à ce lieu mathématique représenté par le 0, au carrefour du positif et du négatif. La raison est que j’éprouve une peur de perdre la sensation d’être au monde, ce qui est tout à fait absurde puisque souvent je me dis que je n’y suis pas. C’est peut-être dans le fond une approche empirique des paradoxes qui m’occupe, peut-être que j’imagine la mort comme un seuil, comme la vraie porte de cette vie dont je rêve en vain.

L’art est une île lointaine dont j’aime à mes moments perdus rêver. Ou une femme. Un impossible amour. Il faut toujours que je sois déçu pour raviver plus loin mon désir. Je me suis inscrit dans une école pour apprendre ce que les gens nomment l’art. Je n’ai rien appris que ce que je ne savais déjà. Que l’art n’est pas de l’homme, que c’est de là que provient toute la confusion, et certainement l’idiotie. J’ai décidé de tourner le dos à mes maîtres. J’ai dit que l’art me traverserait si je devenais suffisamment transparent. Je l’ai dit dans le temps, comme on allume une mèche suffisamment longue. L’explosion s’effectue par paliers, par décennie. Chaque étape emporte une partie de la poussière déposée sur les yeux depuis que l’on fréquente le monde des hommes. Chaque explosion fait écrouler les piliers un à un de cette absurdité que l’on a fait de l’art au cours des siècles. On ne décide pas de faire de l’art, c’est la vie ou la mort qui décident que tu es assez effacé, transparent pour te traverser. La nécessité se situe dans la volonté de transparence, pas dans le désir de faire de l’art.

Je suis seul et ça me va. Comme un gant. Un gant jeté à la figure du monde. Demain à l’aube, au chant du coq. Je suis devenu l’enfant que je n’ai pas pu être. Je sais à présent dire oui, dire non, je n’ai nul besoin d’y réfléchir pour en décider. Je ne peins presque plus que lorsque je me sens requis à le faire. Je ne cherche ni gloire, ni argent, ni postérité. Juste à émettre la note juste sur le silence que j’ai construit avec ténacité et parfois un peu de chance.

je recopie ici ce poème de Peter Handke qui m’a bien aidé à traverser diverses périodes pour différentes raisons car il faut des raisons comme des périodes.

« Quand l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit une rivière, la rivière un fleuve, et cette flaque d’eau, la mer.

Quand l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, tout pour lui avait une âme, et toutes les âmes étaient une.

Quand l’enfant était enfant, il n’avait d’opinion sur rien, il n’avait pas d’habitudes, il s’asseyait en tailleur, partait en courant, avait une mèche rebelle, et ne prenait pas de pose pour la photo.

Quand l’enfant était enfant, c’était le temps des questions suivantes : Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle pas un rêve ? Ce que je vois, entends et sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et y a-t-il des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?

Quand l’enfant était enfant, ça lui arrivait de manger une pomme, et ce n’est plus maintenant, morsure après morsure, que ça lui arrivait.

Quand l’enfant était enfant, les baies tombaient dans sa main, comme seules des baies tombent dans une main, et c’est encore le cas maintenant. Les noix fraîches lui faisaient une langue rapeuse, et c’est encore le cas maintenant. Sur chaque montagne, il avait la nostalgie d’une montagne encore plus haute, et dans chaque ville, il avait la nostalgie d’une ville encore plus grande, et c’est encore le cas maintenant. Il atteignait les cimes des arbres pour cueillir des cerises, tout comme il le fait encore maintenant, il était effrayé par les étrangers, comme il l’est encore aujourd’hui, il attendait la première neige, tout comme il l’attend encore aujourd’hui.

Quand l’enfant était enfant, il lançait un bâton contre un arbre, et il y vibre encore aujourd’hui. »

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

2 commentaires à propos de “#anthologie #29 | Fatigue du mercredi soir”

  1. « enfin je serai d’un coup nu… » me promener au petit matin dans cette nudité des mots qui parlent beaucoupt tout le temps et de ceux qui mine de rien en disent long sans bouger sans se la jouer… je vais par là, je remonte là-haut, je file plus bas parce que le titre m’attire, je reviendrai là plus tard… dehors, les nuages s’amusent à faire croire que l’automne est déja arrivé, dans quelle farce et attrappe l’univers nous emmène t-il? ton  » livre » est utile, pour y voir plus clair, ou pour s’y noyer, selon les besoins, selon les saisons. Merci !!

  2. me sens presque comme un mercredi soir (mais pas tant non pas tant…sauf eut être comme cela « Même si, d’accord, on était mercredi soir, d’accord, c’était le pli qu’il avait pris, il en était froissé un peu de s’en apercevoir. À quel point on subit les habitudes que l’on s’invente… »