|… pourtant, au-delà des forêts coiffant le plateau, forêts de pins sylvestres mélangées de petits chênes, de charmes et de bouleaux, il apercevait des friches, il aurait bien voulu passer par là pour rentrer chez lui |
… mais on l’en empêchait, on le retenait ; quand on voit des friches, pensa-t-il, on pense l’infini, on croit que rien ne peut plus apparaître que ces étendues plates, plateaux, mesas, mesetas, ces étendues sauvages donnent un sentiment de liberté
… où, retenu encore à la croisée des chemins, croiser un berger précédant un troupeaux de moutons en train de paître, porte-t-il un de ces bâtons à plateau appelé houlette servant de propulseur pour les cailloux lancés vers la bête qui s’écarte ; porte-t-elle houppelande ou limousine, aux épaules, cette silhouette entraperçue sur la friche où s’agite par vent d’est son grand parapluie noir ?
… attachée elle aussi, prisonnière de cette maigre terre, retenue par un contrat qui la lie corps et biens au propriétaire du sol
… retenu ici, moi qui voudrais aller plus loin, parcourir le monde, pourtant ce n’est pas fini, je sais qu’il existe un au-delà des friches que l’homme ne laisse pas longtemps – nous parlons en siècles – inoccupées, improductives, où ne croissent que graminées vite rôties de sec et de vent, buissons épineux
… on me croit incapable d’aller au-delà, je sais cependant que, plus loin, aux confins, on rencontre des terres cultivées, des labours exhibant au soleil, à la pluie ou au gel la nudité même du sol, paysans hostiles au voyageur, terrés dans leurs fermes fortifiées
… on me retient, on m’entrave bras et jambes, impossible d’aller plus loin encore, où ces champs sont en cours de récolte, où des théories de moissonneuses et de remorques progressent comme à la parade, coupant tiges, battant épis, crachant grains, balles et pailles, emplissant remorques se déversant aux grilles des silos dont les tours blessent l’horizontale comme autant de Chartres sur la Beauce, blés murs, pain chaud dont j’ignore le goût
… au-delà, rentrer chez moi, aller à pied débarrassé des liens, pénétrer dans le monde du fer, des industries, raffineries, colonnes, réacteurs ventrus, réservoirs, torchères, hauts-fourneaux illuminant la nuit de leurs rougeurs inquiétantes, laminoirs en série, mines aux terrils montés à la surface comme volcans éteints aux formes parfaites, tuyaux énormes en rotation lente, tuyaux fours où se cuit le ciment qui construit les villes
… on me retient encore, le guet, l’octroi, hors la ville, là mon but impossible, mon domicile, mon nid, mon chez moi, au milieu de mes frères, atteindre au moins les faubourgs, me cacher pour franchir d’ultimes frontières, entrer planqué dans le charroi d’un maraîcher, sentant le chou et l’ail ou dans les effluves iodés d’un mareyeur venu vendre aux Halles ses huitres et ses anguilles
… atteindre, se peut-il ? le pied de la butte Montmartre, échappant aux regards hostiles, au mépris des habitants pour ma race, ma couleur, rasant les murs, retenu par ma crainte de toutes les polices
… bloqué au pied de mon immeuble par des portes nouvelles, des verrous et des codes derrière lesquels s’abritent, terrorisés, les occupants.