… Et toujours on me retient de retourner là-bas On veut que je coupe les ponts que j’oublie les mots rugueux les gestes brusques maladroits On est comme père et mère pour moi On m’apprend à tenir une maison faire briller l’argenterie glisser des patins sous mes chaussures On me nourrit blanchit
… On me retient de retourner vers eux comme un chien affamé à sa gamelle On remplit mon assiette pour remplumer celle qu’on appelle encore parfois la petite noiraude
Je m’étais calée contre la vitre les colonnes de fonte ponctuant le quai défilaient Le train quittait lentement l’ombre de la halle métallique de la gare de Perrache J’étais soulagée de voir le jeune homme assis à l’autre bout de la banquette se plonger dans un livre Je n’avais rien su faire d’autre que me précipiter vers la gare il n’y avait pourtant plus aucune urgence je le comprenais alors même que le train démarrait réalisant que le voyage ne ressemblerait en rien à ceux des dimanches le compartiment presque vide et ce jeune homme absent au monde
… On me retient me donne un dimanche de temps en temps Pas pour la messe on déteste les curés
… Là-bas
il faut prier espérer des bénédictions implorer des pardons des miséricordes
il faut soigner mère et ce qu’il reste de fratrie Amours et haines prescrites par les croyances rumeurs ragots
Une multitude de voies parallèles courraient vers le pont franchissant le Rhône une branche d’arbre tourbillonnait dans les remous elle disparaissait pour surgir à nouveau Je me redressais et regardais vers l’arrière le train continuait son avancée la branche plongeait captive Je ne la verrais pas s’échapper descendre vers le delta la mer
…On me retient de rêver laisser ma pensée flotter On me montre des mondes nouveaux et comme un bateau qu’un nœud savant arrime au rivage on me dissuade de m’échapper
… On me retient N’exagère pas Tu en demandes trop Tout ce qu’on fait pour toi
… Là-bas
il faut monter au plateau pour voir les montagnes en ligne d’horizon Proches à les toucher dans la limpidité des jours d’automne
Le réseau s’élargissait des voies de garage où les files de wagons et de voitures immobiles attendaient Le train surélevé par rapport à l’avenue passait à hauteur des fenêtres je voyais des ombres s’agiter dans les cuisines éclairées les façades crachaient de temps à autres des bouffées de vapeur blanche La nuit tombait j’arriverais dans la nuit noire Personne ne m’attendrait Je croisais les bras et posais une joue sur mon épaule ma tête cognait la vitre Je regardais fuir les traverses sur la voie d’à côté J’avais montré au jeune homme l’interrupteur pour le plafonnier du compartiment Le train traversait la banlieue les lumières violentes des usines illuminaient des entrelacs de tuyaux circulant entre des réservoirs posés sur des trépieds rouillés Au loin des projecteurs fixés au sommet d’un mât déversaient une lumière crue sur un stade de football L’extérieur s’assombrissait Je recherchais les lumières des maisons basses de plus en plus clairsemées le balayage jaune des phares de voiture aux passages à niveau et sur les routes L’obscurité gagnait Je ne savais plus où accrocher mon regard la plaine partout la plaine L’arrêt en gare de Meximieux m’apaisa un instant A Ambérieux le train retrouvait la rivière de l’Albarine elle rétrécissait au fur et à mesure que le train s’engageait dans la vallée Je ressentais en surplomb la masse noire des forêts accrochées aux pans abrupts Le train tanguait je me sentais brinquebalée dans l’encaissement de roches d’éboulis La gare Je vacillais dans la nuit de Tenay.