#anthologie #29 | déverrouillage de l’incertitude

…elle était entrée de son plein gré dans la salle neutre aux tables espacées, une chaise chacune, des papiers brouillons, les fenêtres larges sur le petit jour… on voyait le jour… les bâtiments neufs, les essences paysagères d’une ville créée sur plan, avec des rues aux noms correspondants…

…dans son rêve elle flottait… le rêve continuait à la tracasser… elle était morte et elle flottait… elle tombait dans ses rêves sans le vouloir… elle n’entrait pas dans ses rêves de son plein gré… elle ne rêvait pas de chutes, plutôt d’attentes, de glissements, dans celui-là elle flottait, elle voulait revenir en arrière, elle voulait sortir du rêve, retomber dans la réalité.

…la plaine de la Brie s’étendait derrière les feuilles du sommet des arbres, derrière les toits qui laissaient deviner des façades proprettes…

…c’était une épreuve de géographie… sans surprise, elle ne connaissait rien au sujet… pas assez travaillé, pas assez motivée par la carrière que ce concours ouvrait… les nuques de ses condisciples penchés sur leur copie… ceux avec qui elle était venue étaient dans d’autres salles… bien que Marne-la-Vallée soit desservie par le RER, ils avaient fait le trajet en voiture… elle aimait pourtant bien la géographie… les cartes… rêver sur les plaines et les banquises…

…ça lui tombe dessus : la grâce… ça n’était pas prémédité… si elle avait eu le droit de rendre sa copie pas tout à fait blanche pour ne pas se disqualifier, on ne sait jamais, mais à peine noircie, si elle avait pu s’en aller marcher dans les graminées, le blé en herbe, les prunus du lotissement, les rues aux noms de buissons, elle ne se serait peut-être pas révélée à elle-même… pas ce jour-là

…la grâce, elle ne sait pas très bien ce que c’est… sauf que parmi ses camarades, ces dernières années, il y avait eu quelques allumées… et le mot était apparu… avait été discuté… la grâce… avait été écrit d’une université à l’autre, à l’étranger, prosélytisme contre tentatives de parler d’autres choses que de Dieu, juste la possibilité d’une autre ouverture au monde…

…elle est obligée de rester dans la salle pendant deux heures au moins… l’épreuve dure sept heures… elle pose sa copie sur un coin de la table, prend une feuille de brouillon d’une couleur pastel… les tables d’à côté ont d’autres couleurs… le matin progresse, les néons du plafond sont éteints, le jour est plutôt clair sur la plaine d’Île-de-France, le ciel pâle et peu nuageux…

…à cette fervente en particulier, elle écrivait sur du papier lavande, très lisse et très profond…cadeau reçu la veille du départ, en cadeau commun avec d’autres copines… elle tenait aux autres copines… l’une d’entre elles était son amie…

…dans le rêve la lumière était diffuse… elle flottait dans un grand T shirt illustré qui lui servait alors de chemise de nuit, le rêve remontait à plusieurs années… elle avait depuis rêvé qu’elle refaisait ce rêve, la lumière passait comme à travers la toile d’une tente, et ce n’était pas la lumière du jour, bien qu’elle passe entre les nuages, elle flottait et elle était morte… et elle voulait sortir du rêve, elle n’avait pas peur, elle n’avait pas mal, elle était légère, mais elle ne connaîtrait pas la suite de sa vie, et ça la rendait triste…

..la grâce ça ne lui parlait pas, elle bloquait sur le mot, elle bloquait sur l’idée… elle essayait de comprendre mais ça ne venait pas, dans la salle elle est restée plus longtemps que l’heure de présence imposée, elle dissertait sur un autre sujet… la théologie remplaçait la géographie…

… sur un papier brouillon se déposait l’aboutissement d’une prise de conscience qui mûrissait en elle depuis plusieurs années… inconsciemment… ce n’était pas prémédité…

…la révélation, en photographie, nécessite une chambre obscure, des bains répétés dans différents produits, pour que l’exposition d’une image apparaisse sur le papier… les images aujourd’hui sont faciles par milliers, mais les images de l’intérieur ne sont pas aisées à transcrire, ni celles des rêves ni celles de l’au-delà…

…pour elle cela passa par l’écrit… un baptême à l’envers, son chemin s’écartait de Damas… et l’amie du groupe de copines, devenue encore plus proche après les années, fut heurtée qu’elle emploie ce mot à l’envers, c’est bien d’une conversion qu’il s’agit… heurtée n’empêche pas d’avoir l’esprit ouvert… à la correspondante au papier lavande elle n’a plus jamais parlé de cela… la fervente qui ne voulait pas sortir de ses certitudes… jamais…

…elle, sur le papier pastel, les mots se déposaient, l’univers n’avait pas besoin de dieu pour exister.. elle était liée à l’univers… elle pouvait être athée sans se dépourvoir de toute spiritualité…

… la peur de la mort… l’éternité… l’angoisse… nier la survie de l’âme, elle avait trouvé son chemin à elle… d’autres niaient la mort… la même angoisse à l’origine… la terreur d’une infinie solitude où l’on flotte entre les étoiles dans un tee-shirt illustré dont le tissu blanc a viré au gris après bien des lavages, il avait grandi sur elle…

… une image, flotter sans fin dans un vide interstellaire, seule dans un tee-shirt à tête de Mickey, toute seule morte et pour l’éternité, âme transparente ayant tout gardé des peines, des angoisses, des souffrances terrestres, mais détachée des autres et s’éloignant dans l’univers en expansion, comme dans un film de science-fiction… cette image ce n’est pas la mort, la mort est le néant et n’a aucune image… elle ne peut connaître le néant, elle doit se faire de la mort une image… une vision nocturne… une nuit à la fois transparente et étoilée… une absence de fond…

… préparée par des années de formation intellectuelle… l’histoire des religions… les grands dieux de l’Antiquité qui flottaient encore au-dessus du Parnasse… sans plus personne sur terre à qui parler… une éducation religieuse faite d’ouverture au monde et d’attention aux autres… sa conversion ne fut pas rupture mais soulagement…

… elle est ressortie de la salle d’examen allégée d’une croyance…

A propos de Laure Humbel

Site internet : Sur mes tablettes, laurehumbel.fr. Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine s'intitule «BigBang», la parution est imminente.

Laisser un commentaire